Sanglantes confessions : La Fille coupée en deux


Dans ce fleuron du néo-noir, une femme martyrisée relie et déchire deux hommes, deux frères, l’un, flic à la Criminelle, l’autre, Monseigneur dans les hautes sphères ecclésiastiques. S’il manque un vrai réalisateur derrière la caméra, le film possède de nombreux atouts, dont sa mélancolie funèbre et ses amours désespérées.


Doublement tournée vers le passé, celui du cinéma et du récit lui-même, l’œuvre prend la forme d’un grand flash-back se déroulant en 1948, encadré par le prologue et l’épilogue sous la présidence Kennedy bientôt condamnée. Sur une route caniculaire en plein désert, un homme s’arrête devant une petite église ; à l’intérieur, un prêtre, son frère invisible depuis des années, l’invite à s’asseoir devant une fenêtre, et lui annonce qu’il va mourir : « L’aorte ne tient plus le coup ». L’émotion submerge le visiteur, et tandis que son regard se détourne vers l’extérieur, sa mémoire le ramène quinze ans en arrière, environ, quand il s’occupa d’une affaire sordide, perdit la femme qui l’aimait, le frère qu’il entraîna dans sa propre chute, en sauvant, peut-être, leur âme à tous les deux. Le conducteur et le curé portent les traits vieillis, fatigués, du duo vedette de l’affiche, grands acteurs presque homonymes : Robert De Niro et Robert Duvall. Tous deux appartiennent à la mythologie du Parrain, et Sanglantes confessions, au détour d’une scène de mariage (avec « polichinelle dans le tiroir », en présage de la « Vierge dévergondée » à venir), ne se prive pas d’un clin d’œil à la saga de Coppola. 


Mais un autre type de famille intéresse Grosbard et ses scénaristes, le couple John Gregory Dunne/Joan Didion, qui écrivit aussi Panique à Needle Park (l’essayiste raconta le deuil de sa moitié dans L’Année de la pensée magique), cellule nucléaire des deux frères rendant parfois visite à leur mère placée en institut, pétrie dans sa sénilité religieuse, faisant épeler IMMACULÉE à son fils à la mauvaise haleine et aux mains sales, bénissant le second dans sa robe noire, couple masculin au chevet de la vieille femme, dans une pietà inversée. Le film va explorer cette relation particulière, dominée par l’amour, la confiance, la compréhension mutuelle, mais minée par la culpabilité, les compromissions, la perte d’une femme mal vengée. Les deux hommes se trouvent à un tournant de leur vie, et Des, l’homme de religion mais de peu de foi, le confesse lui-même à Tom, l’ancien homme de main des bordels, venu le mettre en garde sur ses fréquentations : « Quelque chose doit changer… Je ne peux plus continuer comme ça… » Dans son itinéraire spirituel, le film se gardera bien de leur faire connaître une épiphanie, encore moins une rédemption, et le conte moral, identitaire, dans toute son amertume, se borne à les révéler à eux-mêmes, dans un grand nulle part, sous le soleil de Satan et à quelques kilomètres à peine des ténèbres du Diable, probablement.   



Bien que capturée de façon scolaire en champs-contrechamps – De Palma affirmait qu’avec un acteur comme Pacino, il fallait simplement s’asseoir et laisser la caméra tourner –, la scène d’aveu s’avère très réussie, grâce au jeu des comédiens, à la lumière contrastée d’Owen Roizman (directeur de la photographie pour Friedkin ou Pollack), qui découpe les intérieurs en blocs de blancheur aveuglante et d’obscurité profonde, mais sait se faire d’une grande douceur en extérieurs, par exemple dans les jardins du cardinal, au silence, aussi, que Grosbard, formé au théâtre, laisse s’installer entre les deux acteurs, dirigés avec constance et précision, à l’image de l’ensemble de la distribution, composée de piliers solides, bien plus que « seconds rôles », du cinéma d’alors (Durning, MacMillan, Hedaya ou Hong). De Niro, tout en intériorité, renoue avec son personnage de Voyage au bout de l’enfer, plus loquace mais pas moins déplacé au sein de sa communauté (dans des thèmes musicaux subtils, la harpe remplace la guitare de Stanley Myers et John Williams) ; quant à Duvall, on le sent prisonnier d’une grande violence, plus froide que chez un Keitel, prête à exploser dans une gifle ou une empoignade (il faut vite redécouvrir son excellent Prédicateur, sous l’influence de Cassavetes, avec une bouleversante Farrah Fawcett).


