Le Maître des illusions : Le Cœur des hommes


Truffaut and Co. dorment en paix : la politique des auteurs, devenue évidence, n’agite plus guère le landerneau critique, et n’importe quel tâcheron hollywoodien, simple rouage de l’usine à (mauvais) rêves, voit son nom affublé de la mention, souvent mensongère, « un film de ». Pourtant, à l’ère du cellulaire et autre selfie, peu de films révèlent autant leur réalisateur que celui-ci, portrait impudique et attachant de l’âme tourmentée, sensuelle et solitaire de Clive Barker.


Lorsque parut, au milieu des années 80, le premier volume des Livres de sang, un vent nouveau sembla souffler dans la chambre obscure, à l’air vicié, de la littérature d’horreur contemporaine, morne plaine surplombée par la tour du Roi planétaire des cauchemars sur papier (ou écran, puisque l’on ne compte plus ses adaptations pour le cinéma et la TV). Stephen King lui-même – qui d’autre ? – adouba le jeune écrivain anglais par une formule lapidaire, presque un slogan : « J’ai vu l’avenir de l’horreur, et il s’appelle Clive Barker. » Une trentaine d’années plus tard, ce dernier possède un imposant CV, très varié, de la production au jeu vidéo, en passant par le théâtre, la peinture et même le roman jeunesse, mais son aura demeure malgré tout confidentielle, réservée à une niche d’amateurs – à l’image des adeptes de Nix dans le film – de récits hardcore et tout sauf mainstream. Barker ne changea pas la face de l’épouvante littéraire, ni ne devint millionnaire grâce à des silhouettes de jeunes filles en fleurs goûtant la morsure ou la fessée… Il fit mieux, en élaborant une œuvre singulière et polymorphe, qui ne ressemble à aucune autre, d’une grande cohérence formelle et thématique, sorte de miroir mutatis mutandis de lui-même, l’individu et l’artiste, avec ses obsessions, sa force créatrice, son regard réflexif et ironique (tradition britannique oblige), suffisamment riche et universelle, toutefois, dans ses particularités ou son narcissisme, pour parler à chacun, pour peu qu’on veuille l’entendre, et bien au-delà de ses propres orientations sexuelles ou de son questionnement existentiel, immuables fondations d’un univers dans tous ses avatars.

Qu’amena-t-il de frais, comme le sang, bien sûr, au genre alors dominé par la quotidienneté de King, son ancrage réaliste dans la psyché de la classe moyenne, pas seulement américaine, d’où son succès planétaire (expliqué aussi par son grand talent de conteur, évidemment) ? Pour aller vite, Barker innova dans deux directions principales. D’une part, il injecta dans l’horreur une forte dose d’homoérotisme, associé à une représentation très concrète de la chair, lieu de tous les supplices et de toutes les extases ; d’autre part, il s’écarta délibérément des modèles de valeurs traditionnels, ne cachant pas son attirance et son estime pour les freaks, incarnations terrifiantes et chatoyantes de toutes les différences, pas uniquement sexuelles, aux dépens des chevaliers blancs de la morale conservatrice. Mais personne n’invente jamais rien, pas totalement, disons, et Barker retrouva (et critiqua) par d’autres chemins le vieux fond de puritanisme victorien et réactionnaire décelable dans les textes fondateurs du dix-neuvième siècle – souvent des chefs-d’œuvre, l’un n’empêchant pas l’autre –, avec leurs personnages hissés depuis au rang de mythe et figurant en bonne place, sous des masques mis à jour, au panthéon cinématographique du fantastique, puis de l’horreur, se confondant avec sa propre genèse muette (Le Fantôme de l’Opéra version Chaney) ou l’avènement du parlant (les productions Universal), bien étudié par King, toujours lui, dans son Anatomie de l’horreur – ici aussi, le corps focalisait l’attention, dans une dynamique désormais connue (selon la doxa psychologique) d’attraction/répulsion ; nul hasard si le « héros » maléfique du film s’appelle Le Puritain, et moins encore si sa philosophie, celle également de son élève et de l’auteur, s’exprime dans ces mots prononcés par la compagne de l’illusionniste, dignes de sainte Thérèse d’Avila : « La chair est une prison dont la magie nous libère ». Rajoutons que Barker se fiche royalement du retour à la normale généralement prôné par le genre. 

