Le Regard disparu : Après le cinéma
La pellicule prenait feu ; avec
le numérique, que trouve ou perd le cinéma ? Son immortalité, ou bien son
âme ? Méfions-nous du prosélytisme autant que de la nostalgie : pour
vivre, un art doit changer, se métamorphoser. Au risque de périr, il ne peut
donc que tendre vers la renaissance...
Chronique d’une mort annoncée
Lisons le final du Cid
à la fois comme une métaphore et une prophétie. Que nous montre Mann avec son
cadavre lourd dans son armure, hissé sur un cheval pour une dernière parade
d’intimidation, puisque les guerres, de tout temps, consistent aussi en affrontements
d’images et de mots, en stratégies équivalant à des mises en scène ? Ce
héros mort, dans sa vaine gloire, promis à la corruption du soleil, représente
le cinéma hollywoodien terrassé par la télévision, qui ne trouve son sursis que
dans le spectacle et l’illusion augmentée. Pour contrecarrer l’emprise
du petit écran, sa familière banalité, voici l’espace d’une Castille de légende
avec ses figures hiératiques enluminées par le CinemaScope. Un autre grand film
funèbre, ouvert sur un charnier, clos sur un tombeau, signe l’acte de décès
d’un certain cinéma, condamné au gigantisme bigger
than life : Cléopâtre, bien sûr. Avec cette spirituelle
identification d’une femme (la reine et l’actrice), associée à une réflexion
sur toutes les mises en scène, celles du pouvoir ou de la passion, Mankiewicz
parvenait en outre à dresser le portrait d’une époque, qui résonne encore avec
la nôtre, à l’instar du Fellini de La dolce vita. La société du
spectacle romaine annonce celle de 2014, jusque dans son faste clinquant – avec
le sport en substitut du défilé triomphal – et jusque dans sa médiocrité –
Marc Antoine, piètre imitateur de Jules César, qui ne trouve sa grandeur que
dans son suicide in extremis. Quant
au nihilisme de la comédie infernale avec Marcello pour guide, il s’illustrait
dans le massacre des innocents par un philosophe désespéré au point
d’assassiner ses propres enfants.
Qui ne le ressent aujourd’hui, sous
la forme hystérique de la pédophilie et du terrorisme ? Qui ne perçoit un
essoufflement généralisé des arts, et principalement du cinéma, art exemplaire
du vingtième siècle, avec sa religion des machines et ses éruptions de barbarie
médiatisée, entrelacement inouï d’utopies et de cauchemars, de grâce et
d’horreur ? Dès les années 80, le chœur critique entonnait l’oraison du
cinéma, sous l’assaut fatal et conjugué de la télévision et de la publicité.
Godard, dans ses Histoire(s) du cinéma, enrôlait le Siegfried des Nibelungen
comme victime symbolique. Pourtant, le cinéma persiste, en hommage au mécanisme rétinien, et résiste, en îlots de guérilla disséminés là où on l’attend le
moins, par exemple dans le film d’horreur, la pornographie ou le cinéma
asiatique. Plutôt que de mourir, le cinéma se métamorphose, devient autre, l’une des innombrables pièces de
l’économie globale actuelle, financière, narrative et pulsionnelle – politique
et esthétique, donc. On laissera les séductions du relativisme et du
prosélytisme à d’autres. Art « impur » par excellence, selon le joli
mot de Bazin, le cinéma ne peut se confondre avec un art du passé, borné au
seul droit de cité des cinémathèques, avec une collection compulsive de
galettes sur des supports à chaque fois vantés comme plus performants que les précédents, et moins encore avec des éléments
d’une banque de données en ligne dédiée à une niche commerciale. Le cinéma qui nous importe recèle en lui encore
assez de beauté dangereuse pour nous ravir, comme ces bombes des conflits
septuagénaires capables d’exploser au sein de villes en apparence pacifiées.
Les quelques pages qui suivent se voudraient ainsi un état des lieux autant
qu’un programme, voire une incitation.
Les Liaisons dangereuses
La France, depuis trente ans,
maintient son cinéma sous perfusion. Financé par l’État, notamment via l’avance
sur recettes, les collectivités locales et la nébuleuse des investisseurs
privés – les fameuses SOFICA –, il apparaît comme le Dernier des Mohicans
européen quand on le compare aux économies sinistrées des autres
cinématographies de l’Union. Ici se produisent encore de nombreux films, ici le
parc des salles reste viable. Les professionnels
de la profession n’hésitent pas à se rendre à Bruxelles pour y défendre la notion
d’« exception culturelle » : entre Astérix et le Petit Poucet, le
cinéma français s’affirme encore comme une question de politique étrangère face
à l’ogre commercial américain. Une autre source de financement mérite qu’on s’y
attarde, car elle ne se limite pas à des fonds mais comprend aussi une vision
des contenus, un projet culturel clairement défini. La télévision publique et
privée finance le cinéma non par bonté d’âme ni pour un quelconque rayonnement
hexagonal, encore moins pour la sauvegarde protectionniste d’une industrie
fortement syndiquée. L’explication, plus prosaïque, combine pragmatisme et
cynisme. Il faut des programmes (parmi lesquels des films) pour alimenter
l’insatiable Moloch télévisuel ; il faut des produits pour occuper le
temps d’antenne et de diffusion, si rétif au silence et au vide. L’obscurité définitive
sur laquelle s’achevait le Los Angeles 2013 de Carpenter
représente le cauchemar des toutes ces entités audiovisuelles.
