Devdas : Si loin, si proche !
On garde un excellent souvenir de Devdas, vu naguère dans une salle très à l’écoute du Sud de la France. Les magazines
de cinéma et les autres commençaient à parler de Bollywood, et la présentation
du film à Cannes lui valut un retentissement prolongé à l’international, où il
glana d’ailleurs plusieurs prix et les honneurs des classements de la presse.
Ainsi donc, la cinématographie indienne ne se limitait pas à Satyajit Ray – ou les essais de James Ivory – et ses émules, notamment au funèbre Salon de musique, sans doute son titre le plus connu dans l’Hexagone, sorte de Guépard musical enregistrant l’agonie d’un mélomane dans son palais peuplé de notes et de fantômes ? Que valaient vraiment ces bandes chamarrées, pleines de musique et de mouvement, avec leurs romances populaires, produites à la chaîne dans une industrie à faire pâlir, commercialement parlant, l’auto-proclamée capitale du cinéma, nichée à proximité de sa colline de houx ? Tout un monde semblait à portée de regard, dans les premières années du nouveau siècle, un exotisme d’images et de sons présentant un autre visage que celui, plus cruel, de l’actualité, accomplissant, en direct et en boucle, les prophéties des films catastrophe sur des tours jumelles rappelant l’autel de King Kong… Oui, pour oublier les ruines télévisées encore fumantes, pour échapper à leur spectacle, cette nouvelle saveur, épicée comme un plat local, promettait trois grandes heures d’évasion.
Et rien ne nous déçut dans cette
fresque musicale sans intermède, tant le temps, modifié, transmué par l’espace
particulier de la salle, à la fois forteresse et tombeau, parut s’écouler avec
plus de souplesse et de rapidité que les robes multicolores et virevoltantes des danseuses aux bouts des
doigts rougis. Nous aimions ce monde, dès le premier regard, pour ainsi dire,
nous nous y sentions chez nous, pas plus étranger, et certainement moins, que
dans quelque coin de « la France profonde ». Pourquoi cette familiarité
étrange, d’où venait ce sentiment de reconnaissance, au double sens du mot :
se sentir chez soi et y prendre plaisir ? La réponse, d’une désarmante évidence,
tenait à la nature même du film, par-delà les subtilités culturelles et la
langue chantante, acidulée, ruisseau joyeux, puis plus lourd, jusqu’à la plainte
tragique, qui coulait sans discontinuer, plus agile et gracieux (de cette grâce
présente aussi dans le cinéma chinois) que le fleuve filmé par Renoir, mais pas
exempt, derrière tous les artifices, de la même simplicité, du même rapport au
monde, dans sa présence objective et magique.
Une fois franchies les portes de la salle,
les fantômes vinrent à notre rencontre, mais pas ceux de Nosferatu le vampire, pas tout à
fait et cependant les mêmes : les fantômes du cinéma, bien sûr, ne vivant
que sur l’écran, sur la toile tendue à la façon d’une page blanche, espace rectangulaire
vierge pour accueillir toutes les fictions, d’ici et d’ailleurs, tour de Babel
rendant polyglotte par le biais du sous-titrage. L’Inde défilait sous nos yeux,
ces visages, ces corps, ces vêtements, ces chants qui n’appartenaient qu’à elle,
passés au tamis d’un regard de cinéaste, mais ce pays, dans son altérité, nous
l’arpentions depuis déjà de longues années, nous empruntions ses chemins
intérieurs depuis l’éveil de notre conscience, en réalité. Il s’appelait cinéma,
et nous y séjournions souvent.
