Capricorn One : La Grande Illusion


Trois astronautes américains s’apprêtent à décoller pour Mars. Mais, à la dernière minute, l’équipage doit troquer son navire des étoiles contre un sinistre hangar de la Seconde Guerre mondiale, où jouer en direct et pour le monde entier leur atterrissage sur la planète rouge… Comment survivre à un tel mensonge ?

Cette parabole platonicienne invoque les puissances du cinéma contre le pouvoir de la télévision, afin de ranimer l’Amérique désenchantée des années 70, avec humour et lyrisme.   


Une fusée sur l’aube rouge à l’ouverture ; des tombes immaculées dans l’herbe verte en coda – le film se tient entre ces deux symboles de verticalité, d’aspiration vers le ciel de l’idéal et d’enracinement dans le spleen du corps mortel, pour user du lexique baudelairien. Tout son propos, tout son programme entre ces deux stations, visent à dépasser le cynisme d’un pays, d’une époque et d’un art pour retrouver une raison de vivre, de croire et de créer. Cet enjeu passionnant et presque trop grand pour lui, comme Mars semble trop loin de la Terre, Hyams va le mener magistralement, sans se départir de sa lucidité ni de son sourire, alors qu’importe s’il décevra beaucoup par la suite : son canular héroïque, presque quarante ans après, brille d’un beau feu que l’on chercherait vainement dans les simulacres en série d’une ère par nature fictionnelle...

Avant de réenchanter le monde, il convient de le regarder en face. L’aventure platonicienne prend pour point de départ un mensonge d’État qui rappelle les rumeurs sur l’alunissage de 69, auxquelles un mémorable « documenteur », Opération Lune, réglait leur compte (ou les confirmait, suivant l’optique). Allongés sur une bombe qui préfigure leur devenir, les astronautes doivent s’extirper du vaisseau pour rejoindre une ancienne base militaire de la Seconde Guerre mondiale. Là, le maître des illusions et de la parole (impeccable Holbrook monologuant en plan-séquence) leur apprend qu’ils ne partent plus à cause d’un problème de sécurité causé par des économies budgétaires, ironique attention de celui qui n’hésitera pas bientôt à les faire disparaître. Mais la mission se poursuit, en pilotage automatique pour ainsi dire, au moyen d’enregistrements effectués lors des simulations (auxquelles Hyams assista pour CBS !). Le peuple des spectateurs assistera donc à un play-back sonore combiné à un direct visuel sous contrôle. Burroughs pointait déjà l’union nécessaire de l’image et du son pour créer l’illusion parfaite. Le cinéma sonore américain, du Chanteur de jazz à Blow Out, en passant par Chantons sous la pluie, retrace d’ailleurs l’histoire du média, sa séduction et ses dangers.


Ce qui motive cette mise en scène à grande échelle mais au coût modique (un hangar désaffecté – comme ceux d’Il était une fois Hollywood – servira de studio, un tas de terre rouge sous un cyclorama éclairé par une rampe de projecteurs fera office de sol martien, un ralenti permettra d’obtenir un effet de réel, et les acteurs ne toucheront aucun salaire…) ? La sauvegarde d’un idéal, accessoirement du leadership spatial. Le scientifique use de la vieille rhétorique antagoniste culpabilisante : si vous refusez de collaborer à l’imposture, vous trahissez votre pays et vous faites le jeu des ennemis de l’intérieur, ceux qui dénigrent au quotidien et ne croient plus à rien. On trouve dans son discours des échos du maccarthysme, qui faisait pareillement la chasse aux Rouges ; puis, quand cela ne suffit pas à briser les objections, la menace directe des familles. Les studios refusant ce pessimisme, Hyams dut trouver un financement indépendant. Plus fair-play, la NASA prêta son concours à ce portrait pourtant à charge.

La défiance vis-à-vis des autorités ne date pas du Vietnam (que le réalisateur couvrit en tant que reporter) ni du Watergate (et le personnage du journaliste évoque bien sûr Woodward) : on peut la faire remonter à la guerre de Sécession, premier conflit civil dont les arguments humanistes s’entachèrent de considérations mercantiles autour de l’industrie du coton. Les films de Ford, spécialement celui consacré à la jeunesse de Lincoln, avec Fonda dans le rôle-titre, documentent fort bien ce sentiment. Indiscutablement, Capricorn One tient sa place dans le cinéma paranoïaque des années 70, aux côtés d’autres titres contemporains renommés (Les Trois jours du Condor en particulier). Par son accent mis sur le son, il  se rapproche encore du remarquable Conversation secrète, éclairé lui aussi par Butler.