L’annexion de l’imagerie
cinématographique se fait en termes de programmes et de durées. Pour réunir le
plus grand nombre de téléspectateurs, on va favoriser les métrages qui
répondent le mieux au cahier des charges du petit écran, basé sur l’élimination
de toute individualité. La télévision s’adresse à un public, le
cinéma à des spectateurs. La mythologie télévisuelle ne s’élabore plus
à partir du monde perçu comme hétérogène et mystérieux, mais s’élabore sur le
socle creux d’une dégradation mercantile de schémas narratifs et formels
séculaires, vendus sous l’attrait de la nouveauté (avec l’alibi de la
technologie). Pour éviter l’angoisse, la solitude, la souffrance inhérentes à
l’existence humaine et à l’expérience du regard, la télévision propose une sinistre
fête infinie de couleurs, de sons, de mouvements, qui conjure la violence, le
sexe et la mort en leur allouant une place limitée, encadrée, celle du journal
télévisé ou du flash spécial, et un traitement spectaculaire abrasif
(Rossellini déjà déplorait les roulements de tambour lors de l’alunissage). On
se souvient de l’épilogue terrible de Tout ce que le ciel permet, où les
enfants de Jane Wyman, pour compenser la perte de son grand amour, lui
offraient… un téléviseur ! L’enfer en Technicolor de Sirk se pare à
présent de la froideur lisse du numérique, de sa plasticité incessante, de son
ubiquité aussi. Les images deviennent minuscules et interchangeables, fières de
leur fadeur et de leur vulgarité. Dans la poignante métaphore de Ginger
et Fred, Fellini montrait bien ce passage à l’ennemi avec le récit de
ses deux transfuges du music-hall, abîmés par la vie, contraints de survivre
dans l’univers méprisant et méprisable de la lucarne, carburant au bruit et à
l’absurdité, épuisante d’agitation et de factice. Sous couvert de souci
patrimonial et d’interactivité, la télévision renvoie le consommateur à son
propre néant, à sa propre ignominie, en une séduction par les gouffres
consumériste et totalitaire. A contrario, l’intimité de l’écran domestique peut
offrir une miraculeuse spiritualité (Le Décalogue de Kieślowski dû à la
télévision polonaise).
Le Monde comme il va
Pour comprendre le cinéma
contemporain, il faut parcourir l’univers numérique. Avec l’abandon de
l’analogique, la nature des images change, comme leur statut. L’image sur
pellicule vieillit, s’abîme, s’enflamme ; l’image numérique se véhicule,
se travaille, ne connaît pas l’irréversible. Chaque nouveau format se donne
comme un progrès vers une plus grande fidélité en termes de définition. Le
Graal du pixel ? Un rendu qui égale enfin la trame du réel, une image à
deux ou trois dimensions qui rivalise avec le relief de la vision du cerveau. L’économie
numérique ne vise plus la mimesis,
comme les arts traditionnels (auxquels le cinéma appartient), la traduction
esthétique d’une réalité référentielle, celle du corps et du monde, elle tend
au contraire vers la genesis, la
substitution de son propre territoire à celui du consommateur. La politique du
simulacre, théorisée par Baudrillard, s’exerce dans tous les secteurs de
l’imagerie binaire, de l’information au jeu vidéo, en passant par la
télé-réalité. Les frontières se brouillent à dessein, les logiciels
d’entraînement remplaçant la pratique du terrain, la politique nationale
obéissant au scénario du storytelling.
Le téléspectateur ou l’internaute se transforment en producteurs d’images, en
monteurs et diffuseurs, réalisant le vœu du Coppola des années 80 prédisant que
n’importe quelle gamine pourrait bientôt se servir d’une caméra pour faire ses
propres films. Que pèse un art de fiction dans un monde devenu lui-même
fictionnel ? Pourquoi choisir cette image à défaut de celle-ci,
plus obscure, plus étrangère ? Le quadrillage de la géographie mentale
trouve son reflet dans l’usage de la vidéo-surveillance dans l’espace public, en
une synchronie qui inspirerait le Foucault de Surveiller et punir.