Citoyens du monde des images, les
spectateurs assistaient, frémissaient, s’enthousiasmaient pour une vielle
histoire d’amants maudits, adaptée plusieurs fois en cette contrée, qui
résonnait en nos terres avec le destin fatal, forcément fatal, d’illustres
doubles dédoublés, tous ces couples emportés dans le feu de la passion et des
vents contraires, dus à des questions de castes ou d’alliances ou de familles
irréconciliables. Devdas et Paro se nommaient autrefois Tristan et Yseut, Roméo
et Juliette, Tony et Maria égarés du côté du West Side. Si l’on pensait à Wise
et Robbins, surtout à Natalie Wood, nul hasard : les deux drames musicaux,
mélodrames, donc, se déployaient en
éventail, usant de l’ampleur du cadre et du lieu pour conter des récits à la
simplicité biblique et plus encore mythique, affrontements de caractères bien
plus que personnages téléguidés par la psychologie narrative du dix-neuvième
siècle, figures hiératiques et enluminées de l’héraldique médiévale ou des
échoppes de fête foraine.
Là encore, nous marchions en terrain
connu, celui du romantisme débridé, littéralement, des élans du cœur sur la
tangente du cercle de la raison. Ils s’aimaient et allaient mourir, nous le
savions déjà, nous les suivions pour cela, emportés dans leur élan, dans leur
danse vers la mort, qui fascinent encore tant l’Occident. Les histoires d’amour
finissent mal en général ? Non, mais uniquement celles que nous apprécions
dans les films et les livres, dans la zone incorruptible de l’imaginaire,
inaccessible aux usures et aux bassesses du quotidien vécu. Le cinéma, ne l’oublions
jamais, même dans sa violence et sa dureté, procède toujours de ce saut
quantique vers le sublime, ou, à défaut, et pour parler comme les psys honnis, vers
la sublimation.
Devdas démontrait à ceux qui en doutaient
encore la puissance du mélodrame, sa sensualité, l’intensité des émotions et la
noblesse des enjeux : rien de moins que la vie, à perdre à force de trop
aimer, dans la recherche d’un sens qui ne doive rien aux conventions sociales ni
aux petits arrangements des parents, de partout et de nulle part. Le genre, avec
ce titre en fleuron, n’accordait qu’un peu de bonheur à ses amoureux pour mieux
le leur ravir, signe de sa cruauté, de sa lucidité, aussi. La comédie musicale,
sœur du mélo, exprimait une vrai fond de noirceur et de danger sous ses atours
rutilants et enjoués, depuis la fuite d’une autre Maria, celle de La
Mélodie du bonheur, en proie aux nazis, jusqu’au combat de Bob Fosse, magistralement
incarné, reflété par Roy Scheider, dans Que le spectacle commence, affrontant
son gracile ange de la mort, la blonde et bien nommée Jessica Lange. On chantait
pour ne pas pleurer, on dansait pour ne pas mourir, voilà le mystère et la leçon
de tous ces films gais ou plus amers (pensons à Demy, à son diptyque Les Parapluies
de Cherbourg/Les Demoiselles de Rochefort, dressant
la carte de son univers personnel, quelque part entre l’Algérie et l’Amérique),
diffusés à la TV à Noël ou dans les soirées gay,
la douleur intime des personnages trouvant, qui sait, un écho singulier chez ceux
qui s’avèrent encore différents,
fierté ou pas.
Pour tout cela et d’autres raisons
encore – ah, la complicité de Madhuri Dixit, putain au grand cœur, ah, l’autodestruction
de Shahrukh Khan, qui pleurait beaucoup et buvait vraiment, ah, les yeux de Aishwarya Rai et son
sourire, à damner un eunuque ou un cinéphile ! –, nous aimâmes beaucoup Devdas,
et lui gardons une belle place dans notre mémoire fictionnelle. Sa flamme,
contrairement à celle de l’héroïne à la fin du drame, ne s’éteindra qu’avec
nous-même, protégée par notre paume en miroir du personnage de Nosthalgia,
qui détenait le sort du monde, son espoir, sous la forme d’un feu fragile entre
ses mains, et traversait d’autres eaux vives et mortelles, celles d’une
piscine, en écho à toute l’eau du film de Sanjay Leela Bhansali, si loin et si proche à la fois.
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