The Commitments : On connaît la chanson
La crise vous épuise ? La TV
vous déplaît ? Le cinéma vous déçoit ? Alors retournons dans les
années 80, à Dublin, où douze jeunes membres de la classe ouvrière au chômage
décident de former un groupe de soul,
histoire de ré-enchanter leur quotidien…
Cinéaste musical, Alan Parker filme
avec bienveillance et humilité sa troupe naissante en route vers le succès,
mais surtout partie à la découverte de son propre talent, pour se construire un
avenir.
Sur son site officiel, élégant et riche,
le réalisateur, qui voulait devenir écrivain, retrace avec esprit et précision
la genèse, le tournage et les lendemains de son film, égratigne au passage
Stephen Frears et Roddy Doyle et avoue volontiers : « I have not had a
more enjoyable time filming than when I made this movie in the daily, hilarious
company of these brilliant kids. » On recommandera donc au lecteur
(ou lectrice) anglophone de s’y rendre avec profit, pour tout connaître de la
fabrication de ce « nice little film », avec ses 3 000 candidats
auditionnés, ses 68 morceaux musicaux et ses 53 jours de tournage dans 44 lieux
différents, et l’on se bornera, dans les lignes suivantes, à énumérer trois bonnes
raisons de voir (ou revoir) ce titre, « probably of all my films, the most
liked – particularly by critics. »
- Pour sa musique
Un faux air de Chet Baker
(Johnny Murphy)
Première bonne raison de
« voir » ce film – l’écouter ! Parker rejoint son personnage de
manager improvisé, quand il évoque sa saturation de musique commerciale et son
désir de retrouver une certaine sincérité, en dehors de ce que l’on n’appelait
pas encore, en 1991, le « formatage ». Comme le dit Jimmy, avec les
mots crus et savoureux de Roddy Doyle, le rythme de la soul s’apparente à celui de la baise mais aussi de l’usine, et elle
élève ceux qui la servent au-dessus de leur merde, leur ouvre un horizon plus
vaste que celui qui pèse sur leur tête à la façon du « ciel bas et lourd
[…] comme un couvercle » de Baudelaire.
On entend beaucoup de musique dans The
Commitments, sans que l’on puisse vraiment le ranger dans la catégorie
des comédies musicales ; il manque cet aspect aérien, gracieux, qui
caractérise des histoires aussi bien légères et en couleurs (Tous
en scène) que dramatiques et sombres (Que le spectacle commence).
Le film de Parker ne quitte jamais le plancher et s’il élève les cœurs, les
corps et les âmes, il se garde bien de les alléger, de les projeter dans un
univers éthéré dépourvu de pesanteur. Ici, le réel – social, économique,
sentimental – ne cède pas devant un entrechat, au contraire, il équilibre et
rend nécessaire l’énergie vocale et physique des chanteurs et musiciens, aux
voix enregistrées directement sur place dans les conditions les plus proches
d’un vrai concert.
La « crème de la crème » en
matière de soul accompagne Jimmy et
ses comparses, leur fournit l’inspiration pour vivre et rêver : le film
égrène une impressionnante collection de standards
immortalisés naguère par Al Green, Aretha Franklin, Otis Redding ou Wilson
Pickett (arlésienne du récit). Avant le bis de In the Midnight Hour, la
troupe (et le film) trouve son climax – au double sens du terme, acmé autant
qu’orgasme musical – dans le fabuleux Try A Little Tenderness, autrefois
porté par l’interprétation incandescente du grand Otis. Ce titre pourrait
servir de morale au film (et à Parker), dans lequel Andrew Strong, découverte
miraculeuse et in extremis de la
distribution, dont le père servit d’ailleurs de coach vocal aux autres chanteurs, ne démérite pas, loin de là,
sorte de Joe Cocker à peine âgé de seize ans (!). L’idée de départ saugrenue
prend à cet instant tout son sens, et le spectateur assiste à une transmutation
presque alchimique, un moment rare et précieux durant lequel toutes les
individualités, à l’écran et en dehors, fusionnent pour faire advenir un corps
chantant, qui les englobe et les dépasse – naissance d’un groupe véritable, qui
connaîtra le succès à travers deux CD, puis se métamorphosera pour un spectacle
musical donné à Londres cette année, signé Roddy Doyle et mis en scène par
Jamie Lloyd.