Le lecteur nous pardonnera cette introduction un peu longue mais nécessaire, nous semble-t-il, pour clarifier la nature du film et ses enjeux, car la tension de l’œuvre barkerienne – dire adieu à la chair (beau sous-titre de la suite de Candyman, basé sur l’étymologie du mot carnaval), s’en débarrasser une fois pour toutes, la dépasser dans l’extrême douleur ou le plaisir sans limites, l’un coulant dans l’autre, à la façon d’un même flux dans des vases communicants, mais encore la glorifier dans toutes ses métamorphoses, démontrer la beauté de sa monstruosité (monstration, donc), se faire le chantre des écarts de la norme, sexuelle et autre, comme un certain poète français (le détective se nomme Harry D’Amour) voulut cueillir Les Fleurs du mal – innerve l’ensemble de la filmographie de l’écrivain, trouvant dans ce titre une apothéose, un point d’incandescence inégalé. Regarder Le Maître des illusions revient à contempler un inconscient à ciel ouvert, ou, pour le dire d’une formule moins sujette à caution (car nous ne croyons pas à la psychanalyse), un créateur à cœur ouvert, se livrant dans une autobiographie sentimentale, sexuelle et métaphysique bien plus révélatrice que les petits jeux littéraires de l’autofiction, ou les confessions, religieuses et laïques, faites à des hommes en robe noire ou blouse blanche. Pascal Laugier, dans Martyrs, ennuyeux et maladroit croisement entre ce film (le gourou et sa secte) et Hellraiser (le secret de la souffrance), parmi d’autres influences, se réclamait pareillement d’un cinéma à la première personne, dans le sillage du romantisme (noir, mais pas que) et de la « caméra-stylo » d’Astruc, expression qui va comme un gant – en latex, forcément – à notre cinéaste-romancier.

L’ouverture du film, sur fond d’aboiements méphistophéliques, annonce Vampires de Carpenter : en plein désert de Mojave, en 1982, un groupe de jeunes adultes armés s’en va délivrer une enfant prisonnière de Nix, hypnotique et redoutable leader pour ses disciples, dompteur du feu qui possède en outre un mandrill peinturluré griffant la gamine apeurée. Au-dehors, des carcasses de poulets pourrissent au soleil, dans le crépuscule aride, sanguin et poussiéreux, troué par une voiture et un van à la Mad Max. Il faut reconnaître la piètre allure des justiciers, bien plus Club des cinq qu’anges exterminateurs (un Noir fait penser, au niveau capillaire, à Jim Kelly dans Opération Dragon !), conduits par Swann, l’adepte renégat et futur illusionniste. Sur les marches d’un manoir sudiste, entre l’hacienda et l’immeuble mal entretenu – des graffiti ornent ses murs intérieurs, en écho à ceux de Candyman –, un éphèbe en short sombre et haut rose, dépoitraillé, tanné, à l’étonnant regard (des gros plans souligneront bientôt les deux couleurs différentes de ses iris, tels les yeux vairons de Bowie l’androgyne), les guette et court avertir son seigneur et maître. Dès la première scène, Barker installe un trio masculin perturbé par une présence féminine, noue entre ses personnages des relations filiales, d’amour inconditionnel, voire d’asservissement, et de trahison, de sécession ; il relit aussi une grande figure antique et une parabole biblique célèbre, celle d’Œdipe se retournant contre son père et celle du fils prodigue de retour dans son foyer (de feu, justement). Mais la famille qui l’accueille ressemble davantage à celle de Massacre à la tronçonneuse (identiques chaleur et déréliction propices à tous les actes barbares, rituels ou non) ou de Charles Manson (dixit Harry) qu’au modèle standard de la culture hétérosexuelle (sur lequel veut d’ailleurs s’aligner une partie de la « communauté homosexuelle », via le mariage et la procréation, tant la normalité représente un idéal pour les minorités sexuelles et la démagogie en politique – pléonasme). Rob Zombie se souviendra assurément de ce prologue pour ses propres Devil’s Rejects, finalement moins à craindre, ou presque, que les forces de l’ordre institutionnelles.