Ce moment clé du film se situe dans l’espace profane d’un restaurant, et non dans l’intimité d’un confessionnal, où les criminels, à divers degré, transmettront (message et virus) au blasé Monseigneur tous leurs péchés, plus ou moins véniels. Le décor vient tout droit de l’imagerie et de la mythologie des polars américains des années 30/50, et l’on s’attendrait à voir surgir de la porte du fond Lana Turner dans son short immaculé, justement… Mais les temps changent, et le cinéma avec. Dans le néo-noir, outre la réflexivité désenchantée, l’étude de caractère supplante le conte sexuel, en apparence volontiers misogyne, la femme fatale se transforme en victime d’hommes blancs avec un insigne qui font de mauvaises actions, pour paraphraser Ellroy. Ici, l’émouvante Rose Gregorio, bien mise en valeur par son réalisateur de mari, paiera de sa vie son amour non partagé pour Duvall. La maquerelle désargentée, abîmée par la vieillesse et la vie qu’elle mène, ce dégoût de soi qui atteint tous les personnages et les pourrit sur pied, en sus de leur maladie (Amsterdam, entrepreneur et maquereau, souffre d’un cancer et s’époumone dans un mouchoir tendu par son avocat adultère, lors de la messe inaugurale), finira par se suicider, quittant de façon définitive la mal nommée Cité des Anges, peuplée de pauvres diables et de démons sans merci. Si l’on devait citer une image résumant ce nouveau statut, nous choisirions les larmes de Rachel Ward à la fin de Contre toute attente (1984).


Dans le sillage du Nouvel Hollywood, ou de ce qu’il en reste à l’aube des années 80,  Sanglantes confessions résonne bien sûr avec Chinatown et, précisément, en 1981, avec La Fièvre au corps (retour de la blonde létale !) ou Le facteur sonne toujours deux fois (amants maudits, encore) revu par Rafelson, avant L.A. Confidential, autre sommet de reconstitution maniaque et relecture « optimiste » du genre. Les décors de Stephen B. Grimes, qui travailla, entre autres, sur La Fille de Ryan, Yakuza ou Gens de Dublin, et la direction artistique de W. Stewart Campbell, connu pour la chinoiserie de Polanski ou L’Étoffe des héros, demeurent des modèles d’atmosphère et de richesse visuelle, n’étouffant jamais la narration, ni ne se substituant à elle, mais plongeant le spectateur, dès les premiers plans, dans « le pays des souvenirs » (Mickiewicz) des protagonistes et de sa propre mémoire cinématographique. Tel son illustre prédécesseur et ses plus ou moins réussis successeurs, le film de Grosbard fait le portrait au noir d’une époque, d’une ville et d’un milieu, gangrenés par la corruption, l’exploitation (surtout sexuelle), les petits arrangements entre amis et futurs ennemis, critiquant au passage les institutions ou les domaines du pouvoir (industrie, Église, justice, police). Dans cet enfer séculier, la collusion règne, et pleurent les femmes maltraitées, ou assassinées.