L’équipage accepte de mentir, pour préserver leurs épouses et les rêves de fierté de leurs enfants. Mais devant les caméras du monde entier, devant les badauds qui suivent leur fiction commerciale sur des écrans de télévision dans des vitrines, devant les autorités qui fument le cigare et portent de monstrueuses chevalières de parvenu, le capitaine Brubaker (Redford, chevalier blanc des Démocrates, se souviendra de ce patronyme pour son film de prison) s’adresse à sa femme et révèle le mensonge par une inexactitude, mise sur le compte du stress. Brolin, très bon dans sa blessure muette, avant sa folie dans Amityville : La Maison du diable, promet de ramener les enfants à Yosemite, lieu mythique de l’espace américain, par sa grandeur et sa virginité. Le faux souvenir détient la clé de l’imposture : l’été dernier, ils se rendirent en fait dans un parc à thème western utilisé pour des tournages par le cinéma et la télévision (séjour capté par un home movie). Hyams situe à raison ce dévoilement dans un décor mis à profit par Crichton dans Mondwest. La conquête de l’Ouest, comme toute légende, comme toute image, possède au moins deux faces, une ambivalence qu’analyseront tous les westerns révisionnistes de Penn, Peckinpah ou Cimino.

Au cinéma comme dans la vie, on observe la prédominance du signifiant sur le signifié, pour parler comme les linguistes, ou comme le fit Michel Chion à propos d’Eyes Wide Shut. L’image peut mentir et dire la vérité, le mythe peut se lire comme épopée autant que massacre (et génocide), la terre des opportunités peut suffoquer dans le « cauchemar climatisé » de Miller. Les signes – images et mots – n’expriment pas un sens prédéfini, une essence particulière : tout reste à lire et à interpréter dans une conception existentialiste du monde. Un ingénieur se rend compte de l’étrange proximité du signal vidéo, en avance sur les relevés télémétriques (on se souvient d’un signal analogue dans Vidéodrome, autre grand film sur la réalité subjective) ; il avertit son ami, un journaliste bohème et intuitif qui se rend à son domicile après sa disparition. La visite nous offre un grand moment kafkaïen : une ménagère récure son four dans un décor tout droit sorti d’Orange mécanique, trop propre et rangé pour constituer un lieu de vie. Sur des magazines, le nom et l’adresse de la femme qui menace d’appeler la police. Plus tard, le journaliste évaporé ne figurera même plus dans le fichier professionnel : la facticité du lieu redouble l’effacement social, comme dans la nouvelle Auto-escamotage de Matheson, dont l’absence progressive du narrateur contaminait les caractères typographiques.


L’ironie du sort, avec laquelle nulle conspiration ne saurait rivaliser, frappe au seuil du troisième acte : lors du retour sur Terre, un bouclier de chaleur défectueux provoque l’explosion de la capsule. « Tout n’a duré que cinq secondes » assure le scientifique consolateur à la veuve en train de jardiner, du côté de la vie. Il faut donc désormais les faire disparaître pour de bon. « Nous sommes morts » déduit le capitaine à ses compagnons. En effet. La fiction politique se voit courbée par l’accident irrécusable, et seule la mort réelle peut mettre un terme à l’histoire, redoublant sur ici-bas le faux décès dans l’espace. Un autre film commence, celui d’une chasse impitoyable dans le désert texan, qui annonce le Starman de Carpenter (et Brolin sortant de sa cachette terreuse évoque aussi Vampires). Ces hommes de science qui ne disposent que d’une ridicule mallette de survie vont devoir sauver leur peau par un retour au primitivisme incarné par ce serpent édénique à la tête fracassée, ouvert puis mangé cru par un Brubaker à l’alliance brillante. De nouveau la culture judéo-chrétienne américaine autorise une interprétation religieuse : dans ce territoire âpre et dépourvu de faux-semblants, les trois hommes mis à nu affrontent leurs propres démons, pour s’en purifier, pour succomber ou renaître dans une innocence retrouvée. Ils y expient leur faute spectaculaire, descendants des astronautes de La Planète des singes, perdus au milieu d’un no man’s land dystopique avec pour nouvelle frontière (selon les mots de JFK) une statue de la Liberté ensablée.


L’idolâtrie des images, remise en cause par Godard ou De Palma, voisine avec un iconoclasme latent (la télévision qui implose au tout début de Twin Peaks: Fire Walk with Me). Puisque règne une collusion entre les différents régimes domestiques d’image – la régie télé en filigrane de la salle de commandes –, on doit trouver une échappatoire par le cinéma. Hyams se tourne donc vers la comédie sentimentale et le slapstick. Le couple formé par Gould (issu de l’univers irrévérencieux d’Altman) et Karen Black (hitchcockienne dans Complot de famille) renvoie à celui de Gable-Claudette Colbert dans New York-Miami. Leurs patronymes sonnent comme des clins d’œil (Drinkwater pour elle, au caractère pourtant affirmé, Caulfield pour lui, en référence au personnage de L’Attrape-cœurs, qui interrogeait aussi l’American way of life). Ils ébauchent un nouveau romantisme, basé sur la franchise et la répartie – les dialogues, alertes et précis, participent à la réussite du film – qui nimbe la crudité des expressions (« Tu veux me sauter », lui demande-t-elle) d’une vraie tendresse, héritage en direct de la pornographie advenue – Gorge profonde date de 1972 – et du féminisme qui ne s’en laisse plus conter. 