En bon romancier qui se respecte, Barker manie avec dextérité les patronymes et les symboles. Harry D’Amour le mal aimé, surtout de lui-même ; Swann le cygne blanc proustien refusant sa part d’ombre, préférant l’illusion inoffensive à la dangereuse magie, jamais blanche ; Nix le maudit, avec son nom d’une seule syllabe, à l’étrangeté mallarméenne, à la consonance de nuit et de néant (en réalité, le terme désigne des nymphes de la mythologie germanique, conférant au personnage brutal sa part féminine, son anima, pour parler comme Jung) ; Butterfield, le disciple transi mais mal payé en retour ; sans oublier Jennifer Desiderio, l’un des membres du groupe, internée dans un asile, ne partageant plus le consensus perceptif sur la réalité, ni Dorothea, la petite fille devenue femme, mère bien plus qu’amante, dont le prénom renvoie à une autre enfant qui empruntait dans un autre désert sa fameuse route de brique jaune au-delà de l’arc-en-ciel (Le Magicien d’Oz nourrit la culture populaire américaine et anglo-saxonne, de Lynch aux parodies du X, récit matriciel sur le foyer, sur la famille en rempart à la crise, économique ou morale, sur les rêves de bonheur coloré à portée de main et de cœur) : autant de références, de strates de sens qui participent de la richesse de l’œuvre, assortie de l’usage assumé, peu courant au cinéma, à l’exception de la parenthèse expressionniste – qui baigna et baigne encore une grande partie du cinéma fantastique et d’horreur – de la symbolique, du mythe tissé dans la trame narrative, avec cette gosse sacrificielle en otage, petit agneau pour l’abattoir post Flower Power, pure image d’innocence dans un monde de corruption des âmes, de vénalité banale (les prostituées en pleine nouba avec leur client recherché par le privé) ou de damnation éternelle (« Vivre est pire que la mort » confessera Nix), vierge de passé ou d’étreintes dans l’âge adulte, en dépit du physique irréprochable de son actrice. Les épopées signées Homère ou les premiers romans médiévaux, ceux de Chrétien de Troyes, Guillaume de Lorris ou Jean de Meung, pratiquaient volontiers l’allégorie pour édifier l’auditeur, pas encore tout à fait lecteur, et Barker marche dans leurs pas, mais ne suit que sa propre morale, tout sauf conventionnelle et, signe des temps, largement plus individuelle que celle de ses prédécesseurs. S’il dépeint des communautés, à l’instar de Romero, par exemple, des tribus d’adeptes, de magiciens ou de créatures fantastiques, seuls les individus l’intéressent vraiment, en reflet de Nix n’hésitant pas à sacrifier ses enfants sans valeur, « faux messie » (toujours Harry) et caricature triviale d’Abraham.  

Après la délivrance de l’enfant, et la mort de son bourreau au moyen d’un masque de fer (Bava ?) et d’une boule à pointes qui ne dépareraient pas la garde-robe/arsenal SM de Pinehead, le film fait un saut dans le temps de treize (chiffre portant malheur, comme chacun sait) ans dans le temps et de plusieurs milliers de kilomètres dans l’espace, pour se retrouver sur la côte Est, à New York sous la pluie, dans le bureau minable du « détective de l’occulte », interprété par un convaincant Scott Bakula, à peine sorti de sa série Code Quantum, qui elle-même voyageait n’importe où, n’importe quand. Barker paraît abandonner Tobe Hooper pour Alan Parker, et le film s’engager dans l’imagerie néo-noire de son polar identitaire et luciférien, Angel Heart. Fausse piste : le long métrage, en quelques plans touristiques, dont les fameux palmiers californiens, revient à un rythme d’enfer dans la mal nommée Cité des Anges, pour y suivre à nouveau une enquête d’identité, mais cette fois-ci sexuelle, morale, et sans l’ombre de la folie planant sur le pauvre Mickey Rourke, lui aussi prénommé Harry, sans l’ironie cruelle qui présidait à sa chute interminable dans un ascenseur pour l’Enfer (et l’échafaud, of course). On ne trouvera pas non plus de miroir révélant le personnage à lui-même, à sa part maudite, tel Pacino à la fin de Crusing. Le diseur de bonne aventure, un ancien complice de l’équipée punitive inaugurale, agonisant sous les lames de couteaux dans sa gorge, précise en guise d’épitaphe la nature du combat dans lequel se lance D’Amour, au destin d’équilibriste sur la ligne tendue entre le Bien et le Mal, en proie à d’affreux cauchemars, où des cadavres recouverts de cendres l’invitent à succomber aux ténèbres, comme jadis, dans L’Empire contre-attaque, autre récit syncrétique d’apprentissage, Dark Vador incitait Luke Skywalker à passer du Côté Obscur de la Force, à prendre le relais du Mal, dans son statut filial enfin dévoilé (le géniteur coupait la main droite du rejeton, bel exemple de castration paternelle propre à ravir les exégètes psys glosant sur l’utopie infantile et la terreur des adultes du milliardaire Lucas).