Mais d’autres genres musicaux et artistes
légendaires parsèment le film en lui donnant son cachet, notamment le Moon
River de Mancini, un extrait (crédité au générique) de Fame,
le bachesque Whiter Shade of Pale de Procol Harum (objet d’un questionnement
sémantique entre Jimmy et Steven, dans une église au prêtre fan de Percy
Sledge, et sur lequel revient Parker dans l’avant-propos d’une biographie du
groupe) ou encore James Brown sur scène à la télévision (qui poursuivit le film
pour faire valoir ce que l’on appelle aujourd’hui le « droit à
l’image »). Oui, ces jeunes parviennent à chanter et à jouer ensemble,
belle métaphore politique pour un pays toujours divisé (l’IRA adoptera un
cessez-le-feu « définitif » en 1997) et démonstration que la musique
traverse les frontières, les classes et les couleurs de peau, phénomène qui
s’exprime dans l’une des répliques les plus drôles et significatives du film,
prononcée par Jimmy, en forme d’acte de foi et en réponse à l’inquiétude de
Dean, qui ne se trouve pas assez « noir » : « Vous ne comprenez pas
les gars ! Les Irlandais sont les Noirs de l'Europe ! À Dublin, on est les
Noirs de l'Irlande et ceux des quartiers nord sont les Noirs de Dublin ! »
La première répétition d’inconnus, du
public et d’eux-mêmes
- Pour ses acteurs (et actrices)
Auto-interview du futur célèbre impresario – ou pas
(Robert Arkins)
Il faut citer tous ces acteurs
choisis pour leurs compétences musicales et qui, au long du tournage et de la
projection, se révèlent acteurs à eux-mêmes et au spectateur, tant un film
documente sa propre fabrication, dans un effet de miroir avec le récit, où ils
finissent par devenir un véritable et excellent groupe, de soul et de musique tout court. La fraîcheur, la sincérité, la
vitalité des Commitments leur doivent beaucoup.
Saluons donc Robert Arkins, en Jimmy
catalyseur ; Andrew Strong, surprise vocale à rebours des normes
figuratives hollywoodiennes ; Glen Hansard, lunaire chevelu à la
guitare ; Kenneth McCluksey, dit « le boucher » (sa profession
dans le film), à la basse ; Félim Gormley, le saxophoniste dissident attiré
par le jazz ; Michael Aherne, organiste/pianiste et future blouse
blanche ; les batteurs Dave Finnegan (avec ses lunettes) et Dick Massey
(avec son micro avalé). Du côté des dames, applaudissons Maria Doyle, chanteuse
professionnelle avant et après ; Angeline Ball, aux faux airs de Patsy
Kensit ; Bronagh Gallagher, avec sa poussette et ses réparties bien « senties ».
On n’oubliera pas non plus les deux
figures paternelles incarnées par Colm Meaney (présent dans les autres volumes
de la trilogie bouclée par Frears, admirateur du pape accroché dans son salon
et détenteur de l’une des perles du film : « Blasphème ! Elvis
n’était pas cajun ! ») et Johnny Murphy, enthousiasmant mentor
mythomane, disant peut-être la vérité, dont le surnom « The Lips » ne
renvoie pas qu’à son habileté à la trompette (il séduira les trois choristes,
gentiment incestueux et irrésistible sur l’intro du Shaft d’Isaac Hayes).
Signalons pour l’anecdote la présence d’Andrea Corr, du groupe familial
éponyme, dont Tina Kellegher reprendra le personnage de Sharon, la sœur de
Jimmy, dans The Snapper.
Offrande masculine aux choristes, les
« Commitmiches »
(Bronagh
Gallagher, Maria Doyle et Angeline Ball)
- Pour sa réalisation
Ouverture : un film à hauteur d’homme… et de cheval
Le premier plan d’un film, tel
l’incipit en littérature, sert souvent de programme à l’ensemble. On se
souvient de celui d’Angel Heart, avec sa ruelle nocturne luisante aux bouches
d’égout fumantes, son escalier de secours au sommet duquel un chat roux miaulait
de défi à un chien noir puis blanc parmi les ombres bleutées, qui reniflait le
cadavre égorgé d’une sans-abri, tandis que s’éloignait d’un pas lent une
silhouette masculine dotée d’une canne (figurant bientôt le Diable en
personne !) – « trop beau pour être honnête », comme disait
Bazin à propos de Casque d’or…
Ici, Parker projette le spectateur de
plain-pied dans un quartier du nord de l’Irlande, filmé sans misérabilisme ni
pittoresque, à la bonne distance, et ce dès le premier plan, un marché
populaire éclairé en lumière « naturelle », au centre duquel trône un
cheval qui reviendra au fil du récit, métaphore animale de l’esprit de liberté
autant que du destin collectif (il finira sous les balles d’un hold-up, présage
de l’éclatement du groupe, écho drolatique à la dépouille chevaline, bien plus
sinistre, de L’Œuf du serpent), reprise atténuée, « réaliste », du
bestiaire symbolique comptant des oiseaux, des chiens, des poulets ou un chat
dans Birdy
et
Angel Heart. On aperçoit aussi le pavé humide et un brasero au fond de
la perspective, puis, plus tard, un gosse présentant un pigeon à de futurs
acheteurs, et des gamines munies de poussettes en rime caustique à leurs mères
faisant de même dans un plan à venir (cf. infra).
