My Joy : L'Arche russe


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Sergei Loznitsa.


Une fois sur la route, les spectres vinrent à sa rencontre…

Enraciné dans le documentaire, le poids sensible et cruel du monde, le film s’ouvre sur un cadavre jeté dans une fosse (celui du chauffeur ?) et recouvert de ciment par trois hommes anonymes, vêtus de noir, aux mains tatouées. Un bulldozer parachève l’ouvrage morbide, avec la terre noire d’un chantier. Cette introduction, dans sa violence sèche et objective, sert de métonymie et annonce la couleur dominante (elle fera écho à l’assassinat de l’instituteur-apiculteur, tué au petit matin, dans le soleil et les chants d’oiseaux interrompus par une seule détonation).

Notre camionneur sans qualités, taciturne, quitte un appartement uniquement occupé par sa compagne fantomatique, pour s’en aller à la rencontre d’autres fantômes, ceux de la Russie d’hier et d’aujourd’hui. Un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, devenu « sans nom », comme chez Leone, une prostituée mineure (Taxi Driver ?) refusant son argent et ses bonnes intentions, qui pavent l’enfer, on le sait (« Tu peux garder ta charité et ta pitié, lui crache-t-elle devant la foule d’un marché, aux visages tout droit sortis de Walker Evans ou Dorothea Lange), trois voleurs, enfin, qui finiront par l’occire d’une coup de branche (auparavant, un tronc d’arbre obstruait la chaussée) : autant de personnages et de destins pour ce Candide d’aujourd’hui, dans son odyssée picaresque sans vrai but ; à sa question pour s’orienter, l’un des voleurs dit : « C’est une direction, pas une route » et un autre rajoute : « Elle ne mène nulle part. L’impasse du mal ». En effet. Il transporte de la farine (avant de finir lui-même transporté dans un cercueil de zinc, tels les soldats en Afghanistan), mais les hommes croisés s’avèrent des loups à la banalité maléfique, le cœur empli d’une suie morale que le film relie à l’histoire contemporaine et passée, sans l’expliquer vraiment (à la façon de A Touch of Sin, plus existentialiste que marxiste).

Au bout d’une heure, le film change de « héros » et s’attache à suivre les pas (quelques plans de dos en caméra portée, l’effet Rosetta, en quelque sorte) d’un homme plus âgé, à la barbe d’anachorète, à la rigidité catatonique (voie cadavérique) et d’un silence de pierre. Il s’agit d’un autre spectre, venu de la guerre, un enfant traumatisé par l’assassinat de son père précité. Roué de coups par des miliciens locaux, accompagnant son fils à un marché spectral et miséreux, cocufié par son épouse chevauchant un cadavre viril pour se réchauffer, se vider de son trop-plein de désir (elle aussi se prostitue, semble-t-il, à l’image des autres femmes du métrage), il se tient encore debout malgré tout, reproche vivant adressé aux hommes sur leur façon de vivre (ne parlons même pas d’aimer).

Si le film peint un portrait refroidissant de la Russie rurale – un personnage affirme : « Il faut s’attendre à tout. Les temps sont difficiles » –, comme le faisait en son temps Taxi Blues de Lounguine, sur un mode drolatique, excessif et tout aussi « routier », il cartographie avant tout un univers dostoïevskien, sans dieu mais envahi par les démons, une interzone entre les époques et les natures (vivants, bientôt morts) qui rappelle celle du Stalker de Tarkovski. Tout l’épisode de l’enfant confronté à l’atrocité de la guerre (soviétique, pas nazie) résonne avec L’Enfance d’Ivan, et l’adulte aux faux airs de saint, qui deviendra ange exterminateur, renvoie à Andreï Roublev, saint laïc, justement, peignant des icônes pour illuminer à nouveau la vie des hommes (et la nôtre). Ce pays miné par tous les maux de l’espèce humaine, dans un présent infernal dépourvu du moindre rayon céleste, voisine avec les états des lieux dressés en Chine et Turquie par Jia Zhangke et Nuri Bilge Ceylan (le film pourrait s’intituler Il était une fois en Russie, d’après Il était une fois en Anatolie), qui ne font pas du divertissement pour adolescents ni du formalisme pour la critique. Si Romero montrait les zombies de la société de consommation prisonniers de leur supermarché, nos trois cinéastes épousent le parcours immobile et circulaire des survivants du modèle capitaliste, encore plus sauvage à l’Est ou en Asie, des oubliés de la réussite sociale et financière (au début du film, une bimbo en voiture rouge flirte avec l’un des flics de la route).

Le film s’achève là où il débutait, par ce poste de contrôle routier où sévissent deux hommes en uniforme, atteints eux aussi par l’obsession administrative et l’abus de pouvoir qu’elle autorise (« Papiers », demandait le gradé au simple soldat dans les années 40, avant de lui voler la robe rouge destinée à sa promise, et de tomber sous la balle unique du fuyard emporté par un train entrant dans un tunnel). Dans une scène tétanisante, les deux flics s’en prennent à un major moscovite, un supérieur, donc, et à sa femme, pour une simple ampoule de phare grillée. Un second chauffeur, qui expose au muet sa philosophie de l’existence – en gros, se mêler de ses affaires – se verra contraint d’agir, cette fois, et y perdra la vie, comme tous les autres personnages, descendus par Gricha revenu d’entre les morts, pour mieux y retourner dans la nuit impitoyable qui l’avale au dernier plan, laissant la vie sauve à l’enfant du couple, endormi sur la banquette arrière, à peine entrevu, son frère de souffrance dans le cercle diabolique. 

Ce voyage au bout de la nuit prend fin dans des aboiements, qui le ponctuent tout du long, métaphore sonore d’un Mondo cane enneigé, et l’air guilleret d’une chanson, bouclant la boucle avec celle du départ, qui parlait de croisade et d’impossible retour. Fondu au noir, tovarich.

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