La rencontre avec une femme fatale, croit-on, compagne d’un illusionniste renommé, se fera, suite aux funérailles du cartomancien, symboliquement dans un cimetière, lieu transitoire entre les différents états de la chair et des os, jusqu’à leur réduction en poussière, qui présage la poudre rouge et temporelle déversée dans un sablier abritant un squelette du spectacle à venir, et s’évacuant du dos d’un séide, agresseur de notre privé dans une lutte très rapprochée, transpercé par la trompe d’un animal fabuleux de carton-pâte, le transformant en poupée de son, mais encore espace de passage entre les époques, entre le passé des morts et le présent des vivants, entre la mémoire d’hier et les actes d’aujourd’hui, interzone hantée par tous les fantômes et, à ce titre, décor d’élection pour un film qui réfléchit mieux qu’un autre au cinéma, au pouvoir de fascination des images, à la malédiction des souvenirs, avérés ou inventés, à l’amour impossible, à la trahison entre hommes et aux femmes disparues : Sueurs froides, bien sûr. Dans une lumière à la fois claire, sensuelle et onirique, due à Ronn Schmidt, chef opérateur sur The Mist et The Walking Dead, Bakula fait la connaissance de Famke Janssen, auparavant sortie de sa piscine très hollywoodienne telle une ondine de Malibu, dans un maillot aussi noir que sa chevelure. La femme de main SM qui bastonnait délicieusement James Bond (heureux Pierce Brosnan !) dans GoldenEye, pas encore maman Jane Grey pour les marmots mutants de X-Men, porte un large chapeau et une robe immaculée, cache son regard derrière des lunettes de soleil et de star, et l’on pense autant à Kim Novak – une brune, une blonde et une rousse : tiercé gagnant de l’idolâtrie et de la double chute qui l’accompagne, celle de la statue et de l’adorateur – qu’à Marthe Keller en Fedora pour Wilder. Le film de Barker, s’il ne verse jamais dans une envoûtante réflexivité méta à la Mulholland Drive, ne pouvait pas omettre, dans sa réflexion sur le spectacle et ce qui le dépasse, sur la réalité des choses et leur envers, l’industrie des images, son glamour démocratique s’adressant à tout un chacun (et au final, parfois, à personne), son pouvoir scopique, économique et fantasmatique. Dans sa nouvelle incarnation de cinéaste, l’homme de mots paie son tribut à cet imaginaire, sur lequel il greffe sa propre imagerie, déviante et littéraire, son intéressant Coldheart Canyon en codicille.  



Dorothea n’emmène pas Harry aux enfers, telle Eurydice, mais plus simplement à un spectacle de sa moitié. Sur la scène d’une salle de cinéma, affiche extérieure gigantesque, torse nu et son nom sur la marquise balayée par les faisceaux de Boulevard du crépuscule, le spectacle peut commencer, vrai clou (encore Pinehead) du film avant sa dernière partie chauffée à blanc (et au feu infernal). Précédé, introduit, oserait-on dire, avec le sous-entendu sexuel du mot – et le gourou de Hellraiser se voit doté par la langue française d’une même dimension anatomique –, par une courte chorégraphie devant la créature vaguement éléphantesque évoquée supra, sa trompe dressée bien en évidence, exécutée par des danseurs tout droit sortis d’un show de Kylie Minogue (la caméra s’attarde beaucoup moins sur les danseuses, minoritaires), elle-même icône pop à la fois hétéro et gay, un peu comme si Ziegfield Follies mettait en scène La Cage aux folles, l’illusionniste, attaché sur une roue tournante, subit le martyre original, en effet très spectaculaire, d’une dizaine d’épées phalliques venant s’enfoncer dans tous ses membres, presque toutes les parties de son corps, la dernière, que l’on imagine se planter dans son sexe, dans l’axe central du plateau, se fichant finalement dans son ventre, portant le coup de grâce à la représentation, le public, sidéré par l’effroi, ne tardant pas à se carapater tandis que le couple se précipite au chevet de l’artiste mort sur scène, tel Molière, dit-on, en hommage à saint Sébastien revu par le tarot. Mais au royaume des aveugles volontaires, de l’illusionnisme réciproque, les apparences possèdent toujours un double fond, et nous apprendrons vite qu’il s’agissait d’une supercherie, d’une fausse mort pour sauver sa peau traquée par les enfants perdus de Nix. Swann, comme la Laura de Preminger avant lui, renaîtra bientôt, son petit numéro mené à bien, trompant l’ennemi, lui permettant de réaliser le fantasme ultime, assister à son propre enterrement. Ici, Barker pioche dans L’Arnaque, qui déployait un similaire stratagème pour préserver son séduisant duo d’amis intimes (seulement ?).