L’humour constant de l’œuvre, même dans sa noirceur, se manifeste de façon jubilatoire avec le personnage improbable d’un pilote pulvérisateur d’insecticide, auquel s’adresse le journaliste pour récupérer l’unique survivant. Un Savalas en grande forme paie son tribut aux pionniers de l’aviation, Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines, dans une course-poursuite qui s’achève par un écran de fumée, belle métonymie du film entier, l’avion rouge d’un autre siècle, d’une autre conquête de l’espace, semant ses assassins anonymes dans une cascade surgie des bandes de Sennett ou Keaton. Le fait qu’il utilise ce type d’engin dans ce type d’environnement trace un parallèle évident avec une autre faramineuse odyssée platonicienne, celle de La Mort aux trousses. Hitchcock plaçait dans un similaire survival existentiel un publicitaire qui portait son vide jusque dans l'initiale de son nom. Hyams fait traverser le miroir à ses deux hommes pour les faire atterrir au pays du cinéma. Ici, les images fictives ne trompent plus, car lestées d’une vérité sur les êtres, leur petitesse et leur grandeur, elles mettent en scène le « mentir-vrai » d’Aragon. Hyams s’écarte délibérément des grandes tragédies nihilistes du Nouvel Hollywood (l’épilogue du Convoi de la peur, par exemple) ou de Melville pour affirmer sa foi dans le cinéma et dans quelques citoyens de son pays (rejoignant en cela le final incompris de Voyage au bout de l’enfer). Après l’imposture, le dévoilement ; après le confort du studio, l’épreuve du monde.


En quête d’un nouvel espoir pour la jeunesse américaine, Lucas puisait dans la mythologie germanique, asiatique, et le western national pour bâtir sa Guerre des étoiles (et le roublard merchandising qui la commercialisait). Hyams opte pour une approche plus humble et pour une redéfinition de l’héroïsme. L’étonnante Brenda Vaccaro, l’épouse du capitaine, plie mais ne rompt pas, même lorsqu’elle lit, couchée, un passage du Dr. Seuss à son enfant, son mari faussement désintégré là-haut dans le silence des espaces infinis. Son personnage, l’un des mieux écrits du cinéma de ce temps, figure l’héroïsme moderne, celui des gens « ordinaires » qui doivent vivre avec la mort absurde et l’injuste solitude, qui ne geignent pas, qui assistent quand même à l’enterrement officiel (Holbrook la convainc de venir, comme il persuadait autrefois son mari de lui mentir). Chez Peckinpah, l’héroïsme se bornait à la survie, dans un monde changé trop vite, parmi des femmes que l’on ne savait pas aimer. Pour Hyams, l’amour, indissociable de la vérité, représente encore une valeur pour laquelle vivre (ou mourir). Par un dernier détour assumé vers le mélodrame – genre d’une noblesse extrême sous le regard de Sirk, du Moretti de La Chambre du fils ou du Takahata du Tombeau des lucioles –, il ne craint pas le happy end sous le signe de la résurrection.   


Le final se déroule dans un cimetière, comme chez Leone ou Lam. Revenu d’entre les morts (comme le Douglas de The Game sur une thématique assez proche), le nouvel Ulysse sali mais rayonnant s’élance vers sa famille, sous les caméras voraces, dans un ralenti qui répond à celui du faux atterrissage sur Mars. Le thème sentimental de Goldsmith, entendu en mineur lors de la lecture maternelle, peut s’élever dans son lyrisme orchestral, son Americana retrouvée (tandis que son générique, plus martial, alimentera l’énergie de Total Recall). Ce lyrisme, on pouvait déjà l’apprécier dans la musique de Conti pour Gloria de Cassavetes. Les deux œuvres s’achèvent à l’identique par une renaissance, par le retour de personnages que leurs cinéastes aiment trop pour les sacrifier au conservatisme du désespoir. Quinze ans après l’assassinat d’un président mythique (et polémique), fantôme toujours actif chez Ellroy ou King, comment accepter son identité américaine (Montesquieu posait la même question aux Français des Lettres persanes) ? Hyams répond à l’ultime plan, dans le sourire de ses deux acteurs, dans leur course iconique, dans les retrouvailles qui conjurent les funérailles. Oui, des images peuvent encore cela, malgré toutes les manipulations, malgré toutes les désillusions : interroger, dévoiler, faire peur ou désirer, émouvoir – les images du cinéma.


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