Blancanieves : La Chambre verte
Orpheline, esclave, torera, voici le joyeux et
désastreux destin de Carmen, au début du siècle dernier, dans le pays des
taureaux et des loups.
Cette transposition ibérique du conte des frères Grimm doit sa réussite à
son traitement du mélodrame, qui permet à ses belles actrices de peindre sans
paroles d’émouvants portraits de femmes.
Il était une fois un réalisateur espagnol désireux d’adresser une lettre d’amour au cinéma
muet européen. Hélas, il suffit de travailler sur une idée que l’on juge
originale et personnelle pour s’apercevoir bien vite que d’autres s’y collèrent
avant vous… Avant lui et au tournant de l’an 2000, donc, un cinéaste finlandais[1] rendait
hommage au principal pionnier américain, tandis qu’un Canadien[2], quelques
années plus tôt, débutait une filmographie placée sous le signe du silence et
de la texture visuelle des œuvres des années 20 et 30. Puis vint un titre
français[3], couvert
de prix, notamment à Hollywood, et le film sans paroles constitua une mini mode
comme les autres, la niche nostalgique de cinéphiles jeunes ou moins jeunes
cherchant à retrouver un mystère et un charme censément évaporés à l’ère du
numérique…
Cette adaptation d’un conte portant le blanc (et le noir) du cinéma passé
jusque dans son titre et sur son affiche n’hésite pourtant pas à utiliser les
dernières technologies pour reconstituer des arènes ou les peupler de figurants
pixélisés, histoire de faire de substantielles économies malgré l’argent
disponible grâce à une co-production internationale, à laquelle les chaînes de
télévision participent majoritairement. Ironie significative de l’époque :
pour financer un tel projet, fétichiste et volontiers passéiste, il faut
recourir à la technique contemporaine et à des canaux de diffusion qui
relèguent le patrimoine à des heures indues ou colorisent sans états d’âme les
supports bicolores pour leur assurer, paraît-il, une plus grande audience. On
sait cependant que l’industrie du crime finança le jazz (ou le cinéma du côté
de Hong Kong), alors qu’importe la manne, dût-elle impliquer ce confort et
cette pression étrangères aux premiers hommes (et femmes) du septième art…
Le film relit donc un ensemble de contes universels, que tout le monde
connaît (souvent mal), qui bercèrent l’enfance de beaucoup, comme celle de la
petite héroïne, pour laquelle son père tétraplégique raconte, en la mimant avec
sa bouche, les aventures
de la gamine en rouge aux prises avec un loup grand et méchant. L’auteur suit
la trame du conte éponyme mais distille çà et là des allusions et des clins
d’œil à d’autres personnages, de l’aiguille qui perce un pouce au nain moqué
sur sa taille. Il le fait dans une optique féministe, déjà présente dans la réécriture des œuvres
par des auteurs féminins[4], où les femmes tiennent le
premier rôle, fortes et déterminées face à des hommes lâches ou impuissants.
Plus de prince charmant pour délivrer ou épouser l’héroïne, mais un gynécée qui
présente les trois âges de la vie d’une femme[5], depuis l’enfance et
l’adolescence vers la vieillesse, via la maturité. Pour réussir ce portrait kaléidoscopique,
un quatuor de choix, qui mêle débutante, inconnue, icône glorieuse et actrice
de composition[6]…
Au cours d’une scène champêtre, le
long métrage rencontre une autre relecture du patrimoine littéraire, illustrant
les amours forcément contrariées d’une belle et d’une bête. Une silhouette
d’enfant passe derrière un drap étendu et une jeune femme en surgit, le regard
perdu vers son avenir sombre[7]. Si le poète français
respectait le récit original, écrit par une femme, en y ajoutant sa propre
mythologie, pour une fable sur le réenchantement du monde au sortir d’une
guerre, plus encore que sur la normalité, sexuelle ou autre, à l’aide d’un
classicisme ponctué de trouvailles et de trucs eux aussi originels, son
homologue hispanique se concentre avant tout sur les gros plans de ses actrices
et la mise en valeur de décors qui fonctionnent par opposition (l’arène
aveuglante de soleil face à la propriété de la marâtre plongée dans les ténèbres).