Deux grands films radiographient
l’époque, et, significativement, il s’agit de deux films de cinéma, de deux films de genre. Dans Redacted, De Palma
accompagne un groupe de soldats en Irak qui vont commettre l’irréparable. Dans Diary
of the Dead, Romero suit une équipe d’étudiants en cinéma en pleine
couverture de la fin du monde. Les deux œuvres, incandescentes et impitoyables,
plongent le spectateur sidéré dans un maelström visuel, un magma de textures, de
formats et de provenances, qui rendent magistralement compte du régime
contemporain des images, et de l’implication de leurs auteurs. Elles se posent
en alternative au discours audiovisuel dominant, opposant aux conventions du
genre – le film de guerre, l’horreur – une subjectivité chorale qui reformule
l’objectivité du néo-réalisme. Toutes les deux prennent le pouls d’une humanité
malade, éclatée en tribus féroces, dont les images dévoilées encapsulent la
sauvagerie civilisée (leçon morale déjà donnée par le Deodato de Cannibal
Holocaust). Ce diptyque d’aujourd’hui utilise les outils de
communication actuels pour décrire le système qui les conçoit et les dirige,
unissant le fond et la forme afin de délivrer un témoignage aux allures de
guérilla. Dans la nuit du désert de l’âme, elles brillent à la façon de phares
enragés, projetant une lumière noire qui permet de mieux voir, de voir enfin,
dans les ténèbres surexposées de la modernité. Le cadavre supplicié d’une femme
voilée ou ceux des victimes anthropophages peuvent dès lors se lire comme les
vestiges du réel, que le cinéma doit déterrer en archéologue sous la patine
nauséabonde du visuel. Art létal, enregistrant la mort à l’œuvre, le cinéma, de
nos jours, tire sa puissance de sa mémoire, de sa dissidence, de sa quête
éperdue et scandaleuse de vérité, même et surtout convulsive et sanglante.
La Disparition
Quelque chose disparaît dans le
cinéma au début des années 60. Deux films fondateurs mettent en scène cette
disparition. Dans L’avventura, une bourgeoise s’évapore sur une île en
Méditerranée. Dans Psychose, une voleuse en route vers la Californie succombe dans un motel. Que nous disent ces deux absences ? Que
le cinéma fait sa mue, que les temps changent autour de lui. Antonioni
prend acte de l’absurdité de l’existence avec cette béance narrative au début
de son odyssée sentimentale, que jamais rien n’expliquera (Robbe-Grillet avance
des raisons de durée pour la suppression d’une séquence écrite et filmée ;
pourquoi pas ?). Hitchcock illustre la sauvagerie du fait divers avec ce
meurtre d’une actrice célèbre au début de sa comédie noire, analysé in extremis.
Les changements à vue concernent autant la façon de raconter que la nature des
personnages. Cette révolution copernicienne de la narration, cette prise en
compte de l’effondrement du star system hollywoodien (et avec les moyens de
la télévision conquérante), augurent de lendemains cinématographiques et
culturels radicalement différents.
Les deux films préludent aux nouvelles dramaturgies européennes et
sud-américaines, à leur économie alternative – la Nouvelle Vague, le Free Cinema, le Cinema Novo mais aussi le Fellini de La dolce vita et de Huit
et demi – ainsi qu’à la parenthèse désenchantée du Nouvel Hollywood,
cinéma du doute, des anti-héros, des crises
et de la nuit violente étendue depuis la maison Bates sur le Vietnam. Dans le
désert rouge des sentiments, des silhouettes malades de leur érotisme s’adonnent
à une errance existentielle conclue par la main d’une femme magnanime
délicatement posée sur l’épaule d’un homme coupable (De Palma se souviendra de
la pose au terme de Blow Out) ; dans le désert de l’horreur
économique symbolisée par la déviation d’une route principale, des figures
médiocres cherchent à résoudre le mystère d’un matricide vengé par une seconde
disparition, celle du triple meurtrier possédé par sa chère défunte.
