Rabies : Funny Games


Dans une forêt en Israël se mène une chasse à l’homme et à la femme réunissant une douzaine de personnages, frère et sœur, amants et amis, policiers, garde forestier et tueur. Comme dans la comptine, il n’en restera plus que onze, puis dix, puis… etc. Le seul à quitter au crépuscule ces bois inondés de soleil ira conduire ailleurs sa fatale besogne, prenant la route dans son anonymat et sa grinçante banalité maléfique.

Ce premier slasher sémite cartographie un historique terrain de jeux mortels et ranime l’héritage du théâtre grec, avec une sensualité solaire et un humour désespéré.


Prenez une forêt, qu’évase une clairière où le ciel vide se mire dans un lac cerné de routes blanches. Posez-y des pièges, dont un pour les ours, alors que cette contrée n’en abrite pas. Faites-y travailler un garde forestier amoureux, et sévir un tueur anonyme. Égarez-y un frère et sa sœur, des sportifs, des flics dangereux et sentimentaux. Déroulez votre narration au même endroit, sur une même journée. Mélangez les tons, les rythmes, n’hésitez pas à surprendre un spectateur blasé depuis les exactions laborieuses du rural Jason en ce (trop) fameux Vendredi 13 : vous obtiendrez alors non seulement le premier slasher israélien mais encore et surtout une bonne surprise, qui charme par son exotisme, sa maîtrise et sa vision vive d’un genre qui connut son apogée, autant que son chant du cygne, avec le séminal La Baie sanglante du grand Mario Bava.


Tout commence par des voix dans la nuit, par un briquet jeté au fond d’une fosse, par ce flottement originel, ce jeu entre la lumière et les ténèbres évoquant le scintillement de la pellicule dans une cabine de projection – belle ouverture méta à laquelle fera écho la déclaration poignante d’une femme enceinte émise par la radio d’un homme mort que l’on enterre (et nous avec). Pour leur premier film, les duettistes Navot Papushado et Aharon Keshales, au scénario, à la réalisation et au montage, choisissent l’unité de temps, de lieu et d’action chère à la tragédie classique, pour mieux réactualiser l’héritage du théâtre grec. Ces personnages jeunes et beaux, ces couples incestueux, ces familles déchirées, ces adultes puérils et dépassés par les événements, qui ne savent pas aimer, tous vont s’entre-tuer sous le soleil, victimes de terribles malentendus, jouets vivants de dieux vengeurs qui s’amusent avec eux comme ils le faisaient autrefois avec les Atrides. Tous subiront un fatum qui ne leur laissera aucune chance et, à la fin de la pièce, le tueur sortira des bois, rejoignant la route pour poursuive sa destruction à plus grande échelle, et non plus pour résoudre les tensions tel le deus ex machina dont Nietzsche se moquait de l’abus chez Euripide…


Car cette œuvre, illustrant à nouveau l’horreur solaire et reformulant les grands mythes fondateurs, se signale aussi par son ironie plus que mordante, assassine vraiment, qui court dans les dialogues et les situations comme coulent la sève et bientôt le gore entre de grands arbres à l’inquiétante verticalité (on se souvient de ce plan inaugural de Suspiria emprunté à la peinture de la Renaissance, par exemple l’Uccello de La Chasse dans la forêt). Quand on se croit en terrain connu, on s’avère en terrain miné, littéralement. Les péripéties, les rebondissements se jouent des apparences, de l’horizon d’attente des amateurs et des connaisseurs. De même, cette forêt ne sort pas d’un quelconque Projet Blair Witch mais renvoie plutôt à celle que traversa Dante avant d’atteindre l’Enfer : ici et maintenant se déchaînent les mauvaises pensées, les actes irréversibles, les drames tragi-comiques de personnages en quête d’auteur, tous placés sur la scène rouge d’un petit théâtre de l’horreur en pleine nature, qui s’avère une réserve dont les bipèdes constituent l’unique espèce menaçante et menacée.


Ce jeu avec les clichés, les rôles et les archétypes tournerait vite à vide sans l’humanité de la troupe qui s’y livre, sans la chair qu’elle lui confère à chaque instant. Il faut donc saluer les acteurs de ce vrai film choral, dont les visages possèdent la rare beauté hiératique et vivante des masques grecs, des héroïnes sudistes sur lesquelles le sort s’acharne, dans la lignée de Callas devenant Médée pour Pasolini, avec une mention spéciale pour Ania Bukstein, brune déesse sculpturale incarnant tous ces mélanges méditerranéens dont les femmes du soleil et de la mer affichent fièrement la trace et la survivance. On peut aussi voir dans ce jeu de massacre une partie de tennis – deux couples en portent d’ailleurs la tenue – qui se termine très mal, qui s’achève dans la rage, la déréliction et l’agonie. Les pères ne pardonneront pas aux fils, les enfants mourront dans la culpabilité, les amants ne se retrouveront jamais, et les enfants à naître, hier assassinés afin que les lignées s’éteignent et ne puissent venger les meurtres anciens, ne connaîtront que la solitude des orphelins.


La cruauté du décompte, la rigoureuse mécanique qui entrave les protagonistes, incapables de s’enfuir (la voiture du dernier couple, avec enfants, prochains candidats à l’holocauste, ne démarre pas) de cette terre maléfique, de ce no man’s land absent des cartes routières, la profonde noirceur matinée de sourires crispés font penser bien sûr aux Dix Petits Nègres de l’énigmatique Agatha Christie, mais ici, il en reste un à la fin, catalyseur sans identité, qualifiant le lieu de « coin de merde ». Comment ne pas lire dans cette forêt où s’exterminent les générations, les presque frères, les petits bourgeois et les moins riches, une métaphore géographique et politique, qui désignerait une autre terre meurtrie, sur laquelle depuis plus de soixante ans s’égorgent allègrement deux peuples aux mêmes origines ? Comment ne pas savourer cet humour désespéré qui donne à cet essai son originalité grâce à ses racines lointaines, celles d’un peuple de survivants, qui toujours sut se moquer de son propre malheur, qui parvint à rire de ses catastrophes, coupable sans motif, jugé pour on ne sait quel crime ? L’ombre douloureuse de l’absurdité drolatique (celle de Kafka, pas celle de Woody Allen) plombe la lumière aveuglante de cette allégorie contemporaine d’une histoire et d’un pays.


Oui, personne ne sortira d’ici vivant, pas même un berger allemand, à l’exception de leur exécuteur sans nom et sans ascendance, force brute qui va au crépuscule. La sœur embrasse enfin son frère en train de rendre l’âme, le flic pervers s’empale sur un pieu de ferraille, la fille amoureuse de sa partenaire de jeu saute sur une mine – souvenir et rappel de la guerre sans fin –, le joueur à la raquette se fait fracasser le crâne par son ami, la blonde poupée roule sous les roues du véhicule de police qui ramène chez lui mais trop tard le second flic en plein chagrin d’amour, et l’on ne se fait guère d’illusions sur les derniers arrivants, accueillis par le meurtrier de hasard comme les âmes par Charon. Ce territoire sans échappatoire, ce lieu clos, ensorcelé, grotesque, tragique, sensuel, violent, moqueur, cet espace de prédilection du genre, nous le connaissons tous pour l’arpenter au quotidien : il ne cartographie rien d’autre que notre vie, qui ressemble de plus en plus, avec les années de notre corps, avec les désillusions de notre siècle, à un film d’horreur. Bienvenue aux deux réalisateurs, bienvenue à ceux qu’y osent encore s’y aventurer, mais dans l’oubli de toute espérance.      

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