Mulberry Street : Les Rats de Manhattan


Un récent rapport de la SNCF incrimine des rongeurs dans une collision ; aux jardins des Tuileries, ils coupent l’appétit des touristes puis se retrouvent sur Internet ; l’aimable Citoyen Poulpe loue quant à lui le troisième opus de Jim Mickle, pluvieuse histoire d’une famille pratiquant trop littéralement l’eucharistie… Le contexte se prêtait donc à la découverte des débuts du réalisateur.


Mickle ne dit qu’une chose avec son premier film, mais la dit (plutôt) bien : on n’en finit jamais avec la guerre. Dans son échantillon d’humanité retranchée à l’intérieur d’un immeuble convoité par un promoteur immobilier, qui lui notifie déjà son expulsion par voie d’affichage dans le couloir – un « fuck you » anonyme paraphe la note –, figurent trois vétérans et un personnage en uniforme et fauteuil roulant (la première victime de la liste, amateur de mots croisés fredonnant l’hymne à la bannière étoilée). Différence de génération oblige, les conflits varient : un soldat de la Seconde Guerre mondiale (Normandie, affirme-t-il à un moment ; plus tard, dans sa lutte contre les ennemis à quatre pattes, il hurlera aussi « Anzio ! » en cri de guerre), deux d’Irak (un Noir, secrètement amoureux du héros, et la fille de celui-ci, de la même unité, son visage balafré, qu’elle cache sous une frange brune pour ne pas affronter le regard d’un voyageuse dans le métro). Mais tous vont se retrouver dans la même situation, sur un identique théâtre d’opérations domestique et national, celui de leur appartement new-yorkais.

La guerre se poursuit ailleurs et avec d’autres moyens, d’autres « insurgés ». La fille prodigue, qui rejoint son ancien boxeur de père, va vite s’en apercevoir et ne goûtera guère le gâteau qui l’attend. La panique, comme l’épidémie de folie furieuse véhiculée par les rongeurs, à l’instar de la peste traditionnelle, s’étend dans les rues en feu de la Grosse Pomme grignotée de l’intérieur, sur le pied de guerre. Tandis que les autorités font preuve d’une incompétence proverbiale, la TV débite sa couverture de l’événement en direct et ad nauseam, affichant les symptômes du mal et se repaissant de son propre spectacle anxiogène (Debbie Rochon apparaît brièvement en reporter), jusqu’à une interruption (définitive ?) de la retransmission, supplantée par les bandes colorées du spectre lumineux et le fameux message sur « l’incident technique ». Ce point zéro des images médiatiques évoque bien sûr le 11-Septembre et le film de Mickle, dans son climat de terreur et sa façon de le créer, de filmer tel un documentaire, s’inscrit dans le sillage de l’horreur urbaine en caméra portée fleurissante après les attentats télévisés, rejetons amateurs, dans tous les sens du terme, essayant de rivaliser avec eux – peine perdue, car les deux registres visuels ne jouent pas dans la même catégorie, le réel, malgré ses propres allures de fiction, écrasant l’imaginaire mimétique –, dont Cloverfield ou le Batman version Nolan constituent deux exemples parmi d’autres.

La ville devient une zone de conflit, le quartier change vraiment (slogan du promoteur), le film de série B, vite tourné à peu de frais, revêt les atours de la tragédie classique : unité de temps, de lieu, d’action. Durant une longue journée couplée à une longue nuit, les habitants vont défendre chèrement leur peau, dans la lumière glauque de leur piège familier, qui éclaire aussi les tunnels des rongeurs. Deux architectures s’opposent et se répondent, comme dans Metropolis, mais la fable, que l’on pourrait croire, au début, également anticapitaliste, sur l’embourgeoisement citadin, la tolérance zéro envers les perdants de l’American way of life, devient rapidement un survival entre deux espèces pas si éloignées que cela. Les locataires, dans leur immeuble décrépit, dans leurs deux-pièces exigus, mènent des vies aussi étriquées que les conduits empruntés par les habitants du dessous, mauvais voisins porteurs d’un virus qui les rend enragés, les transforment en « rat people » selon l’expression du tenancier du bar (notons au passage que  Coppola s’intéressait lui au Rain People, et que Sondra Locke signa un attachant mélo intitulé… Ratboy). René Allio, dans Pierre et Paul, Daniel Keyes, dans le bouleversant Des fleurs pour Algernon, filaient la métaphore ou l’analogie, montrant des individus prisonniers de leur domicile, de leur existence, de leur cerveau, aussi assurément que des souris de laboratoire dans leur labyrinthe transparent (en écho à celle du fils dans sa cage). Quant à l’antisémitisme nazi, comme chacun sait, il pratiquait, par films ou affiches interposées, l’assimilation entre les Juifs et les rats, tous deux dévorant le monde aryen.