Entre la
compassion et la possession, entre le pardon et la libération de tous les
démons intimes (le meurtre de Marion Crane annonçant celui de Sharon Tate), le
caractère prophétique des allégories se déploie sur plusieurs plans, de
l’avènement du cinéma d’horreur et de la pornographie, au regard réflexif du
cinéma dans son rapport à un ordre du monde bientôt contesté, interrogé, plongé
dans les ténèbres après le Technicolor d’avant-guerre. Sans aller jusqu’à lire
dans le générique schizophrénique de Saul Bass une réminiscence des uniformes
des camps d’extermination, comme le fit Jacques Mandelbaum du Monde, le diptyque sert
de transition entre deux cinémas, entre deux époques. Après vingt ans de
maturation, il porte l’empreinte grise des cendres de l’incendie d’Atlanta – Autant
en emporte le vent, en effet, car avec cet embrasement métaphorique, à
rapprocher de la chasse dans La Règle du jeu, le cinéma témoigne
d’un désastre et enfante une nouvelle imagerie qui évoque la tératologie. Les
monstres vivants, les corps du quotidien, la sexualité mise à nu, la solitude
inguérissable des individus – après les grands élans collectifs discrédités par
les idéologies brunes ou rouges – deviennent les habitants à demeure d’un
cinéma plus adulte, plus sombre, plus mélancolique aussi. La fête triste
organisée par l’Edwards de The Party enterrera les dernières
utopies. Cinquante ans plus tard, ici et maintenant, la disparition concerne
désormais le cinéma lui-même.
Histoire de l’œil
Voir et survivre à ce que l’on
voit – la question hantait déjà Œdipe ; elle fournira le sujet
de la fable moderne du Voyeur. Chaque film d’horreur nous
apprend à mourir, à regarder ce que nous ne voulons voir : la violence, la
maladie, la mort. Mais voir implique la mise au point et la découpe de
l’espace. « La robe sans couture de la réalité » désignée par Bazin,
le montage la taille allègrement, quand la profondeur de champ voudrait
explorer chacun de ses plans par une mise à niveau égalitaire, une sorte
d’assemblage unitaire à l’intérieur de celui-ci. Pourtant, le hors-champ
coexiste toujours, menace sourde lovée juste à côté de l’objet vu, ombre de
celui qui regarde, congénital au champ. Le travelling circulaire à 360 degrés (dans
Carrie au bal du diable,
Obsession
ou Body
Double) tire en partie son ivresse de cette vision divine de tous les
côtés, de cette omnipotence du regard qui parvient à voir derrière lui et
conjure sa mort par un face à face, mais là encore il s’agit d’une illusion,
d’une caméra sur un rail circulaire qui reste cependant linéaire, incapable de
cumuler tous les points de vue, de les fusionner dans une seule image
démiurgique. Art du temps et donc de la succession, le cinéma ne parvient à
l'ubiquité que par artifice (l’effet bullet
time de Muybridge, repris par Matrix
et appliqué à l’éjaculation infinie du Perfect de Ninn !).
Montrer ou dissimuler, montrer en dissimulant, de Tourneur à Carpenter, la
dialectique connaît ses réussites et questionne les fondements du spectacle.
Dans la tragédie, le sang coulait en coulisses, au cinéma, depuis la douche
létale (et le viol symbolique) de Janet Leigh, il se répand en torrents
domestiques ou cosmiques (les portes de l’ascenseur écarlate de Shining).
Il existe un irreprésentable au
cinéma, comme il existe un indicible en littérature avec Lovecraft ou Sade. La
xénophobie de l’ermite urbain de Providence et la comptabilité démente du
marquis rejoignent le génocide juif dans un même achoppement sur un absolu de
l’horreur. Comment dire cela, comment montrer cela ? Comme Lanzmann, par
le recueil de paroles survivantes et de lieux hantés, ou par la reconstitution
dramatique – dans le double sens du mot – du spectacle décliné en sous-genre, voire
en conte (le Petit Chaperon rouge dans le ghetto de La Liste de Schindler) ? Le
numérique se moque de ce dilemme moral, il ne reconnaît plus d’image impossible, de par sa nature même, éternellement
plastique, modulable, façonnable comme un ADN, aussi intime dans son exposition.
Le dégoût devant certains sites, certains imaginaires non filtrés par une
éducation esthétique et politique, on doit le dépasser pour bien comprendre la
nouveauté radicale de ces images, de vidéos justement nommées virales. Cronenberg, avec Vidéodrome,
prophétisait la confusion des deux plans de réalité, leurs noces obscènes et
vertigineuses, célébrant dans une élégie la nouvelle chair du regard et du
monde réunis dans une même fiction. Nous vivons dans ce monde, nous le filmons
autant qu’il nous filme, le déplacement du point de vue unique vers une
mosaïque collective de sources réactive les écrans de Mabuse en tablettes à la
portée du premier marmot. Ses yeux par
millier, que voient-ils désormais, sinon une réalité retournée comme un
gant, comme un corps privé de sa pudeur, de son intériorité ? Tout se
filme, tout se met en ligne, tout suinte par les innombrables failles de
l’égout et de la chambre des trésors. Le cinéma cartographiait un extérieur au
moyen d’un intérieur, le numérique fait plonger dans un territoire sans
frontières, une chimère combinant le dehors et le dedans, greffant le je à tous les ils.
