Les Chasseurs de scalps : Noirs et Blancs en couleurs


Oubliez McQueen et Tarantino, tristes sires surmédiatisés, à la « kolossale » finesse : voici un très bon western avec un Noir, deux Blancs, quelques Mexicains et même une blonde aux yeux bleus…


Le troisième film de Sidney Pollack débute par un générique aux dessins sur fonds colorés, retraçant par épisodes la vie d’un trappeur au tournant du dix-neuvième siècle, accompagné par la musique guillerette d’Elmer Bernstein, loin de l’héroïsme iconique des Sept Mercenaires : d’emblée, le ton léger, volontiers passéiste – alors que l’introduction de La Horde sauvage, presque son contemporain, figeait ses personnages fatigués dans le hiératisme de la légende et de la mort, en arrêts sur image pareillement enluminés par l’encre et la couleur –, annonce le regard porté sur ce petit monde et cette petite histoire, celui de l’humour qui se permet de dire et de montrer deux ou trois choses importantes sur l’amitié, la couleur de peau, la violence et la force de survie des femmes, avec ou sans cigare.


L’argument se résume à très peu, presque rien, à vrai dire, les tentatives répétées, toujours échouées, d’un homme sans qualités, sinon sa capacité à épouser la nature qui l’entoure, à se nourrir d’elle, littéralement, malgré le soleil écrasant, la terre asséchée, l’eau encore plus rare que chez Pagnol (et qui se révèle parfois empoisonnée, comme lors d’une mémorable scène où Lancaster rend fous les chevaux de ses ennemis au moyen d'une « pomme épineuse »). Joe Bass ne cherche pas le trésor de la Sierra Madre, il veut juste récupérer son ballot de fourrures « échangé » par des Indiens qu’il connaît, et dont il parle la langue, bien avant le Costner du très longuet Danse avec les loups, contre un esclave noir venu de Louisiane, « dérobé » à une autre tribu. Kiowas ou Comanches, Noir et Blanc : sur l’échiquier de la fiction, de cet Ouest mythique en train de se métamorphoser à l’image de la société du temps, celle, précisément, de 1968, Pollack et son scénariste – William Norton, dont la propre vie s’apparente à un roman, depuis la pauvreté de la Grande Dépression, comme Eastwood, à une fuite vers Mexico, après du trafic d’armes en France au profit de l’IRA ! – placent intelligemment leurs pièces, sans lourdeur symbolique ni schématisme « engagé ». Nous allons suivre de vrais personnages, des individus de chair et de sang, qui existent au lieu d’incarner des idées ou des prises de position.


Refusant tout manichéisme, Pollack, bien servi par des dialogues constamment drôles, parmi les meilleurs du cinéma américain d’alors – avec ceux de Mankiewicz, bien sûr, mais aussi du Hyams de Capricorn One –, introduit très vite un groupe de pillards d’un autre genre, les fameux chasseurs de scalps donnant son titre au film. L’attaque des Indiens par ces scalpeurs en miroir, payés par « l’administration du territoire », une chevelure valant 25 dollars, demeure une démonstration de mise en scène, durant laquelle le jeune réalisateur filme la violence avec une précision et une sécheresse que l’on retrouvera quelques années plus tard dans Yakuza. Tout commençait pourtant bien, « l’eau de feu » égayant les hommes bruns, bientôt décimés par ces chasseurs impitoyables, qui vont néanmoins s’avérer autre chose que des tueurs sanguinaires, des mercenaires à la solde de l’État. Eux aussi fuient les shérifs, quand ils ne les assassinent pas, ou braquent les banques, direction le Mexique, cet Éden tant désiré par Joseph Lee, patrie des haciendas qui ne connaît pas l’esclavage, croit-il. Plutôt troupe de bohémiens, avec les roulottes qui vont avec, que véritable horde sauvage, la dizaine d’hommes et de femmes forme une sorte de communauté préfigurant celle de Josey Wales hors-la-loi, et gravite autour du « chef des loups », le toujours excellent Telly Savalas, présent dès les débuts de Pollack, puisqu’il partageait la vedette, avec Anne Bancroft et Sidney Poitier, de Trente minutes de sursis. Mais Howie, là encore, déjoue les attentes du spectateur : voici un homme amoureux de la plantureuse, caractérielle et tendre Shelley Winters, rencontrée chez une Madame de bordel, où elle ne faisait pas exactement de la couture (nous paraphrasons les répliques savoureuses sur les « gens de qualité » de l’acteur), hédoniste buveur de whisky aimant paresser dans un lit en cuivre, qui annonce bien plus celui d’Alexandre le bienheureux qu’il ne rappelle celui de La Chatte sur un toit brûlant.  


