L'important c'est d'aimer : Trois cinéastes et leurs muses


À l’heure où sort dans les salles obscures le dernier opus solaire du couple, à la ville et à l’écran, Ariane Ascaride/Robert Guédiguian, retour rapide, en quelques lignes et souvenirs, sur trois autres « couples de cinéma » célèbres et féconds.

Si les films exercent leur pouvoir de séduction, auprès des spectateurs, grâce aux actrices, autrefois déesses inaccessibles, « divines » créatures (et créations) défilant sur le boulevard du crépuscule dans les faisceaux en noir et blanc de projecteurs liturgiques, leurs vies fabriquées par la presse à scandale d’alors, avec ses sommets et ses chutes – car le système des stars, en particulier, et celui de l’économie du cinéma, en général, ne font guère preuve de mansuétude ni de pitié, toujours à l’affût de la nouvelle fille, du nouvel aimant à billets verts ou pas –, les réalisateurs, souvent, succombent volontiers au charme de leurs interprètes, y contribuent, les magnifient en gros plans hypnotiques, en rôle d’une carrière qui les révèlent autant que les comédiennes dans l’objectif amoureux…  

  • Sondra Locke/Clint Eastwood

On se souvient tout d’abord de Sondra Locke, dans sa blondeur fragile de jeune fille débarquant parmi la communauté utopique de Josey Wales hors-la-loi. Avec sa robe blanche, elle manquera toutefois de se faire violer, une constante dans ses personnages pour son compagnon d’alors, Clint Eastwood, bien sûr. L’homme sans nom l’entraînera dans son sillage, alors qu’elle obtenait une nomination à l’Oscar, toute seule, comme une grande, avant de croiser sa route. Chanteuse partenaire d’un orang-outan, prisonnière au langage très peu châtié et au prénom faussement masculin, partageant une fusillade homérique dans un car en pleine ville, ou les rêves nostalgiques d’un cow-boy moderne, et décalé, sous un chapiteau tissé du drapeau américain, Sondra illumina chaque film de sa présence douce, énergique, tendre et blessée. Elle demeure inoubliable en tueuse en série dans le vraiment crépusculaire Retour de l’inspecteur Harry, Diane chasseresse égarée du côté de Carmel, vengeant sa sœur devenue folle, et elle-même, d’une tournante orchestrée par un autre couple, frère/sœur, dénaturé. En artiste plus que tourmentée, peignant des autoportraits sombres et rouge profond, comme le sang qu’elle verse dans la nuit côtière californienne, elle tient tête au flic, le séduit sans afféterie et le convertit à sa croisade, puisque, lui-même ange exterminateur revenu d’entre les morts, il la laissera libre à la fin, mais pas encore libérée de ses démons intimes. Sa composition, et le film lui servant d’écrin funèbre, rappellent Pas de printemps pour Marnie et L’Ange de la vengeance, autres portraits de femmes et chemins de croix d’héroïnes meurtries, portés par des actrices extraordinaires, au sens premier du terme : Tippi Hedren & Zoë Lund. Dernier film en commun pour Sondra & Clint, qui se sépareront ensuite, malgré leur départ ensemble dans l’épilogue… Cette séparation houleuse (et coûteuse), en sus de lourds problèmes de santé viendront, hélas, ternir l’éclat du couple, mais l’actrice – par ailleurs intéressante réalisatrice, comme le démontre ses Ratboy, aimable mélo animalier, et Double Jeu, polar sensuel sur mesure pour Theresa Russell – garde une place particulière dans notre panthéon, révélant la part maudite de celui qui l’aima et sut si bien la filmer, autant que sa propre lumière troublante, dangereuse et innocente, celle d’un ange des ténèbres…