Le Diable au corps
On peut dater précisément l’avènement
du Malin au cinéma avec Rosemary’s Baby sorti en… 1968. S’il doit beaucoup à La Septième Victime de Robson, film méconnu
et très vénéneux sur le désespoir métaphysique des grandes villes, autant qu’à
la satire féministe originale de Levin (qui récidivera avec Les
Femmes de Stepford), Polanski enracine la démonologie au sein de la
modernité urbaine, celle d’un couple new-yorkais dont le mari se révèle prêt à
tout pour atteindre le succès, y compris vendre son âme et, accessoirement, le
ventre de sa femme, au Diable en mal de descendant, un comble dans cette foire
aux vanités ! Paranoïa à tous les étages, voisinage redoutable de séniors, berceuse tendre et tragique
pour endormir l’immonde rejeton maintenu invisible : le réalisateur use
d’une dérision très polonaise pour peindre son portrait de femme, fortement
aidé par l’attachante Mia Farrow. Mais il n’hésite pas non plus à plonger dans
les ténèbres qui le frapperont peu de temps après, la conspiration
reproductrice s’abouchant à l’atrocité du fait divers. L’art imite la vie pour
le pire, et le cinéma devient parfois un art divinatoire. La Malédiction de Donner
nous fait retrouver Adrian grandi et rebaptisé Damien. Matricide, catalyseur de
pendaisons et de décapitations, l’oiseau noir fait son nid chez un ambassadeur
américain posté à Rome (la suite de la série lui fera d’ailleurs grimper les
échelons du pouvoir politique). Entre les deux, le monumental Exorciste
de Friedkin, grand film de chambre sur la culpabilité d’un fils envers
sa mère, d’une mère (encore une actrice…) envers sa fille, radiographie d’une
époque et du cerveau d’une enfant profanée jusque dans son sexe de fillette –
le visage blanc de Linda Blair dans l’automne des derniers plans demeure
inoubliable, comme celui de l’Adversaire à peine entrevu dans le rêve
prophétique du prêtre rongé par ses remords.
Dans l’ère du soupçon des années
70, où le doute affecte la politique étrangère (Vietnam) et
intérieure (Watergate), les enfants eux-mêmes endossent les crimes des pères,
comme dans la littérature victorienne de James. Leur fausse
innocence se manifeste en moments de tétanie – la gamine urinant durant la
réception, la marque du nombre maudit découverte sur le cuir chevelu du petit
mâle – qui sidèrent leur famille autant que le spectateur, pourtant habitué à
parcourir ce Village des damnés où règne l’Opération peur. La
métaphore de la souillure remet au goût du jour le conflit des générations, à
l’intérieur d’un foyer dévasté qui reflète l’état d’une nation malade. Sur ce
terreau de défiance, de cynisme et de doute mortel, naissent les fleurs noires
de la conspiration, des théories du complot, de l’ordre caché, l’un des fondamentaux de l’alchimie et de l’exégèse
cabalistique. Sous le voile des apparences civilisées, Légion aux mille bouches
mène le monde, probablement. La crise économique et morale creuse un bloc
d’abîme contre lequel les films catastrophe allument des feux consolants, avec
leur unanimisme et leurs fins heureuses, dernier refuge des anciennes stars qui
jouent leur propre déclin (comme les fantômes héroïques de Boulevard du crépuscule). L’écran démoniaque américain témoigne
d’un malaise en écho à son prédécesseur expressionniste de l’Allemagne des
années 20. De façon significative, une enfant ne rentrait pas chez elle dans
l’admirable M le maudit, dont la pédophilie contemporaine de l’ère
numérique contournera, par ses réseaux, l’admonestation finale sur la
protection enfantine.
Les Cent Vingt Journées de Sodome
La pornographie repose sur un
principe romantique : exposer l’intime. Montrer ce qui se trame entre deux
corps, entre quatre murs, le montrer inlassablement, dans l’itération du
présent éternel, avec de nouvelles anatomies familières dévorées par un Saturne
aujourd’hui numérique, s'avère son programme et son fonds de commerce
(florissant). Dans le supermarché planétaire de la copulation binaire, tous les
produits s’affichent pour séduire le chaland, dans une démocratie sexuelle qui
tolère (et encourage) tous les âges, toutes les couleurs de peau, toutes les
pratiques. Ironiquement, l’économie de la jouissance réalise l’un des principes
de la philosophie, cette suspension du jugement nécessaire pour appréhender
l’objet de la pensée sous tous ses aspects. Depuis Gorge profonde, conçu et
distribué dans l’Amérique convulsive de la décennie du doute, jusqu’au gonzo actuel, segmenté en saynètes
accessibles à tout mineur, la pornographie, plus vieille que le cinéma, et qui
lui survivra, poursuit son chemin dans les marges, à la fois repoussoir et
tentation (que l’on cite seulement Catherine Breillat, Dumont, Noé ou Clark). Dans
ce grand déballage apparié au culte médiatique de la transparence, dans cet
univers de révélations, d’enquêtes interdites
et de talk-shows féminins, elle
constitue la forme extrême d’une mise à nu généralisée, autorisée, légalisée.
