Passion : L'Impasse
Les premières
secondes annoncent et disqualifient d’emblée le calvaire à venir : après un
placement de produit pour Apple, avant Panasonic et Coca-Cola lors d’une
cascade à l’intérieur d’un parking, sur un motif drolatique de Donaggio (écho
du Prokofiev de Pierre et le loup ou du Herrmann de Mais qui a
tué Harry ?) et dans une lumière eugéniste, deux nanas
aussi grises que leur ordinateur portable se moquent d’un projet de publicité
pour un smartphone : « C’est nul… C’est horrible » – en effet, ce que vont
confirmer quatre-vingt-seize longues minutes. Que faire sinon chercher des
indices à défaut d’une explication, tant ce naufrage intégral, comme n’importe
quel suicide, garde une part de mystère ?
Vous n’en croirez pas vos yeux, assurément. Que
les adeptes tardifs, tout frémissants de leur zèle de nouveaux convertis,
fassent l’éloge d’un « imaginaire érotique » ou d’une « maîtrise formaliste ».
Même de flagrants ratages comme L’Esprit de Caïn, Femme
fatale et Le Dahlia noir comportaient au moins une scène mémorable. Ici
ne demeure qu’un vide sidéral et sidérant. Cinq ans après l’échec commercial,
le dernier d’une longue suite, de Redacted, faramineux portrait d’une
guerre, d’une certaine virilité, du monde contemporain dans sa toile d’images
virales, voici un opuscule qui usurpe jusqu’à son beau titre citant Godard et
sur lequel s’achevait La Mauvaise Éducation, vrai chant
funèbre passionné. Presque entièrement filmée en champs-contrechamps,
parfaitement calibrée pour la télévision française qui la produit, cette chose possède l’érotisme et la violence
d’un poisson mort. De désir, de folie, de beauté, pas un seul gramme en ces
ruines, rien qu’une immense fatigue et le sentiment d’un affreux gâchis :
imaginez un pianiste virtuose aux mains écrasées réduit à jouer avec deux
doigts…
Qu’une œuvre aussi brillante, lyrique et
politique engendre un tel avorton interpelle. Qu’un cinéaste aussi lucide et
maniériste s’abaisse à enquiller des auto-citations pour essayer vainement
d’animer d’insipides pantins tout droit sortis d’une dramatique télévisée
allemande – voitures de Polizei
comprises – ne peut laisser indifférent. On sait que Ravel (déjà singé par le
pauvre Sakamoto lors d’un précédent baiser entre femmes) admirait L’Après-midi d’un faune, une musique
« sans ficelles » aussi révolutionnaire que le Tristan und Isolde de
Wagner. Une étude mériterait de traiter l’évolution musicale du réalisateur,
autrefois opératique, de Gounod (Phantom of the Paradise) à
Leoncavallo (Les Incorruptibles) et désormais acquis à l’impressionnisme
français, chorégraphié de surcroît par Jerome Robbins lors d’un stérile split screen ; notons encore que le
policier de service s’appelle Bach… Mais à quoi bon ? S’impose une vérité qu’il
faut se résoudre à regarder en face comme on s’inflige cette douloureuse
éclipse, et qui excède le cas De Palma.
Cinquante ans plus tôt, un certain Alfred
Hitchcock, secondé par l’excellent scénariste Ernest Lehman, racontait une
fable morale sur un publicitaire jeté dans une fiction sentimentale
d’espionnage pour combattre la vacuité présente au sein même de son patronyme.
Roger O. Thornhill devait sauver sa peau et son amour avec La Mort aux trousses. Il
y gagnait son humanité de personnage, devenant un homme courageux et amoureux
quittant enfin le giron de sa mère. Ce faux remake d’un Corneau orientaliste
voudrait bien utiliser un point de départ identique, mais dans une variation
inversée sur le thème du faux coupable. La criminelle Isabelle convoque
d’ailleurs le fantôme de Montgomery Clift dans La Loi du silence quand
elle affirme « I confess ». La morale confirme in fine l’ancrage catholique de la filmographie : la meurtrière se
condamne à cauchemarder en boucle ses meurtres dans une compulsion narrative.