Le combat semble perdu d’avance, quand on connaît les ratios, variant de deux à dix, entre les bipèdes paniqués et les rongeurs endurants. Dans la ville en état de siège, pas de place pour la romance entre le boxeur et la barmaid (il repêche sa nuisette accrochée à un arbre sous la fenêtre ; elle finira happée à travers la vitre arrière d’une voiture par la meute des infectés) ni pour les retrouvailles entre le père et la fille (« You’re home » la réconforte-t-il ironiquement en la prenant dans ses bras, tant le foyer, au propre et au figuré, s’avère le lieu de tous les dangers, aussi létal que le désert irakien). L’ouverture du film, sur une pêche infructueuse à l’aube, donne le ton : ici, le vrai gibier, les seules proies, se trouvent du côté des hommes, non des animaux. L’Amérique dépeinte par Mickle reflète celle de Bukowski, assemblage hétéroclite de perdants, de travailleurs en situation précaire, de retraités miséreux, d’invalides oubliés par le gouvernement, d’épaves alcoolisées ou de gros bras égoïstes. Ces gens-là se connaissent, se croisent dans l’escalier de l’immeuble ou au bar attenant (Milano’s, en référence au caractère « ethnique » de la rue Mulberry, artère la plus connue de Little Italy). Si le héros s’entraîne sur le toit avec du shadow boxing, il va devoir fissa castagner des adversaires d’un autre type sur le ring élargi du bloc d’immeubles, et son histoire, on s’en doute, ne se terminera pas dans le rêve américain de Rocky.

Pour leurs propres débuts dans le long métrage, Cronenberg combinait Le Corbusier et Wilhelm Reich, dans une fable ironique et mélancolique sur le contrôle et le désir polymorphe, alors que Romero, en 1968, lançait à l’assaut du cimetière de la normalité ses zombies marxistes et tragiques (avec sa famille meurtrière et cannibale, il délocalisait les Atrides à Pittsburgh, pour ainsi dire). Mickle et son scénariste-acteur, Nick Damici, citent leurs sources, puisque le final reprend quasiment à l’identique la coda sinistre de La Nuit des morts-vivants, relue aussi par Lawrence Gough dans son féminin Salvage. Ils n’oublient pas non plus Hitchcock, lors d’un clin d’œil avec le fils se défendant au moyen du flash d’un appareil photo, comme James Stewart aveuglait Raymond Burr dans Fenêtre sur cour, autre huis clos et parabole sur l’impuissance (sexuelle et scopique). On pense aussi à D’origine inconnue de Cosmatos, efficace duel entre le yuppie Peter Weller et un rat monstrueux (sans effets spéciaux particuliers mais avec Shannon Tweed !). Le projet original prévoyait par ailleurs un énième film de morts-vivants et il en reste des traces dans les attaques des enragés, avec une saveur assez épicée tout droit venue du cinéma d’exploitation des années 80 visionné en VHS (cf. l’affrontement du boxeur avec un homme-rat aux oreilles pointues à la Nosferatu le vampire).

Les personnages manquent certes de profondeur, et la réalisation s’apparente plus à de la fonctionnalité qu’à autre chose – enfonçons une porte ouverte : pauvreté de moyens ne signifie pas pauvreté d’idées ou d’exécution – mais le film se suit (assez) sans déplaisir, la galerie de victimes ne se résumant pas qu’à de la chair à canon (ou à raton). De l’ensemble émergent les beaux visages fatigués ou blessés de Bo Corre et Kim Blair (ex-petite amie du réalisateur), femmes promises au trépas, loin de la seconde chance, de la tendresse d’une étreinte masculine. L’œuvre s’achève sur le cadavre de la fille, tuée par les forces de l’ordre en combinaison antiradiation (comme dans le nanar croquignolet de Bruno Mattei servant de sous-titre à notre article), lâchant depuis les hauteurs, sous le ciel indifférent, le peignoir de son frère d’armes, qui vient délicatement recouvrir les deux corps du père et de l’ami associés dans une dernière posture sur le macadam, brisés par leur chute, tel un suaire verdâtre jetant un voile sur leurs amours entre hommes. Dans une œuvre plus « politique », il s’agirait sans doute du drapeau américain (présent sur l’affiche de Stake Land) ; là, Mickle, pour son générique de fin, cadre en contre-plongée des buildings obscurs qui renvoient une ultime fois à l’ombre des deux tours effondrées.

Depuis, le réalisateur cartographia d’autres apocalypses, davantage vampiriques (Stake Land), portraitura une autre communauté sous l’orage et le poids religieux (We Are What We Are) et s’aventura dans les terres du polar envisagé comme un retour à l’esthétique des années 80 (Cold in July), d’après l’intéressant romancier Joe R. Lansdale, adapté à deux reprises à l’écran, grand ou petit, par le sympathique mais mineur Coscarelli. Que nous réserve la suite de son parcours ? Si les gros rats affamés de Hollywood ou d’ailleurs ne le mangent pas avant, on en reparlera peut-être... 

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