Un identique jeu avec les clichés concerne le personnage noir. Ici, pas de serviteur docile à la Autant en emporte le vent, pas de révolté non plus, comme on en trouvera dans les films de Melvin van Peebles, mais un homme intelligent, cultivé, qui s’exprime d’une manière châtiée, cite en latin et donne à Lancaster un cours d’histoire de l’esclavage en accéléré. Ossie Davis, vu aussi chez Lumet (La Colline des hommes perdus) et plus tard Spike Lee ou Coscarelli, interprète brillamment cet homme racé qui ne se borne pas à représenter une « race », bien qu’il connaisse parfaitement, mieux qu’un autre, tous les effets du racisme (« Si vous étiez noir, vous ne tiendriez pas une minute », confesse-t-il à Lancaster dans l’échange le plus tendu, amer et lucide du film). Habile manipulateur de la blonde maîtresse fredonnant des chants mormons, dont il prend la main dans les siennes, pour y lire sur la paume les mystères de l’horoscope, et prédire la mort de Savalas, qui surviendra finalement (il se cachait d’ailleurs dans une tombe de sable !), le « Comanche africain », affublé du quolibet de Jules César par le trappeur analphabète, incapable d’écrire son propre nom, mais qui parle à son cheval (tel Lucky Luke, et surtout Kirk Douglas dans Seuls sont les indomptés), n’aspire qu’à rejoindre son pays de Cocagne, dans lequel, enfin libre, il envisage toutefois de servir ses nouveaux maîtres, sympathiques parvenus voulant briller dans la haute société (il fait un shampooing à Miss Kate, moment d’érotisme subtil et discret, plusieurs crans en dessous des étreintes interraciales entre Raquel Welch et Jim Brown dans Les Cent Fusils).


Tous vont se rencontrer, se suivre à la trace, s’épier, obsédés par des désirs contraires mais, in fine, en résonance, grâce à une irrépressible envie de liberté, offerte et soutenue par la nature, la route ou l’utopie. Dans un décor aride, rongé par la canicule, aux cactus fournissant peut-être du savon, les sentiments peuvent fleurir, entre un homme noir et une femme blonde, un esclave et une prostituée, tous deux en rupture de ban, en quête d’une autre vie et d’une autre identité, entre un trappeur aussi rude et généreux que son environnement et un serviteur lettré, « qui lit trop », découvrant la puissance d’un coup de poing, celle d’une arme à feu qui se retourne contre le chasseur de scalps, celle de l’alcool lui faisant abandonner son ancien maître en mauvaise posture. Le duo, qui revisite à sa façon les grands couples masculins de la littérature et du mythe – on pense à Don Quichotte et Sancho Panza, mais dans un rapport inversé –, se découvrira enfin, et se réconciliera, dans un bain de boue baptismal, qui leur donne à tous deux le même visage sombre, que vient éclairer un sourire d’amitié et de reconnaissance, au double sens du terme. Ni sermon politiquement correct, ni plaidoyer naïf, l’épilogue les voit sur le même cheval, qui les fit sauter auparavant à tour de rôle, ruant sur un simple sifflement, réunis dans la poursuite toujours recommencée des fourrures et de la terre promise, mais avec un bien plus précieux déterré au cours du chemin : leur amitié.