  • Gena Rowlands/John Cassavetes

Elle partagea la vie et les films de John Cassavetes, et sa filmographie épouse celle de son compagnon/réalisateur, amoureux des femmes et des visages, des maris dérisoires mais attachants, au plus près du corps de sa troupe, de ses frémissements, leur accordant une liberté devant assez peu, finalement, à l’improvisation, mais beaucoup à sa compréhension de la nature humaine, aussi changeante que l’eau d’un lac au soleil. Cassavetes, sismographe de l’âme et de l’Amérique des années soixante-dix, aussi à l’aise pour filmer une jeune fille à la fois noire et blanche dans les sixties de la ségrégation, les enfants différents d’un institut où travaille Judy Garland, que les beuveries de ses hommes de tous les jours, saisis dans la sidération, le temps suspendu d’une blessure (merveilleuse coda de Meurtre d’un bookmaker chinois), sut donner à sa muse et compagne de grands rôles, pas seulement féminins, dans lesquels l’actrice, négligée par Hollywood – il faut la redécouvrir dans le beau Seuls sont les indomptés face à Kirk Douglas – pourra déployer tout l’éventail de son talent. Visage épanoui parmi d’autres dans le noir et blanc granuleux d’un drame de chambre à Los Angeles, femme sous influence subissant l’amour autoritaire de sa famille, et de Peter Falk, couple improbable dont on ne met jamais en doute la véracité, actrice de théâtre bergmanienne au bord de la schizophrénie, sœur secourable dans le puissant Love Streams, signe, peut-être, de l’évolution des sentiments réels entre elle-même et John, elle atteignit son zénith dans Gloria, le film le plus spectaculaire et glamour de Cassavetes, et le plus mal-aimé pour cela. Sur les nappes de violons du grand Bill Conti, elle courait dans tout New York, fuyant la mort à ses trousses et lestée d’un petit macho portoricain, qu’elle finira par apprivoiser, auquel elle servira de mère lumineuse et courageuse. Dans le final fantastique de son happy ending, Cassavetes la fera revenir d’entre les mortes, en plein cimetière, tant il l’aime, et nous avec, bien avant que son propre fils ne prenne la relève…


  • Theresa Russell/Nicolas Roeg

Une nuit de réflexion s’achevait sur une stupéfiante explosion atomique, qui emportait tout, le décor, l’actrice principale et le film lui-même, dans une chorégraphie du désastre sublimée par le ralenti et le montage, avant de revenir en arrière, par la grâce du cinéma, art létal du temps et des fantômes, miracle ludique ou seconde chance accordée au spectateur. Theresa Russell y incarnait une vraie-fausse Marilyn croisant un vrai-faux Einstein et lui expliquant merveilleusement la théorie de la relativité ! Avec ce rôle a priori écrasant, la comédienne parvenait à réussir une double gageure : exprimer une certaine vérité sur sa persona, archétype de star révolue, mythe laïque et sexuel, petite fille abusée, lectrice de Joyce et jouet consentant des Strasberg, autant que sur elle-même, belle actrice et femme douée d’un courage et d’une sensualité qui évoquent ce qui disait Truffaut à propos de Kim Novak dans Sueurs froides. On la vit ailleurs que chez Nicolas Roeg, son compagnon et réalisateur, qui la faisait sauter dans sa fable nucléaire mais surtout partait à sa recherche et la mettait à nu, littéralement, dans Enquête sur une passion. Celle qui débuta dans le dernier (nabab) et funèbre Kazan, s’y dévoilait au propre et au figuré, presque tuée par Art Garfunkel, mais elle aussi renaissante dans un épilogue ensoleillé. Loin de toute complaisance, la caméra de Roeg, comme celle de Brass sublimant Stefania Sandrelli, capturait chacun de ses gestes, chacune de ses inflexions, et dans le lit des amants, espace central de son jeu temporel discontinu, faisait advenir une vraie femme, pas seulement de cinéma, un personnage de chair, de sang, de sperme et de larmes. On reverra la grande Theresa, devenue depuis chanteuse confidentielle, dans l’éprouvant La Putain de son homonyme, le mésestimé Ken Russell, l’anecdotique Sexcrimes (ah, son apparition en sous-vêtement sur un balcon ajouré !) ou les polars féminins et saphiques de Bob Rafelson & Sondra Locke, La Veuve noire et Double jeu, dont le titre original, Impulse, sied à merveille à cette actrice instinctive et féline, capable d’une grande violence et d’une tendresse indifférente…     

            

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