L'Aviateur, la Princesse et le Poisson : Sur trois films de Hayao Miyazaki
Suite à leur diffusion par ARTE, retour sur trois titres du réalisateur.
- Porco Rosso
Un
restaurant, une chanteuse, un héros désabusé qui fume (que fait la censure
enfantine !), et la guerre au loin qui se rapproche : Miyazaki relit Casablanca,
jusque dans le nom de ses personnages (Curtis pour Michael Curtiz). Et tel
Bogart finalement obligé à prendre parti, à devenir un résistant, Porco finira
par agir, par quitter son île tranquille où il écoutait le monde à distance.
Cette fable sur l'honneur – avec la tension toute japonaise entre giri et ninjo, entre devoir et sentiments intimes, structure et enjeu
du Yakuza de Pollack – et l'humanité (le pilote d'hydravion
possède, littéralement, une tête de cochon, et son odyssée va l'humaniser peu à
peu) se place d'emblée sous le signe de la couleur rouge, celui du Temps
des cerises, chant d'amour et de lutte ; celui du fameux Baron Rouge de
la Grande Guerre ; celui de son engin, de son vin ; celui de l'insulte des
chemises noires lancée aux communistes ; celui, enfin, des cheveux de Fio,
l'ado filiale de Marco, qui lui rend son vrai visage par l'amour qu'elle
éprouve pour lui (on trouvait aussi un œdipe entre Ashitaka et Dame Eboshi dans
Princesse
Mononoké). Alors que ce dernier abondait en affrontements sanglants
dans un cadre somptueux, Porco Rosso se déroule dans un décor
sudiste baigné de lumière et de douceur (on pense à la photographie de Coutard pour Le
Mépris), et la sauvagerie des hommes reste encore hors-champ (alors que
l'on entend plusieurs fois le mot « fascisme », autre tabou enfantin
enfreint après les Gitanes). Les combats, à terre ou dans les airs, ne se
défont pas d'une camaraderie d'armes et de nature qui évoque Ford ou Hugues
(auquel le personnage de l'Américain emprunte de nombreux traits, dont sa
passion pour l'aviation, le cinéma et les femmes, et dont il faut revoir les époustouflantes
scènes en avion des Anges de l'enfer).
Tendre,
drôle (le rire homérique de Porco, bien rendu dans la VF par Jean Reno, ce qui
nous rappelle qu'un certain Gérard Depardieu doubla naguère John Tavolta dans Blow
Out), nostalgique pour ces quelques années de calme précaire avant la
tempête brune, Porco Rosso s'avère aussi une magnifique histoire d'amour, avec
le triangle truffaldien d'une femme prise entre deux hommes (et trois si l'on
compte son défunt époux, écrasé en mer comme Saint-Exupéry). Le film, comme
plus tard Mononoké, étudie les relations entre les sexes, et fait à
nouveau des femmes des ouvrières (d'usine et non plus de mine), inscrivant « sexuellement »
sa parabole dans un contexte géographico-historique clairement défini (on se souvient
d'un épisode de la série Cold Case montrant la même réalité
du côté américain). Une suite hypothétique devait d'ailleurs voir le retour de
l'aviateur en pleine guerre d'Espagne, convoquant cette fois la figure de
Malraux. Si Miyazaki rend hommage à son père, et situe son récit en écho à la
situation de l'ex-Yougoslavie de 1992, déchirée par une guerre bien trop
réelle, il n'oublie pas de signer par une mise en abyme (la revue de cinéma sur
le visage de Porco lors de sa première apparition, le dessin animé vu ensuite,
le mot GHIBLI apparaissant sur le moteur, clin d’œil à l'aviation italienne et
mot d'ordre d'une animation devant servir d'éclaireur, défricher de nouveaux
territoires) son film peut-être le plus autobiographique, à la fois léger et
mélancolique (superbe travail de Joe Hisaishi, qui ose et réussit tout, de la
valse nostalgique à la fanfare, en passant par les morceaux planants à juste
titre des parties en vol ou la musique de cirque à la Nino Rota des défilés).
On
retiendra encore la cruciale séquence de l'au-delà, métonymie d'un film qui
renvoie son héros dans la vie, avec ce qu'elle offre de déception et de
grandeur, payant un tribut à Une question de vie ou de mort du
tandem Powell/Pressburger. Porco symbolise avant tout un esprit d'indépendance,
de liberté, de fidélité (aux morts, au passé, à une femme aimée en silence), et
il retrouve in fine son visage à la
Errol Flynn dans le regard de Curtis (mais Miyazaki se garde bien de le
montrer). L'ultime plan du film, post-générique, nous le désigne une dernière
fois volant pour l'éternité, seul mais pas solitaire (Fio disait juste avant
que le pari de Giulia, à présent une vieille dame, constituait leur secret à
elles deux : ce pari ? Le retour, un jour, de son amour volant, évidemment).
Dans les nuages qui lui font un linceul ouaté, il faut donc imaginer Marco
heureux...