La veuve en pleurs fait un aveu d’importance : elle doit tout au magicien malchanceux, et avant tout sa liberté, puisque nous retrouvons grandie l’enfant du début. Devant le cercueil fermé, où gît en fait un mannequin, pareil à ceux de Mondwest, elle déclare la profession de foi du défunt sur le corps-prison et la magie-évasion. En exergue de son film, Barker fait un distinguo didactique entre les « deux mondes de la magie », entre les paillettes de l’illusion et la « réalité terrifiante » de la magie, entre le spectacle bon enfant pour adultes avides de poussières d’étoiles, ou de poudre de perlimpinpin, et le domaine où « les hommes ont le pouvoir de démons » et « la Mort elle-même est une illusion ». Notre auteur se garde bien d’un quelconque manichéisme, et filme l’interpénétration (ah, cette langue à double sens) des deux mondes, leurs noces funèbres et exaltantes. Ainsi qu’il l’explique sur son site officiel, dont un lien conduit à des images de SM homosexuel déjà là dans une scène coupée, quelque part entre Friedkin (tendance Le Sang du châtiment) et Fassbinder, Nix acquiert à la fin du film une qualité pathétique, suicidaire, homme qui voulut devenir dieu puis changea d’avis, cédant à l’appel des gouffres, aux sirènes (aux marins ?) de la destruction, pour répandre sur la Terre et dans les cœurs les fléaux des Cavaliers de l’Apocalypse, mais délesté de la grandeur eschatologique du christianisme, religion du glaive, ne l’oublions pas. Lointain cousin du Caligula de Camus, Nix ne supporte plus sa solitude ni l’absurdité du monde, qui se contente d’imitations de cultes, de simulacres de foi, se repaît de tours de passe-passe avec le feu, élément à la Janus, destructeur et purificateur. Converti au chaos, obéissant à sa nature, il cherche un vrai disciple, pas un imitateur zélé, décérébré, parmi les spécimens grotesques de sa cour, qui finiront scalpés dans les sables mouvants de leur désir morbide, un doigt d’honneur dressé à la face du prophète indifférent. Sa quête vaine le fera tomber dans un tunnel sans fond (l’illusionniste regagne le sien, aux allures d’égout municipal, après sa fausse mise en terre), canal rectal et conduit utérin, où brûle le feu dévorateur du magma primordial (il en reviendra pour écorcher son fils rebelle, pour mettre un terme explosif à leur rapport maître/élève en analogie avec la pédérastie dite éducative des anciens Grecs).