On trouve dans les deux films un usage intensif, opératique, de la musique, présente
dans le second du début à la fin, puisant à la source culturelle du flamenco, à
la façon dont le scénario acclimate les brumes allemandes et la neige hivernale
à la chaleur et aux robes d’été des jeunes filles en fleurs…
Le réalisateur se projette dans
l’histoire du cinéma autant que dans celle de son pays. L’action, en effet, se
déroule dans les années 20, aux premiers temps de l’enregistrement animé. Il
multiplie la présence d’instruments qui s’inscrivent dans cette double chronologie[8] : phonographe,
appareil de prises de vues, jouets optiques reposant sur la persistance
rétinienne et la course des miroirs aux noms plus qu’exotiques, lunettes de
spectacle. Par ailleurs, les personnages gardent dans leurs ultimes instants la
photographie de leurs chers et tendres abritée par un médaillon. Dans son
archéologie du média, il creuse et déploie en éventail les différents modes de
capture du son et des images, se gardant toutefois de montrer les premiers pas
du cinématographe lui-même, puisque son film en constitue l’exemple, l’étalon
et le remake référentiel, au sens le plus littéral de l’expression…
De surimpressions en ouverture à
l’iris, de cartons parcimonieux en jeux de coupe pour donner vie à des images
fixes (l’introduction aux allures de photo-montage), le film fait montre de sa
connaissance des figures majeures de la grammaire (pré)historique du cinéma, ce
qui ravit assurément les critiques, les étudiants et les professionnels de la
profession nationaux qui lui décernèrent pas moins de dix récompenses, lors
d’une cérémonie d’auto-congratulation telle qu’on en subit aussi dans l’Hexagone.
Tout cela, bel et bon, lasserait bien vite sans l’habileté de la construction,
le caractère ludique du déroulement, la maîtrise de la direction d’actrices, qui
s’expriment avec leurs visages et leurs corps très loquaces. Plutôt que
d’expressionnisme, il faudrait parler ici d’expressivité, celle émanant de la
culture sudiste, qui ne sacrifie pas aux outrances de jeu et d’expression du
muet, encore liées au théâtre, où le trait noir (du maquillage, de la
gestuelle) hérité des planches devait compenser la distance séparant le
proscenium de la salle, puis celle plus abstraite instaurée par l’écran...
Heureusement pour les spectateurs
d’aujourd’hui, le film oublie souvent sa nature scolaire et transie de
vénération pour un art défunt, la forme vintage
d’une création en perpétuelle métamorphose – et vivant à cette seule condition,
comme n’importe quel organisme, et peu importe que la mutation ne débouche que sur
la ruine, des corps vivants, de la pellicule analogique, de l’effacement des
données sur des disques durs certainement pas éternels –, en plongeant dans les
eaux toujours fécondes du mélodrame, celui des premiers films, celui des
contes, celui du destin de l’héroïne perdant, par ordre d’apparition (et de
disparition) à l’image, sa mère, sa grand-mère, son coq (!), son père, puis son
âme, enfin, au profit d’un manager de corridas à la barbe
méphistophélique…
On pleure beaucoup dans ce film,
homme ou femme, dont la dernière image voit une larme glisser sous la paupière
close de l’héroïne, à son tour hémiplégique. La structure circulaire de l’œuvre
multiplie les renvois et les variations sur des motifs similaires, dédoublant
les parcours des personnages du père et de la fille, en les baignant dans une
religiosité là encore culturelle (mais dans l’Espagne du mariage pour tous,
mêmes les bonnes catholiques peuvent embrasser une femme endormie). Dans le
monde cynique de 2013, les pleurs vont autant à l’innocence perdue des citoyens
qu’aux chers disparus d’un cinéma caduc. La tentative de noyade fait prendre un autre tour au récit,
l’oriente vers une satire sociale prenant pour cible la bourgeoisie parvenue,
celle qui régnera sur le pays en plein franquisme (dont se moquait le premier
opus[9] du metteur en scène), en prenant
parti pour les exclus, les difformes, les bohémiens, au sein desquels on peut
trouver une vraie famille, quand bien même tous les membres de la communauté ne
se révèlent pas des anges, ce que démontrait la monstrueuse parade[10] contemporaine du passage
au parlant…
Mais on chercherait vainement la
cruauté, la perversité des contes : le film effleure à peine le tabou moderne
de la pédophile (la gamine maquillée danse pour son papa, qui revoit en elle