À fixer l’abîme, on court le risque qu’il ne vous
fixe en retour. Ce film, le pire de son auteur avec le sinistre Mafia
Salad [sic], démontre l’adage nietzschéen – cette topographie d’un
univers des apparences, de la séduction facile, des jeux de domination, se
retrouve contaminée par l’indigence, le statisme, l’absence de tout enjeu
humain et esthétique. La blonde petite-fille du Docteur Mabuse peut contrôler
toutes les caméras de son terrain de jeu, et la rousse idolâtre enamourée
révéler à sa déesse ses propres crimes, on se fiche royalement de ce recyclage
de figures et de schémas anémiés. Et l’on ne doit guère compter sur la
vulgarité roborative de Body Double pour nous réveiller,
seulement se contenter d’un gode-ceinture carmin et d’une « ass-cam » ridicule,
qui inciterait à prendre le film comme une mauvaise blague (mais le réalisateur
le range dans la catégorie « bon suspense » !). Ressassement, truismes,
essoufflement généralisé, bichromie bleue et blanche d’hôpital, coups de
théâtre indignes d’un aspirant dramaturge, disparition du point de vue : nous
bornerons ici l’énumération des tares qui donnent à cette critique sa vraie
dimension de faire-part nécrologique et de crève-cœur.
Les histoires d’amour finissent mal, dit-on, dans
une cristallisation stendhalienne à l’envers. Tout ce qui auparavant nous
touchait, nous exaltait, nous rendait plus conscients de nous-mêmes et du
monde, de toutes les images de ce monde, prend fin aujourd’hui. Malgré quelques
braises asiatiques, le cinéma se meurt, le cinéma trépasse, dissout dans le
magma numérique où chacun (se) filme. Un mot unique ne désigne plus la même
chose : le film ne renvoie plus à une ouverture, à une intériorité, à une
pensée. Il se réduit à un solipsisme narcissique, à une mise en ligne
communautaire et tribale. Si le cinéma détient un avenir, il passera
certainement par les sous-genres de l’horreur et de la pornographie qui osent
se coltiner encore l’unique réalité – notre corps. Dans un monde où le
capitalisme réussit l’exploit de commercialiser le virtuel, instaurant une
économie matérialiste basée sur la disparition de l’humain, de sa matérialité,
la nécessité de reconquérir son corps pour à nouveau pouvoir rêver s’impose. Le
cinéma doit servir à cela, ou s’éteindre définitivement.
Grand conteur et grand styliste, Brian De Palma
ne devra son salut qu’à la colère et au passage des frontières de son propre
univers, sous peine de reprendre à son compte le titre du film de Nanni
Moretti, Je suis un autarcique ou de radoter à la façon du dernier
Fellini. Comme à un père gravement malade, que nous n’épargnons pas par
respect, admiration, reconnaissance et amour, nous ne pouvons que lui souhaiter de
vite recouvrer son œil et son cœur, sa dangereuse séduction et sa voix de
maître...
Salut Jean-Pascal, je savais que tu aimais le (l'ancien ?) cinéma de BRIAN DE PALMA ?TOUT COMME MOI,mais en dépit des sublimes films qu'il nous a fait vibré, dans les année 80,90........Je ne suis pas certains que de palma est fait sa filmographie sans en tiré une scène d'un autre cinéma. ayant revue ses films je me suis aperçu que des scènes revenait dans ses film (ex la gare central de new-york pour LES INCORRUPTIBLES et L'IMPASSE) et tous ces films ressemble a ceux que fait WONG KAR-WAI d'une image naît un film autour de cette image central qu'il peut exploité au mieux. mais pour cela il se rate souvent, son credo a était d'être considérer comme le fils spirituelle de ALFRED HITHCOCK. Pourtant j'ai aimé,ces films que je ne regarde plus comme avant.
RépondreSupprimerMerci du commentaire, Jamel. Oui, De Palma pratique un cinéma de cinéphile, volontiers maniériste - au sens pictural du terme -, qui retravaille souvent d'illustres modèles (et pas seulement Hitchcock !), avec des échos, des correspondances, des auto-citations d'un film à l'autre, comme tu le soulignes, mais cela vaut pour n'importe quel artiste, de surcroît cinéaste, dont on retrouve les figures familières tout au long de son univers. Par ailleurs, l'oeuvre de BDP existe par elle-même, et sa beauté contradictoire, sa grande lucidité politique, son désespoir héroïque, aussi, n'appartiennent qu'à elle... Enfin, j'aime ce rapprochement avec Wong Kar-wai, car une même mélancolie, élégante et musicale, unit leurs deux filmographies, en dignes descendants d'un certain Sergio Leone...
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