Nix, tel Candyman, constitue une légende (urbaine), que les membres de la communauté des illusionnistes, réunis au Château Magique, horreur architecturale digne de Disneyland, cadrée en contre-plongée sur du Bacharach dans une version d’Erasure (autre marqueur « communautaire » d’époque), handicapés par leur panoplie de farces et attrapes et leur faux accent des Carpates à l’avenant (« Ça vient du Bronx ? » demande D’Amour), envient et craignent en même temps. Le sort réservé à Swann, frère tragique de Houdini, ne les émeut guère. Ils se doutent bien que son talent de show man excédait leurs petites ficelles trop grosses. Lui aussi, d’une façon ou d’une autre, formé par un tel maître (et pas des illusions, ou alors d’une nature différente), devait en détenir un partie du pouvoir. D’Amour, dans son marcel chipé à Brando ou Axel Bauer dans Cargo de nuit, aidé dans sa quête par le fringant Billy Inferno, pénètre dans le saint des saints, une pièce verrouillée à laquelle il accède par une verrière sur le toit (Phantom of the Paradise, avec son autre Swan ?). Des documents, à l’abri dans un coffre muni d’une ouverture garnie de pointes acérées, attestent la rumeur. Pas de magie noire ni blanche, mais une force aveugle, une énergie capable de faire ressusciter les morts et de reproduire le passé dans un bégaiement lié à l’enfance (cf. Obsession où De Palma fait régresser Geneviève Bujold, psychologiquement et littéralement, dans le cadre, lors du final à l’aéroport). Dorothea reprendra son rôle d’otage, tuera une seconde fois son tourmenteur, car le temps infernal du film et de son univers autorise et implique de pareilles redites, reprises et variations. Barthes voyait dans l’écriture « un tissu de citations », et la définition vaut pour tous les arts, littéraires, musicaux ou plastiques, notamment ceux du spectacle, justement, dont le cinéma, qui s’enracine dans le terreau des autres pour y développer ses propres fleurs maladives et spectrales (mais tournées aussi vers la lumière, celle du projecteur ou des visages sur l’écran).



Les deux premiers films « matures » de Barker – nous ne connaissons pas Salome ni The Forbidden, réalisés autour de la vingtaine – peuvent ainsi se lire en tant que brouillons de son œuvre-maîtresse, avec les éléments de vaudeville, de mélodrame domestique en sus du SM de Hellraiser, et la ménagerie kitsch de Cabal, dirigée par ce bon docteur de David Cronenberg (encore un psychiatre !), auxquels elle s’alimente encore pour mieux s’en démarquer, creuser le sillon autobiographique, fantasmatique et imaginaire. Avec Le Maître des illusions, dont le titre désigne l’illusionniste, le mage maléfique et le réalisateur lui-même, Barker fait un vrai saut qualitatif, affirme des choses intimes et humaines, partageables avec tous, sans ambages ni hésitation, sans réelles métaphores ni errances narratives. Sur un scénario très solide, dans sa simplicité biblique (notons l’importance du Livre des Livre dans sa formation érotique et graphique, ainsi qu’il le rappelle sur son site), d’après une nouvelle des Livres de sang – le générique, toujours un peu menteur, comme le prétendait Prévert, ou inexact, souvent, indique « écrit pour l’écran » –, il suit sa route droite, vers son cerveau et son cœur. Le film, indéniablement, de façon indiscutable et presque trop ouverte, met en images son homosexualité, en sonde la part nocturne, non pas à l’instar de Friedkin dans Cruising, mais plutôt de Cronenberg adaptant la vie et l’œuvre de Burroughs avec son Festin nu (éprouvante sodomie métaphorique avec une créature fantastique pour le bellâtre Julian Sands, après la femme-tronc de Boxing Helena…), sans se limiter à cela, excédant heureusement le cadre de l’album gay friendly pour déboucher là où l’on ne l’attend pas, en spectateur hétérosexuel (un information, pas une justification), cinéphile et fils.