L’élan libérateur de « l’âge
d’or du X », étouffé par l’imposition, le financement criminel et les
mouvements des droits des femmes,
continue d’interroger, au mieux naïf, au pire simple alibi. Plutôt
que de libérer l’on ne sait qui de l’on ne sait quoi, la pornographie entend
révéler le hors-champ chronique du cinéma traditionnel, celui qui plonge les étreintes dans la nuit du fondu enchaîné ou les
sublime en chorégraphies inoffensives et puritaines.
Le cinéma pornographique ramène au
corps, le ramène en pleine lumière blanche – disons, celle d’une clinique
gynécologique ou d’une morgue – et pratique le temps réel sans montage, pour
retrouver l’ontologie du cinéma théorisée par Bazin. Cela se passe ici et
maintenant, cela s’affirme comme un événement et non plus une représentation
(malgré le jeu de rôle et l’artifice du point de vue), cela sidère et exile
hors du monde, dans un univers purement cinématographique de contes de fées
pour adultes dépourvus d’angoisse, de maladie et de mort (mais pas de violence
relative) : voici un cinéma documentaire qui pourrait représenter une
alternative à l’embourgeoisement, à l’innocuité, à l’usure des narrations
contemporaines, dont les meilleurs représentants proposent des esquisses
inabouties (les Mitchell, Dark, Blake et autres Ninn). Mais Derrière
la porte verte se tient aussi une tristesse profonde, une mélancolie
qui lient le genre au film d’horreur. Les Obsessions cachées des New
Wave Hookers posent des questions essentielles sur le cinéma, sur ce
que l’on filme et comment, sur les limites de la mimesis et du corps féminin, sur l’imaginaire sexuel et la
puissance symbolique, sur le rapport de domination et la peur qu’il génère à
l’œuvre dans les secteurs professionnels, privés et publics, sur le fantasme
alimenté par la réalité, sur la déception des images et leur séduction facile,
sur notre solitude de verre et sur l’écoulement dérisoire, grotesque et
bouleversant de nos fluides vitaux (comme Southern les appelle dans Docteur
Folamour) – on ferait bien de les prendre au sérieux, d’y réfléchir la
tête froide et le cœur libre, afin, qui sait, d’y trouver quelques réponses ou
résistances à l’hégémonie du vide.
Bonjour tristesse
Une étrange mélancolie colore de sa
lumière noire les films de Melville, ceux du premier Cronenberg, ceux de
Tarkovski aussi. On la retrouve chez Edwards, Kitano ou Moretti. La tristesse
qui émane de leurs œuvres, et qui n’interdit pas l’espoir, ni l’énergie, ni le
jeu, ni la force vitale du désir, ne tient pas seulement aux parcours de leurs
personnages, solitaires perdus dans un monde incertain, toujours déplacés d’une
quelconque façon, étrangers à eux-mêmes et à quelque chose qui les dépasse. Le
Samouraï, Faux-semblants, Nostalghia, The Party, Sonatine
et Journal
intime vibrent d’une douleur mesurée, qu’on dirait apprivoisée, élégies
urbaines ou rurales qui prennent la route buissonnière vers la plage, empruntent parfois les
nobles chemins du mélodrame (avec plus d’évidence dans La Chambre du fils, film
éprouvant même pour son réalisateur, qui en revint difficilement). La mer,
culturellement, ouvre sur la mort, ici presque souriante, dans la douceur
sensuelle du crépuscule. Le yakuza se tire une balle dans la tête, le cinéaste
sur sa Vespa retourne en pèlerinage sur les lieux de l’assassinat de
Pasolini : oui, tout nous conduit là-bas, au bord de l’eau calme, à la
frontière entre le sable blanc de la tombe et le mouvement perpétuel des vagues
vivantes. Par sa structure, le cinéma narratif et mimétique nous reflète notre
temps imparti, jusque dans ses fins ouvertes et ses boucles diégétiques (Lost
Highway ou mieux encore Mulholland Drive). Comme
la couverture du livre métaphorise la peau humaine, coupée une fois pour
toutes, et comme le roman, le genre le plus lu de nos jours, reproduit le
déroulement d’une vie avec son commencement, son milieu et son dénouement, le
film, créé à notre image, figure un exosquelette de nos destinées,
sentimentales ou autres.
