Killer Joe : Affreux, sales et méchants
Dans le Texas profond, Chris, minable dealer, doit rembourser une
dette. Le benêt cogite un plan infaillible : un matricide en bonne et due
forme, mitonné avec son père et sa marâtre, histoire d’empocher l’assurance-vie
au nom de sa candide petite sœur… Bien sûr, rien ne va comme prévu, et Joe le
tueur, un flic déviant, s’installe à demeure pour se payer en nature et
régenter tout ce beau petit monde – jusqu’à l’indécis dénouement.
Cette comédie noire fonctionne comme
un bulletin de santé : à presque quatre-vingt ans, le réalisateur se livre
à un jeu de massacre qui témoigne de sa vigueur et de sa grande maîtrise.
Retour aux sources et au théâtre pour
Friedkin : voici le second volet d’un diptyque signé par un dramaturge
sudiste. En lieu et place de Pinter, il poursuit l’exploration du Gothique du Sud, cette fois sur le ton
de la comédie noire, voire de la farce. Le film, très rapide, se voit avec un
constant sourire aux lèvres, prodiguant ce qui dresse toutefois sa
limite : le plaisir de la distance. Dans ce petit jeu de massacre, tout le
monde s’amuse, le réalisateur le premier, qui cite le burlesque des origines,
celui de Keaton ou d’Abbott & Costello. Nanti d’une distribution homogène,
tourné en trois semaines, ce portrait à charge et au vitriol d’une certaine
Amérique – celle que les libéraux américains et les journalistes français de
gauche désignent de l’injure racaille
blanche, celle qui sert de repoussoir
dans les films d’horreur, depuis les pochades de Herschell Gordon Lewis aux
hagiographies rageuses de Rob Zombie – s’inscrit dans une tradition littéraire
que l’on peut faire remonter jusqu’à Poe, et dont Faulkner, Tennessee Williams,
Davis Grubb et Jim Thompson constituent les fleurons vénéneux.
Contemplons ces familles désunies,
dysfonctionnelles, âpres au gain et porteuses de toutes les tares de la
consanguinité. Ils vivent dans le bruit et la fureur, végètent dans des
caravanes, regardent jour et nuit le flot d’immondices déversé par la télévision,
zapping de films noirs anonymes, de dessins animés répétitifs et d’émissions
absurdes filmées en vidéo amateur, ils crachent, boivent, matent des
strip-teaseuses décapitées. Dans ce bain de bêtise, de violence par
procuration, dans cette monotonie sans avenir, croupissent quelques spécimens
peu reluisants, produits exemplaires de leur environnement qui ne désirent
absolument pas le changer, qui se contentent de rêver à des chimères de pactole
ou d’amour purificateur. Bien sûr, aucun d’eux n’atteindra la belle vie, et
cette galerie de monstres trop humains dans leur amoralité s’avère un vrai
conte moral, un cartoon exagéré où
Cendrillon se fait déflorer par Lucifer, dont « les yeux font mal »,
où le personnage du fils, matricide manipulé, expie sa faute par une passion
qui le conduit au final à gésir, sidéré, le visage fracassé à coups de
citrouille en conserve !
Ce jeu hitchcockien avec la
nourriture prend toute sa dimension lors d’une scène mémorable : le flic
meurtrier du titre tabasse la marâtre adultère et la contraint à exécuter une
fellation sur… un pilon de poulet, en toute logique langagière (du moins en
français) et psychanalytique – le représentant d’un ordre pervers avoue son
impuissance, dans la double acception du terme, ange noir et presque craintif
qui prend par derrière la blonde fille de la maison, vierge innocente un peu
attardée, prénommée Dottie, en clin d’œil au Magicien d’Oz, effectuant
de gracieux entrechats devant une église, blessée, perdue et au final némésis
s’abattant peut-être sur son mortel prince charmant : l’œuvre s’achève sur
l’incertitude d’un coup de feu, rappelant le final ambigu de French
Connection. On ne saura jamais si Popeye Doyle se fait justice, ni si
Joe le Tueur reçoit son châtiment…
Le choix du traitement pose cependant
problème. La comédie possède noblesse et réussites, mais chacune reposant sur
un adjuvant, un exhausteur de goût qui l’enracine dans le terreau de la
misérable condition humaine. On pense à la mélancolie de Blake Edwards, à
l’angoisse de Stanley Kubrick, à la justesse d’observation sociale de tous les
auteurs de la comédie à l’italienne ;
on pense à la mauvaise foi, à la mesquinerie grandiose agitant le corps génial
de Louis de Funès ; ici, le rire tourne un peu à vide, ne s’appuie pas sur
une profondeur de personnages réduits à d’amusantes marionnettes. Cet humour
noir échappe à ceux qui interdirent le film aux moins de dix-sept ans sur son
sol, ou aux féministes qui en dénoncèrent la (fausse) misogynie. Cinquante ans
plus tôt, leurs ancêtres parlaient de barbarie à propos de Psychose, remarquable
étude de caractère et comédie noire.
Pour mémoire, le Norman Bates de Robert Bloch se rattachait d’ailleurs à ce
sous-prolétariat blanc évoqué supra,
laissé-pour-compte économique autant que sexuel, orphelin pauvre et obèse
dépourvu du raffinement inquiétant d’Anthony Perkins.
On célébrera longtemps encore le
cinéaste du Mal, de la corruption, au sens religieux du terme, de la perte
d’identité et des affres du désir, dont le dernier opus fait un peu pâle figure
en regard des grandes symphonies tragiques des années 70 et 80, mais ne boudons pas notre joie de retrouver un vrai réalisateur
en pleine possession de ses moyens, à l’heure du silence des grands Anciens, de
l’exil des hérauts du Nouvel Hollywood et de la déroute des anciens enfants
prodiges, sans parler de l’état du cinéma occidental contemporain. Friedkin
appartient à cette lignée dont les œuvres faibles ou même les francs ratages
parviennent à contenir quelques trésors (la présence palpable de la mort dans La
Nurse, par exemple). Renvoyons pour finir à Bug, son précédent
effort, grand film claustrophobe sur la déréliction, la paranoïa, la sécession
volontaire du monde, mais aussi sur l’amour fou, sur la détresse d’une mère
(thème central de L’Exorciste, et magnifique Ashley Judd, encore mieux révélée que Matthew McConaughey), sur
tous ces insectes en chacun de nous, là sous notre peau, qui la tendent comme
Regan implorait de l’aide en lettres de chair sur son ventre nu. Art du
mouvement et de l’image, du temps et du son, le cinéma, grâce à lui et à quelques
autres, se réalise pleinement aussi art du mystère et de l’incarnation, art du
feu des démons et du sourire des anges.
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