Le Maître des illusions fait de l’homosexualité, bien plus que de la mort, la première et la dernière illusion, celle qui dérobe au regard, par son ostentation, amusante et amusée, violente parfois, les autres couches sédimentaires du film, les portraits attachants et très justes, jusque dans leurs excès, d’hommes et de femmes qui parviennent à exister sur deux pans de réalité fictionnelle séparés – êtres de sens et de sang – mais reliés par le souffle de l’œuvre, l’âme du créateur animant son petit théâtre de la cruauté et de la tendresse. Les protagonistes de Barker, jamais pantins entre ses mains ou devant sa caméra, détiennent un vrai romantisme, une vraie foi dans leurs sentiments, même ignorés, même inaccomplis, qui les élèvent au-dessus du cynisme des protagonistes du roman homonyme (en français, tout du moins) de Donna Tartt, paru quelques années avant la sortie du film, qui mêlait déjà antiquité, homosexualité, communauté fermée (celle d’un groupe d’étudiants d’une petite université du Vermont), sur fond de bacchanale mortelle et de secrets empoisonnés. Le personnage de Butterfield s’avère ainsi le plus émouvant, peut-être, par son amour pour Nix, ce sourire mélancolique, nostalgique, enamouré pour le gardien de son cœur dans l’automobile qui le mène à sa dépouille, chastement embrassée, en signe de respect filial et en preuve de son affection inconditionnelle, humaine, vraiment. Avec lui, le film quitte les rives du marivaudage, du ménage à trois, ou quatre, ou plus, de la sexualité polymorphe (comme la perversité, dirait Freud), pour aborder la terre ferme et cruelle de la passion, qui embrase et fait souffrir mieux que toutes les épingles enfoncées dans la chair. Dans ses yeux étranges se lisent la terrible et inguérissable solitude éprouvée dans la tombe par Nix, plus sage et usé par sa sagesse, la tristesse, plus profonde qu’un tunnel abyssal, de l’amour esseulé, incompris, emmuré dans son adoration (le même romantisme gothique, à la Emily Brontë, baignait les amours « interraciales » de Virginia Madsen et Tony Todd dans Candyman, ou la biographie de James Whale produite par Barker, Ni dieux ni démons, sans compter son Frankenstein, déjà autobiographie officieuse sous le masque pathétique de la créature anonyme et la séduction esthétique/mythique du genre).  





Mais la plus grande surprise réside ailleurs, dans le personnage de Dorothea, précisément. Barker, pour les raisons que l’on sait, ne la filme pas comme n’importe quel autre réalisateur hétérosexuel, corps sculptural (avec un parcours de mannequin, comme beaucoup d’actrices) et désirable, immédiatement érotisé dans l’économie fantasmatique du cinéma, pas seulement hollywoodien, où les héros passent une grande part de leur temps à chercher la femme, pour le pire et le meilleur. Sa sensualité participe du monde – l’auteur souligne l’importance des femmes autour de lui, dans sa vie et parfois même dans son lit –, s’inscrit dans le regard désirant qu’il porte sur son univers, faux enjeu sexuel entre des hommes bien plus intéressés par eux-mêmes, leurs corps et leurs amours masculines, mais vrai symbole moral d’innocence puis, à l’âge adulte, de fidélité (la sienne rappelle celle du personnage de Stefania Sandrelli dans La Clé, trompant son époux mais à lui totalement dédiée dans ses sentiments). La scène d’amour ne disparaît plus dans le fondu, au noir ou enchaîné, de la grammaire hollywoodienne au temps de « l’âge d’or », mais dans une ellipse ne devant rien au remontage du film par la production : la poignée de secondes de nudité n’apporterait pas grand-chose, sans doute, et détonnerait avec le portrait que veut dresser l’écrivain-cinéaste, celui d’une enfant privée d’enfance, celui d’une adulte privée de véritable amour (chez Barker, on aime toujours la mauvaise personne), compagne d’un homme plus âgé qu’elle materne pourtant, bien plus forte que lui, ne vivant pas dans l’illusion mais ici et maintenant, agissant au moyen d’un revolver, sans le machisme par procuration des Amazones ridicules du cinéma d’action sexiste, surtout pas féministe, à venir. 

Dorothea rend à Harry ses esprits et sa vision objective, brouillée par les doigts dans le crâne de Nix, par un baiser d’amante, et Swann meurt entre ses bras dans une évidente pietà (en 1988, Cronenberg, ami de Barker, retrouvait l’iconographie religieuse avec la mort de ses jumeaux gynécos enlacés, autre couple masculin détruit par une présence féminine, celle d’une actrice, de surcroît, dans Faux-semblants, son poignant mélodrame « médical »). Saluons Famke Janssen, élue par Barker sur une simple photographie parmi une centaine d’autres postulantes, pour parvenir à incarner cette illusion : la Mère tragique de tous les hommes, des dieux et des démons, la première femme des hétéros et des homos, le premier visage féminin de l’auteur (du film et de ces lignes). Dans Twin Peaks: Fire Walk with Me, Lynch ressuscitait Laura, autre « femme innombrable » (Marie-Madeleine) ; ici, Barker sauve Dorothea deux fois, et la laisse en compagnie de Harry face à la maison maudite purifiée par les flammes, au bord du désert, celui des cadavres de polars (Swann le dit avec humour et amertume : « Les illusionnistes, on leur offre un contrat à Las Vegas ; les magiciens, on leur dresse un bûcher ») et des saints soumis à la tentation (Buñuel), celui auquel conduira l’autoroute perdue de Lost Highway, accueillant dans ses sables, à la lueur des phares d’une voiture, une mémorable scène d’amour avec Patricia Arquette, qui résonne avec la scène d’exhumation du film de Barker. Vivront-ils heureux et longtemps, avec beaucoup d’enfants autour d’eux ? La réponse nous (et leur) appartient.