Sans doute faut-il voir dans cette
fidélité existentielle les raison de son succès, et de l’échec du cinéma
expérimental, en dehors de considérations de distribution malaisée. Le miroir
promené le long du chemin par le Stendhal du Rouge et le Noir doit
réfléchir avant de nous renvoyer notre image, selon la formule un peu facile de
Cocteau, autrement dit, posséder un coefficient de réalisme assez élevé pour
provoquer l’empathie, ou la simple reconnaissance dans ce que l’on désapprouve
ou rejette. L’ennui procède aussi par mimétisme, comme le faux scandale. Mais
l’image reflétée, obscurément, imparfaitement, dans les limites pour l’instant
majoritaires de la double dimension, apparaît comme un souvenir terni, lesté de
chagrin, de nostalgie, d’une poignante sensation de gâchis et de temps perdu.
Si Proust cherchait à ériger une cathédrale de la mémoire uniquement à la force
du langage, à son travail constant jusqu’au dernier
mot littéral, signant l’acte de
naissance (avec d’autres) de la littérature moderne, le cinéma nous donne à
voir cette perte du temps, qui s’écoule entre les doigts comme le sable
japonais. Avec Il était une fois en Amérique, relu par Wong Kar-wai dans son envoûtant
The Grandmaster,
Leone réalise non seulement un film testamentaire, avec pour héros un fantôme
revenu sur les lieux d’une tragédie et d’une trahison, mais encore l’exploit
d’un vrai film proustien (l’unique, avec Mort à Venise ?), dont la
mémoire, le souvenir, la nostalgie, le temps du passé s’écoulant dans le
présent, comme le sang noir d’une blessure, constituent le matériau de l’œuvre,
sa forme et son enjeu. Et l’odyssée intérieure de son gangster antique s’achève
sur un sourire d’opium, faisant du film à la fois un flash-back et un flash-forward
immenses comme la conscience, celle du Bonheur des tristes, pour reprendre
le titre du beau livre de Luc Dietrich.
Je me souviens
Art létal, le cinéma perd ses salles
au profit des multiplexes, comme on
rase les cimetières pour en faire des champs de courses ou des terrains
constructibles. Les nouveaux écrans vantent une image toujours améliorée,
spectaculaire, dotée du don d’ubiquité ; ils proposent désormais une « réalité
augmentée », pour faire revivre les époques révolues, ressuscitant des
mœurs défuntes afin de charmer les touristes du village global. Comme dans Mondwest,
nous devenons tous des acteurs de la société des loisirs, plus encore que de
celle du spectacle, déambulant parmi les décors du cinéma passé, nous abandonnant
dans notre temps fragmenté, toujours plus rapide et irréversible, à un jeu de
rôle en réseau, dans nos moments de
distraction et jusque dans nos vies scénarisées au quotidien par tous
les narrateurs, ceux du commerce, de la politique, ceux de l’amour et de la
haine – et par nous-mêmes, bien sûr, à la fois acteurs et protagonistes de
notre propre fiction emboîtée dans celle des autres, tous les autres. Franchie
la quarantaine, une tendance à la nostalgie peut saisir la main de celui qui
écrit, détourner son cœur de la foire aux atrocités contemporaine. Mais pour
chérir quels pauvres trésors, pour soulever quel filigrane d’un herbier
d’autrefois ? Les fleurs fanées tomberaient en poudre sous nos doigts, nos
yeux se fatigueraient à retrouver hier, déjà mort en train d’apparaître, son
décès impitoyablement enregistré par la pellicule ou le numérique. Le final de Cinema
Paradiso, avec son montage de tous les baisers censurés, n’émeut que
les nécrophiles amoureux des femmes (et des formes) mortes, et résonne avec
l’épilogue de La Conspiration des ténèbres, le grand thriller scopique de Theodore Roszak, où Max Castle, le cinéaste maudit, et Jonathan Gates, l’enquêteur
obsédé par son sujet, réalisent un dernier film avec toutes les chutes des
autres, dans l’attente de la fin du monde, Éros et Thanatos s’unissant une fois
encore dans cette parabole sur le regard et le pouvoir des images.