Sous le vitriol du tableau sociologique et historique, une seconde histoire apparaît, liée à la première, ainsi qu’un exemple à partir duquel les « héros » et le spectateur doivent tirer une morale, en rappel des fables animalières médiévales (l’une des prostituées, pour qualifier le cinéaste adepte du snuff, subissant le châtiment divin d’un accident de voiture, dit de lui que « sa place était dans un zoo »). En elle bat le cœur noir du film, sa surface et son symbole. Une apprentie actrice, doublure pour Casablanca, paraît-il, une rose tatouée (Tennessee Williams ?) sur son corps parfait, vient tenter sa chance dans la capitale occidentale du cinéma, bien après Mankiewicz, bien avant Lynch. Croyante se prostituant, ce qui lui vaudra son surnom-sobriquet en forme d’oxymoron (la « Vierge dévergondée », donc), elle finira coupée en deux dans un terrain vague envahi par des broussailles arides, préfigurant la terre du cimetière de l’épilogue, pour une œuvre placée sous le signe de la fatigue existentielle et de la mort qui nous attend tous, patiemment, ici et maintenant ou par-delà les décennies. Le destin pitoyable et la fin atroce de cette starlette de l’ombre et poétesse naïve, qui ne tournera que dans du porno, rappellent et s’inspirent de ceux d’Elizabeth Short, immortalisée par Ellroy dans son roman le plus célèbre (auquel on peut préférer sa contrepartie « réelle », l’enquête autobiographique qu’il mena, en vain, à la recherche du fantôme de sa mère, et de son meurtrier, dans le remarquable Ma part d’ombre). Dès lors, Sanglantes confessions forme une trilogie autour de ce fait divers traumatique, lui-même surexploité par les médias, avec Les Hommes de l’ombre de Tamahori (intéressant mais mineur) et Le Dahlia noir version De Palma (ratage handicapé par son couple principal transparent).


Que nous montrent ces trois œuvres ? Des images sexuelles en noir et blanc, des étreintes incestueuses, rémunérées ou liées au chantage ; des filles brunes trop belles qui sourient à l’objectif, inconscientes de leur mort violente et prochaine, déjà cadrée par l’objectif (cf. Bazin et la « momification du mouvement »). La caméra qui les filme, et celui qui la tient ou la dirige, les utilisent à leurs dépens, volent leur âme comme le redoutaient les indigènes face à un appareil photo dans les longs métrages coloniaux. Doublement exposées dans leur présence/absence d’image et leur nudité de jeune femme monnayant ses charmes – le cinéma en tant qu’entreprise de prostitution, l’esclavagisme derrière le glamour –, elles figurent dans une mise en abyme qui les promet à la damnation, à la déréliction, aux abîmes de la nuit sans sépulture. On filme leur perversité (là, du sexe « interracial », ailleurs du lesbianisme ou des jeux avec des jouets pour adultes), leurs « outrages », avant de leur faire subir le dernier, littéralement. Préalablement coupées (to cut), assemblées par le montage, leurs assassins, quittant l’ombre de la caméra, vont les découper « dans la vraie vie », puis abandonner leur dépouille profanée (mot très juste de Manchette à propos de Lune sanglante), telles des chutes de pellicule. La fameuse enseigne sur les collines, qui renvoyait à l’origine à un programme immobilier (champ d’activité de Durning), ne surplombe plus qu’un cimetière à ciel ouvert, aux allures de décharge, où croupissent toutes les victimes du rêve américain, particulièrement celui de celluloïd.