Mais, contrairement aux fumées
infernales de son conte existentiel perçant un trottoir de studio (ou un décor
« réel » déguisé), il ne s’agit plus de sursignifier l’image – piège
auquel même Kubrick succomba dans les premières secondes de Shining,
avec le lourd Dies irae de Berlioz revu et corrigé par Wendy Carlos, plaqué
sur le glacier en hélicoptère –, de combler son vide par une séduction publicitaire
ou héritée du vidéo-clip, mais d’associer le « réalisme » de ce
regard de cinéma à l’authenticité d’une écriture (celle de Doyle) et d’une musique
ne trichant pas, pétries d’authenticité, de chair et de vie. Avec The
Commitments, Parker parachève sa révolution copernicienne entamée avec L’Usure
du temps et abandonne enfin les films-cerveaux (Midnight Express, Pink
Floyd The Wall, Birdy) et les univers clos (Bugsy
Malone, Fame), se délestant par ailleurs des « grands
sujets » (le racisme et la guerre) de Mississipi Burning et Bienvenue
au Paradis.
Cette œuvre respire tout au long de
ses cent vingt minutes, pas seulement l’air de Dublin, la sueur des chanteurs
ou les pintes brunes partagées dans des bars enfumés, mais encore la modestie,
l’empathie d’un point de vue, d’une mise en scène (et non plus mise en plis),
où le soin apporté au détail et la maîtrise d’une technique exercée au cours de
quinze ans de longs métrages, aboutissent à une grande réussite dans sa
simplicité, bien plus difficile à atteindre, on le sait, que les arabesques
narratives ou décoratives. Si certains peuvent préférer la veine esthétisante,
introspective, symbolique de Parker, on prisera plutôt sa tendance réaliste,
ouverte au monde, immanente ; pour schématiser, les Lumière à la place de
Méliès, la fable sociale (The Commitments) au lieu de
l’allégorie religieuse (saint Sébastien dans Midnight Express ou
Lucifer dans Angel Heart – Mickey Rourke, ange déchu, et non De Niro, Satan
en goguette achetant ses cannes à Paris et ses costumes en Italie, très porté
sur les œufs durs, comme le Brando du Dernier Tango à Paris sur le beurre…), le
mystère de l’existence opposé aux révélations factices.
Danser dans les rues mariales
(Angeline Ball, Bronagh Gallagher et Maria Doyle)
Femmes et enfants à l’ombre des
tours… et toujours le cheval.
Après la baignoire, le miroir de
l’ultime plan : « You talkin’ to me? »
(Robert Arkins)
Enfant de la classe ouvrière qui
connut le succès, publicitaire cinéphile puis réalisateur cédant parfois
(souvent, diront les mauvaises langues) aux séductions faciles d’une
iconographie trop apprêtée, pasticheur de genres populaires attiré par les sujets
dits sérieux, homme d’images et de mots, esprit indépendant et sarcastique,
notamment avec ses petits camarades, de préférence anglais (Frears, donc, mais
aussi Scott, Anderson et Attenborough, quelque peu chambrés) ou américains
(Lucas et Spielberg, pionniers de
« la mort du cinéma », rien que ça), Alan Parker semble un vrai
caméléon capable de déstabiliser, par ses métamorphoses constantes, la critique
auteuriste – qu’il n’épargne pas lui-même – prompte à déceler des thèmes
itératifs, voire des « obsessions », bien rangés en univers
homogènes. En y regardant de plus près, on
trouve cependant des lignes de force narratives, esthétiques, et un fil
rouge qui traverse toute l’œuvre : la musique et l’importance qu’il lui
accorde.
Outre ses collaborations avec des
compositeurs renommés tels Paul Williams, Giorgio Moroder, Pink Floyd, Peter
Gabriel, Trevor Jones, Randy Edelman, Rachel Portman, Andrew Lloyd Weber ou John
Williams, Parker enrôle sa propre famille de musiciens pour La
Vie de David Gale, son dernier film à ce jour, et réalise avec the Commitments
une belle déclaration d’amour à la soul
en particulier et à la musique « populaire » en général.
Trois signatures achèvent de rendre
le film important, agréable et personnel à ses yeux, aussi autobiographique dans
sa transposition que L’Usure du temps. Dans le métro,
Jimmy vend des VHS pirates, dont une de… Mississippi Burning ! Dans un
vidéo-club, les novices s’organisent devant un stand dédié au réalisateur,
flanqué de sa reproduction grandeur nature en carton, sous l’enseigne
« Alan Parker Week ». Enfin, Parker apparaît dans son propre film, en
ingénieur du son, et sa présence humoristique (il se carapate devant son
interprète rebelle) rappelle bien sûr le clin d’œil hitchcockien, mais sans
ombre ni inquiétude. Parker, plus impliqué qu’engagé, au diapason du titre, prit
un grand plaisir de mélomane et de cinéaste en filmant The Commitments – ce
plaisir, à chacun d’entre nous de le partager à présent.
Mise en abyme du réalisateur en
ingénieur du son
(Alan Parker, au centre)
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