Mais aujourd’hui, il ne faut guère
craindre un avatar iconoclaste du catharisme : les images règnent pour le
meilleur et le pire, et chacun se prend au piège de leur mosaïque, comme la
victime humaine, dérisoire et terrible, de la toile d’araignée dans La
Mouche noire. La place allouée au cinéma dans cette nouvelle économie
semble une peau de chagrin, un simple fournisseur parmi d’autres de produits, avec
pour seul destin d’alimenter les câbles sous-marins qui permettent au maillage
invisible de se déployer en nous reliant les uns aux autres. Une toile en
remplace une autre, sans pluie d’étoiles mais dans le spectacle permanent et
pixelisé d’une réalité narcissique, redondante, hissant l’anecdote ou la
formule rassie au rang d’œuvre d’art. Dans une société qui se targue d’offrir –
de faire payer, plus justement – à ses citoyens-consommateurs un quart d’heure
démultiplié de gloire, via de supposés talents enfin accessibles et opératoires
grâce à la technologie (Coppola faisant de n’importe quelle enfant armée d’une
caméra une réalisatrice), le cinéma survit comme une relique vieille et
coupable de destins inconnus. La cinéphilie elle-même se dissout, et le
patrimoine (responsabilité éducative, garrottée par l’inusable « manque de
moyens »), et la mémoire. La maladie d’Alzheimer, grand cause
nationale sous un gouvernement de droite, se vérifie au quotidien dans le
souvenir-écran de l’immanence numérique. Tous nous fabriquons et
consommons des images postmodernes qui ne citent que pour abolir et nous condamnent
au vide itératif d’un enfer en HD.
L’Oiseau de feu
Le cinéma doit périr, comme périssent
les hommes, les arts et les civilisations. Dans la guerre douce du virtuel, le
numérique représente un adversaire totalitaire, mais le principal ennemi du
cinéma reste… lui-même. Trop de mauvais films ou de simples téléfilms qui usurpent ce mot, trop
d’arguments anémiés pas même dignes de l’indigne petit écran (ce vocable
s’applique désormais aux tablettes) ; trop de corporatisme et de clanisme
au sein d’une profession qui devrait plutôt revendiquer son artisanat et son
indépendance, au mépris de toutes les allégeances étatiques ; trop de
mépris, enfin, des décideurs et des professionnels en haut de la pyramide, à
contempler avec arrogance les intermittents
du spectacle et le public, auquel on ne livre que des produits réunis par le
plus petit dénominateur commun, éclaté en niches, réduit à l’anonymat du
consommateur devant sa fenêtre domestique fermée sur le monde, mais béante sur
ses simulacres de désir, de bonnes intentions, d’art élevé ou de divertissement
ignoble – et nos maîtres nous donnent cela, comme d’autres leur nourriture sans
nom aux cochons frétillant dans leur auge. On peut ressentir l’envie d’en
finir, de brûler tous les écrans dans un bel autodafé, tel un certain Wenders, mais l’image appauvrie,
aveugle, incapable de faire sens, émigrerait ailleurs, sur d’autres supports,
parasitant d’autres consciences et d’autres imaginaires.
Deux options se présentent à tous
ceux qui croient encore aux puissances du cinéma. Ou bien l’on se retire dans
un silence hautain, délivré de l’emprise des images contemporaines, ressourcé
par celles du passé glorieux pas si lointain – le cinéma pensé comme art
centenaire, cela et rien de plus –, ou bien l’on continue à se battre, en
s’adonnant à une guérilla qui utilise la technologie (ses modes de production
et de diffusion) pour mieux la contredire, pour aller à contre-courant du
fleuve dominant qui emporte tout sur son passage, la découverte du monde, les
rêves intimes et l’âme invaincue. Osterman week-end se terminait sur
une chaise vide de réalisateur (de télévision), clin d’œil de Peckinpah et
belle façon de faire ses adieux. Proposons autre chose, un passage par les
flammes de la dissidence, de l’insurrection, de l’autonomie. Ce cinéma auto-produit,
qui ne doit rien à personne qu’à lui-même, qui ne rend compte qu’à sa propre
ambition et à son courage inflexible, il faut qu’il advienne par une sorte de
saut qualitatif, une projection hors
de ses limites et de son langage. Dans Andreï Roublev, un fondeur de
cloches joue sa peau : pour que le village renaisse, il doit fondre
l’outil céleste et obtenir un son parfait. Avec la menace d’une décapitation et
le silence de son père mort (« cette charogne »), il se surpasse et
entraîne le peintre dans son élan vers la grâce. Le film s’achève par un
diaporama musical d’icônes, la foi retrouvée, l’art réconcilié, la couleur
revenue dans le cœur des hommes. Qui, aujourd’hui ou demain, parviendra à un
tel engagement, à une telle hauteur, pleine et généreuse, sans autre projet que
son existence rayonnante, intemporelle, traversant les siècles et les formes
pour nous ravir si longtemps après ? Oui, le cinéma doit devenir phénix,
« se brûle[r] dans l'atmosphère de la réalité vivante, pour renaître de
ses cendres comme une vérité nouvelle à peine découverte », selon les mots du
cinéaste à propos de la vie de son personnage, de sa passion. Nous ne prierons pas pour cette épiphanie, mais nous
l’appelons de tous nos vœux, tels ceux que l’on prodigue à un grand malade, à
un amour qui s’en va. Mourant, le cinéma ? Sans doute, mais riche de renaissance.
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