Pollack s’écarte donc du métaphorique couple bicolore et menotté de La Chaîne de Kramer, du zoo humain de La Planète des singes, autant que de la bonne conscience dualiste ; le Noir subira les coups de poing et de pied d’un Mexicain ulcéré de la voir danser avec sa promise, auquel il finira par répondre, nommé Yuma, patronyme rattaché au western de Delmer Daves. Son film humble, d’une vraie maîtrise, constitue aussi un diptyque avec le Jeremiah Johnson écrit par Milius, situé à la même époque et dans le même cadre, ceux des années précédant la Guerre de Sécession dans les Rocheuses, bien connues par Redford, versant encore joyeux, porteur d’espoir et d’énergie (malgré la fatigue du combat final, qui évoque la lutte des héros, un Blanc et un Noir, du Invasion Los Angeles de Carpenter, énième hommage aux bagarres, avinées ou pas, de la filmographie hawksienne), alors que le périple de Jeremiah se verra marqué par le deuil, la perte et la vengeance, dans un enfer intime enneigé, conclu cependant par un geste d’apaisement, la trêve entre les anciens ennemis, cette fois un Blanc et un Indien. Les deux films, telles les deux faces d’une pièce d’argent, proposent une lecture différente d’itinéraires similaires, entre l’obsession et la présence au monde, les démons intérieurs et l’élan de l’eau ou de la neige qui emporte au loin, et mériteraient sans doute une étude comparative détaillée, afin d’en souligner les harmonies et les dissonances, cette trame narrative et philosophique tissant leur richesse purement cinématographique. Si Mann livrait des contes moraux, l’essence du western, dans un cadre magnifiquement saisi mais non pas capturé, l’espace américain continuant à souffler, à exister au-delà du cadre de l’écran (la « fenêtre ouverte » de Bazin), Pollack apprend ici son métier, exerce déjà son regard mesuré, chaleureux, sur des personnages nobles, quand bien même ils se livrent, parfois, à la violence et au meurtre (scène spectaculaire de l’éboulement orchestré par Lancaster).


Le réalisateur déçut par la suite, indiscutablement, et si Tootsie amusait encore, séduisant notamment par la présence de l’angélique Jessica Lange, Out of Africa : Souvenirs d’Afrique, au contraire, ennuyait vite, en dépit du thème majestueux et poignant du précieux John Barry. Ce grand directeur d’acteurs, formé à la télévision, devint lui-même comédien sur le tard, parfois pour des cinéastes visionnaires : on se souvient ainsi de sa performance très inquiétante dans le crépusculaire Eyes Wide Shut de Kubrick. Filmé dans le CinemaScope sépia des vieilles illustrations, tout droit sorties des westerns pulp (pas seulement le support du polar, donc), avec son rythme ferme mais sans hâte, son action purement linéaire, pas si éloignée que cela des aventures de Bip Bip et Coyote créés par Chuck Jones, Les Chasseurs de scalps présente un Sisyphe souriant flanqué d’un Iago fidèle, et le film, dans l’optique de la bisexualité de son acteur principal, qui n’écrase jamais le jeu de ses partenaires, sachant se mettre en retrait pour permettre leur expression, et servir la qualité de l’œuvre, encore vif et pourtant déjà lesté de cette fatigue existentielle sublimée par Visconti, peut encore se lire comme une belle histoire d’amour entre deux hommes que tout oppose, et qui partent vivre leur amour, aussi grand que le paysage des origines, dans un rêve de cinéma, hors d’atteinte des femmes vite consolées par d’autres bras, de la caméra complice et des spectateurs enthousiastes.

            

Commentaires

  1. C'est vrai que la carrière de Pollack sombre à partir de l'ennuyeux et très académique "Out of Africa" mais que la première partie de sa filmo est fort honorable. Pas vu ce western. Pas vu non plus son film de guerre "Un chateau en enfer", lui aussi avec Burt Lancaster, qui jouit d'une bonne réputation...

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    1. Bonjour et merci du commentaire (le premier, pas le dernier, espérons !). Visionné ce titre hier soir : une bonne surprise qui confirme le bien pensé à propos de "Jeremiah Johnson" et "Yakuza" (commenté ici même). Pas vu non plus "Un château en enfer", qui fait penser à "La Forteresse noire", jusque dans le titre original, mais croisé avec "Le Silence de la mer"... Je vois que vous poursuivez dans votre veine Mocky - à quand une diffusion de l'envoûtant et atypique "Litan : la Cité des spectres verts", que le réalisateur justifie par ses origines, dans de récents entretiens avec N. Simsolo, sur ARTE ?

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