Le film s’achève en musique, avec une reprise de Dancing in the Dark par la très (trop) expressionniste Diamanda Galás, collaboratrice de Craven, Jarman ou Coppola, mais aussi d’Erasure, et militante d’Act Up. Famke Janssen rencontre ainsi Cyd Charisse, et Barker Minnelli, pas si éloigné que cela de ses préoccupations (et orientations sexuelles), comme le démontrent Thé et Sympathie ou Celui par qui le scandale arrive. L’orpheline du mélodrame survit avec son chevalier servant de l’occulte, délivrés du Mal et à l’extérieur du pentagramme, la porte infernale définitivement scellée sur le cauchemar (le puits sans pendule se retracte à la façon d’un anus, sacré Clive !). Argento, à la fin de Mother of Tears, abandonnait pareillement son couple, et surtout son héroïne, sa propre fille et petite sœur de Jessica Harper dans Suspiria, enfin devenue femme sous la pluie qui nettoie son esprit et son corps au sortir de l’académie de danse/maison de fous (encore Poe), musée des horreurs abritant une autre mère, mortelle celle-ci. « L’exercice a été profitable » concluait le gamin à Stewart Granger dans Les Contrebandiers de Moonfleet – chaque grand film d’horreur secoue son spectateur (et spectatrice), l’emmène au pays sombre de son intimité, dans un itinéraire qui tient autant du train fantôme que du questionnement existentiel et moral (mais pas moralisateur). Tandis que s’élèvent les dernières notes de la belle partition de Simon Boswell, compositeur valeureux, qui partit en tournée avec Blondie et débuta au cinéma sur Phenomena, poursuivant par Démons 2, Bloody Bird, mais aussi Santa Sangre et The Crying Game et, pour l’anecdote, remplace ici Christopher Young (le film cite aussi, musicalement, Elgar et Fauré), on peut répéter les mots du gosse de Lang.

Dès lors, qu’importent les défauts de l’œuvre, ses aléas de montage, la faible qualité de certains effets visuels dans les balbutiements datés du numérique, qui étayent d’ailleurs, par-delà leur imperfection, ou à cause d’elle, la parabole sur l’illusion au cœur du film (maquillages confiés à K.N.B., donnant à Daniel von Bargen des faux airs d’Oliver Reed putréfié), la réalisation trop sage de l’écrivain : son livre de chair, de sang et d’âme se feuillette avec un vrai ravissement, cinéphilique et mystique, l’impression constante de voir un véritable artiste édifier sa cathédrale non plus de mots mais de visions, qui ne sacrifie rien à l’imagerie traditionnelle de l’Enfer (cf. le pandémonium sous influence de Bosch, mais surtout affreusement risible, du dernier volet de la trilogie des sorcières d’Argento) et s’apparente davantage au théâtre de chambre, drame mental se jouant entre trois personnages, dans des configurations diverses, pour exposer leurs amours fécondes ou stériles, leur désir d’absolu et d’anéantissement, leur Valse dans les ténèbres – celle aussi de William Irish, versant biographique désespéré de l’homosexualité, écrivain de la rencontre impossible entre les êtres – qui prend fin sur cette vérité valant pour nous tous : une fois défaites toutes les illusions, il ne reste que nos corps à étreindre et nos âmes à unir, dans une voie montrée par l’art et l’amour (pas celui des comédies romantiques, mais le feu noir des contes pour adultes, serti dans la magie obscure, réaliste et intense du cinéma).

Prêts à mener l’enquête sur votre vie, à maîtriser les illusions du destin ? Pour notre part, concernant ce voyage dans la nuit qui se clôt sur la belle lumière de l’horreur au cinéma, on dira comme Harry D’Amour répondant à Dorothea sur son offre de travail, inversion vivante, féminine, du pacte faustien : « Je commence quand ? »...  
                                                                                     

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