son épouse en flamenca), celui plus
cinéphilique de la nécrophilie, et la corrida ne fera verser aucune goutte de
sang. Le cinéaste, venu du clip et la publicité, cite les grands maîtres,
parfois plan par plan[11], et l’énumération des
références, des emprunts, des citations, s’avérerait autant laborieuse pour l’auteur
que pour le lecteur ; on le renverra par conséquent au générique de fin
qui aligne les noms révérés[12]. La parole pensée comme
une régression par rapport à l’image muette[13], le film devient une
chambre funéraire qui convoque les fantômes d’autrefois, les raniment le temps
d’un concert synchronisé à la projection (le tout premier plan du film, le seul
en couleurs, met en abyme l’expérience par le public et reproduit un souvenir
capital à l’origine du projet[14]). Une fois encore, cette
quête illusoire de la pureté virginale des origines, de sa poésie abstraite, ne
présenterait guère d’intérêt sans l’émotion qu’elle parvient à susciter, grâce
à son actrice principale, radieuse, et à la performance jouissive de son
ennemie, maîtresse SM qui finira encornée comme la déesse de la mythologie[15]…
L’épilogue reprend le
commencement : le berceau
transparent devenu cercueil de verre, l’héroïne dort en pleurant, ou
l’inverse, n’ouvrant les yeux et ne se redressant, telle une poupée hoffmannienne, qu’actionnée par un mécanisme qui lui prête l’apparence du vampire dans sa
symphonie de l’horreur[16]. Son amoureux très chaste
l’embrasse en se couchant auprès d’elle, et il ne semble pas abusif de faire du
nain l’alter ego du réalisateur, amoureux d’une belle au bois dormant (le
cinéma muet), voulant conjurer le trauma initial (la mort du(es) père(s) de
cinéma ; le film porte la dédicace « à mes parents »). La jeune
femme peut encore représenter l’Espagne comateuse d’avant la Movida, mais elle incarne surtout la
contradiction séduisante et un peu vaine du film (un proverbe russe souligne
que vouloir rattraper le passé n’équivaut qu’à courir après le vent), à la fois
embaumée et vivante, mémoire et cœur battant[17], personnage spectral,
évanescent à force de palimpsestes, et jeune actrice immanente, emportant le
film vers des rivages sensuels et solaires. Nécrophiles, les amateurs de cinéma
regardent aussi du côté de la vie, plus intense sur un écran, en noir et blanc
ou en couleurs, avec des notes et des regards, élaborant un univers en miroir
non plus vaniteux mais lucide et dédié à la beauté, à sa célébration.
[1] Juha (1999) d’Aki
Kaurismäki, mélodrame influencé par Griffith.
[2] Guy Maddin, auteur du
remarquable Careful et du moins réussi The Saddest Music in the World.
[3] The Artist, bien sûr,
directement situé dans le milieu du cinéma.
[4] Angela Carter, par
exemple, s’auto-adaptant pour La Compagnie des loups.
[5] On pense au tableau
(presque) homonyme de Klimt.
[6] Macarena García ; Inma
Cuesta ; Ángela Molina ; Maribel Verdú.
[7] Une même substitution, à
base de terrain dénivelé, fait apparaître le personnage adulte dans Jacquou
le Croquant de Laurent Boutonnat, également responsable d’une version
« russe » de Blanche-Neige avec Tristana.
Rappelons encore que Diana Rigg, Sigourney
Weaver, Julia Roberts et Charlize Theron prêtèrent leurs traits à la
mauvaise reine, précédant Angelina Jolie dans un autre conte.
[8] Coppola se livrait
pareillement à une mise en perspective historique de Dracula, roman lui-même
« multimédia », avec des trucages artisanaux à la Méliès.
[9] Torremolinos 73, comédie
méta et sexuelle.
[10] Le film de Browning, déjà
cité par Elephant Man, irrigue le récit et sert de cadre au final.
[11] Psychose de Hitchcock,
notamment.
[12] Murnau, Feyder, Dreyer,
Sjöström, L’Herbier, Duvivier, auxquels
rajouter le dieu de Berger, Abel Gance, et… Disney, pour l’image
« enflammée » de la belle-mère.
[13] Notons que Berger demande
à son directeur de la photographie de s’inspirer de Lynch, dont le cinéma
plaide superbement en faveur du son et de ses possibilités, bien comprises et
admirablement exploitées par les cinéastes formés au muet, de Duvivier à Hitchcock,
en passant par Lang.
[14] Les Rapaces de Stroheim
accompagné par l’orchestre de Carl Davis.
[15]
Pasiphaé, la mère du Minotaure.
[16] Nosferatu, eine Symphonie des
Grauens de Murnau.
[17] Malgré la carapace de la
statue ou de la maladie, comme dans Les Visiteurs du soir ou Le
Scaphandre et le Papillon.
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