- Princesse Mononoké
On le
sait, Lucas doit beaucoup à Kurosawa, mais que dire de la dette du Cameron d'Avatar
(qui relit aussi le destin de Pocahontas, après le Malick du Nouveau
Monde) envers Miyazaki ? Ce titre résonne également avec Les
Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi – dont
Nakata poursuit le sillon avec les superbes mélodrames fantastiques Ring
et surtout Dark Water – ou son La Vie d'O'Haru femme galante, les ouvrières de la mine se
comptant parmi d'anciennes « consœurs » (décolleté profond et
bras tranchés, comme dans L'Hirondelle d'or de King Hu, autre
aventure féministe, où l'on trouvait déjà une guérison par un poison recraché :
assurément, le métrage ne s'adresse pas seulement au « jeune public »).
Et shakespearien avec ça, pas seulement pour sa forêt guerrière à la Macbeth
mais aussi pour ce souffle cosmique lui permettant de tutoyer les étoiles avec
une déconcertante facilité. Autre lien avec Kurosawa, lui-même grand lecteur du
Barde Immortel : la poignante vieillesse des villageois d'Ashitaka, traitée dans
Madadayo.
L'apparition de L'Esprit des bois réserve un moment d'éternité, sa grâce en
écho à celle du Darkness écarlate créé par Rob Bottin pour le Legend
de Scott, autre film de forêt mythique, puisant aussi à La Belle et la Bête de
Cocteau. Au-delà du jeu des influences et des correspondances, le dessin animé
– au sens étymologique du terme : possédant une âme – surprend par son
entrelacement constant des forces de la vie et de la mort (belle idée de
somatiser la rage et la colère, on se croirait presque dans Chromosome 3 de Cronenberg !), par le ton adulte qui ose faire parler les animaux
sans verser dans l'anthropomorphisme à la Disney (sans parler du moralisme qui
l'accompagne), par la complexité des personnages secondaires autour du couple principal
(Dame Eboshi, destructrice de forêt mais nurse des lépreux ; Jiko, agent de
l'Empereur et capitaliste avant l'heure). Rajoutons encore que le (beau) souci
écologique de Miyazaki ne doit rien aux gesticulations d'EELV mais s'incarne
par d'admirables et cohérentes trouvailles de mise en scène (le lierre qui
s'enroule autour d'une arquebuse pour la désarmer, comme la verdure venant
couvrir la flèche de harpon dans l'ultime plan de Long Weekend, excellente
fable verte d'Everett De Roche, doublement desservie par des réalisations
scolaires).
Un dernier
mot sur la musique de Joe Hisaishi, qui réalise avec ses notes le rêve de
concorde entre la nature et les hommes, entre les hommes et les femmes, entre
les hommes entre eux, au cœur du film, par un superbe thème asiatique orchestré
à l'occidentale (M6 se sert du sublime Hana-bi pour introduire ses
téléfilms sentimentaux ; honte à eux !). La fin, avec son compromis et le
sourire de San (mais pas son pardon), témoigne d'une grande lucidité, celle de
Takahata, ou de Rossellini avant lui, faisant mourir leurs enfants sur les
ruines d'un désastre d'adultes (dans Le Tombeau des lucioles et Allemagne
année zéro). Miyazaki s'y refuse, même s'il connaît parfaitement les
massacres naturels et humains qui entachent notre histoire commune (et pas
uniquement celle du Japon) : le dernier plan nous montre un sylvain, comme une
promesse fragile et un espoir malgré tout vivace.
PS : une
autre amoureuse des loups, virtuose du piano et auteur d'une autobiographie, Variations
sauvages, qui pourrait servir de sous-titre au chef-d’œuvre de Miyazaki
? – Hélène Grimaud, pas si éloignée que cela de la Princesse des Esprits de la
forêt...
- Ponyo sur la falaise
Bien plus
qu’au conte cruel d’Andersen, avec la danse terrible de son héroïne à la langue
coupée (« Tout le monde était ravi, surtout le prince, qui l’appelait sa petite
enfant trouvée, et elle dansa encore de plus belle, bien que chaque fois que
ses pieds touchaient le sol, elle avait l’impression de marcher sur des
couteaux tranchants ») – ne parlons pas de l’indigeste sucrerie de Disney –, on
pense à Hope and Glory de Boorman (un événement traumatique, guerre ou
submersion, perçu à travers l’intensité sensorielle d’un enfant), à Cocoon
(relations avec des anciens rajeunis par leur noyade), à Du silence et des ombres
(parents appelés par leur prénom), voire à Albator, le corsaire de l’espace
(coiffure et mélancolie de Fujimoto, visage et silhouette de Gran Mamare tels
ceux des Sylvidres – Matsumoto connaît-il le maître à présent retiré ?) ; on
pense surtout au Voyage de Chihiro (beau titre international, Spirited
Away) avec son tunnel entre les mondes, sa quête familiale, ses
métamorphoses animales (les ergots de Ponyo). Dans la VF, l’enfant-poisson
change de sexe ; dans la VA, écrite par Melissa Mathison, scénariste d'autres
exilés, E.T., l’extra-terrestre et Kundun, la somptueuse Déesse Mère
possède la voix de Cate Blanchett. Pour finir, on ne soulignera jamais assez
l’apport de Joe Hisaishi dans les dessins animés (donc, étymologiquement, dotés
d’une âme) de Miyazaki – avec ici un pastiche wagnérien ! – et les mélodrames
violents de Kitano.
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