Si Tamahori sacrifiait Jennifer Connelly dans sa charge contre l’armée, autre institution, pour ses essais atomiques, et De Palma Mia Kirshner, débutante chez Egoyan puis apparue dans The L Word, Grosbard opte pour une ancienne playmate, croyante elle aussi (tendance baptiste), qui reviendra la même année, sous la douche, dans le slasher méta en introduction de Blow Out : Amanda « Missy » Cleveland, étoile éphémère aux seins nus, mourra dans sa quarantaine et son Mississippi natal, d’une allergie médicamenteuse… On s’en souvient, pour son évocation d’un inceste commis par un père très symbolique (Huston) sur sa fille très iconique (Faye Dunaway), à l’ombre d’orangers empoisonnés, Polanski appuyait son ironie douloureuse sur le lyrisme frémissant de Jerry Goldsmith. Grosbard fait pour sa part appel à Georges Delerue, légendaire compositeur aussi à l’aise avec Truffaut et Miller qu’Oury ou Colpi, exilé volontaire à Hollywood pour y finir ses jours. Il fallait l’intelligence musicale et l’extrême sensibilité du musicien pour décider d’accompagner la macabre découverte du policier – une baignoire ensanglantée, perdue dans une caserne militaire désaffectée, servit de lieu du crime, jouxtant le studio de fortune des blue movies – par un poignant requiem, qui met à jour la dimension funèbre du film, son caractère de messe des morts, tout en évoquant le lamento tragique de L’important c’est d’aimer, autre éprouvante incursion dans l’empire de la tristesse du cinéma pornographique. La scène, avec celle du dialogue fraternel évoqué supra, confère au film, presque malgré lui, en dépit de sa mise en images bien trop sage, une grandeur morbide le hissant au-dessus d’œuvres démonstratives ou complaisantes dans leur « noirceur » (pour aller vite, tous les ersatz de Seven, lui-même clos sur une décapitation hors-champ).  


Caïn et Abel rejoignent ainsi Marie-Madeleine, et le film peut s’achever où il commençait, dans un désert spirituel, à la fois purgatoire et lieu de ressourcement, qui accueillait avant De Niro la conscience morale du film, le prête interprété par Burgess Meredith, repoussé au loin par sa hiérarchie bien plus intéressée par les biens de ce monde que par le salut des âmes (Chartoff et Winkler produisirent également Rocky, avec le même acteur dans son rôle inoubliable d’entraîneur de l’ancien « étalon italien », puisque Stallone, lui aussi, fit ses débuts dans le X). Pas de tentations comme chez Buñuel (Simon du désert), pas de dangerosité anxiogène comme chez Dumont pastichant Délivrance (Twentynine Palms), rien que la chaleur, une automobile en panne réparée par un bon samaritain mexicain, et l’immensité du ciel vide sur la terre sans eau. Derrière la petite église, un cimetière modeste attend les deux hommes, avec l’emplacement de leurs futures tombes. Duvall s’en veut encore, endosse la responsabilité des événements, mais De Niro, aux cheveux blancs avant Leone, un bras dans son dos, l’absout in extremis, lui pardonne, le remercie. Grâce à lui, il se retrouva ; dans cette nouvelle pauvreté, il découvrit une sorte de joie, d’apaisement, de quoi combler le vide intérieur qui le dévorait autrefois, cette force noire, insaisissable, égorgeant les agnelles, achetant les flics, suicidant les putains amoureuses (et avorteuses). Oui, pour reprendre les paroles du Christ, « tout est consommé », la route se termine à cet endroit, dans le soleil après les ténèbres de la ville et du cinéma. Les deux frères marchent ensemble vers la petite « cité des gens merveilleux » (Jim Thompson) et la caméra s’élève, en correspondance avec les westerns de Ford, autre habitué des nécropoles et des hommes blessés y parlant seuls. Cet ultime plan résume les vraies confessions du titre original : tous les masques tombés, tous les espoirs déçus, tout le sang séché, il ne reste que la mort au bout du chemin, évidente et unique vérité, que le sourire d’un frère, ou d’un être aimé, peut nous rendre, qui sait, au moins le temps d’un film, supportable…

      
                

Commentaires

  1. J'ai le souvenir d'un film ennuyeux malgré une intrigue à la Ellroy. En revanche je vous recommande l'autre polar de Grosbard, réalisé quelques années plus tôt, Le Récidiviste, excellente adaptation d'un roman de Edward Bunker avec Dustin Hoffman et Theresa Russell

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    Réponses
    1. Pour l'anecdote, je m'endormis durant sa projection lors d'une nuit blanche à La Rochelle... Mais le film mérite sa redécouverte ! Oui, je connais "Le Récidiviste", l'un des premiers rôles de la grande Theresa Russell - "Sexcrimes", dans votre palmarès '90, ne valait que pour elle - célébrée brièvement ici même :
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/filmez-la-femme-trois-cineastes-et.html

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