Requiem pour un massacre : La Musique du Sang du châtiment


Un grand cinéaste, un compositeur légendaire, un assassin angélique et un procureur miné par sa propre culpabilité : bienvenue en enfer, bienvenue dans l’esprit de William Friedkin et le cœur d’Ennio Morricone, réunis en 1987 pour mêler leur sang au nôtre.  


Tigres en cage et en liberté (Alex McArthur)

Tyger, tyger, burning bright
In the forests of the night,
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry?

William Blake, The Tyger in Songs of Experience (1794)

1.      Friedkin versus Morricone

Dans une interview mise en ligne le 18 mai 2012 sur le site Movie Geeks United !, le réalisateur désigne Herrmann & Morricone comme les deux plus grands compositeurs de musique de film. Il appelle le maestro « out of the blue », lui envoie une copie du Sang du châtiment et, malgré le barrage de la langue, avec l’aide de l’agent du compositeur, qui parle peu anglais, les deux hommes se rencontrent dans son appartement romain. Friedkin souhaite « a driving score »,  à la façon de celui de Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Morricone ne voit pas le film ainsi, mais plutôt comme une tragédie de la nature humaine, qui ne se limite pas seulement aux victimes de celui que la presse appelle le « tueur vampire » ou le « vampire de Sacramento », puisque Richard Chase sert de modèle à l’assassin fictif. L’une de ses partitions les plus émouvantes et profondes va donc naître de ce total désaccord sur le rythme musical. Le témoignage s’achève par Friedkin avouant un changement d’attitude envers l’histoire et rappelant la banqueroute du studio de Dino De Laurentiis (également producteur de Blue Velvet), avec pour conséquence la distribution tardive du film après son rachat par les frères Weinstein.

2.      Friedkin versus Friedkin 

Friedkin réalise Le Sang du châtiment entre deux téléfilms très dispensables – jadis diffusés sur Canal + – présentant l’unité anti-terroriste C.A.T. Squad (Morricone signe la musique du premier). Il en écrit lui-même le scénario d’après un roman procédurier (et parfois racoleur dans ses détails « graphiques ») de William P. Wood. La même année, Morricone compose la musique des Incorruptibles pour De Palma, retrouvé en 1989 sur Outrages, autre éprouvant voyage au bout de la nuit en forme de requiem. Huit ans plus tard, Friedkin dirigera un remake, toujours pour la télévision, de Douze hommes en colère de Lumet (avec encore George C. Scott, reprenant son rôle, et Jack Lemmon celui de Fonda, l’architecte envoyé par le Ciel). Rappelons aussi qu’il mit en scène un épisode de la série Alfred Hitchcock présente, en 1965, l’année où il produit et dirige le documentaire The People vs. Paul Crump, portant sur un condamné à mort en attente de son exécution. Le film, à décharge, pointait les défaillances de l’enquête et entraîna une réévaluation du dossier, assortie de la commutation de la sentence en prison à vie (on confondit par la suite l’accusé, mais Friedkin déclara plus tard qu’il se doutait de sa culpabilité). Le Sang du châtiment représente pour lui ce que Psychose s’avéra pour Hitchcock : une mise entre parenthèses du cinéma, le sien et celui des autres, dans ses moyens économiques et techniques, autant que dans sa fonction spectaculaire, pour mieux en retrouver les puissances telluriques, radicales et funèbres. Que l’on ne s’y trompe pas – les deux œuvres, décantées au maximum, n’investissent le champ de la télévision que pour s’aventurer là où aucun directeur de chaîne européen d’aujourd’hui ne les suivrait (même si le petit écran polonais produisit le magistral Décalogue de Kieślowski sur des thèmes en miroir).       

3.      Reece versus Fraser

Le Sang du châtiment constitue une étude clinique de la folie et du Mal, une musique de chambre obsédante et asphyxiante en blanc, noir et rouge, qui relit M le maudit et Psychose et débute par un modèle d’ouverture cinématographique et musicale. En voyant cet homme qui marche entre des champs à l’infini, filmé depuis un hélicoptère comme sous le regard d’un dieu silencieux, on pense à des images similaires dans La Mort aux trousses ou Une histoire vraie, mais aussi au verset du Livre de Job, interrogation fondatrice sur le Mal : à la question de sa provenance, Satan répond qu’il vient « De parcourir la terre de fond en comble et de [s’]’y promener au-dessus et en dessous d'elle » (Job 1:7). Le film de Friedkin se range ainsi au côté de Au hasard Balthazar de Bresson et de Sous le soleil de Satan de Pialat dans son inquiétude religieuse intense, dans sa vaine quête de l’identité inaccessible du Démon aux mille visages et aux mille noms (rassemblés sous la dénomination de Légion dans Marc, 5,9). On pense aussi à l’ultime chanson des Doors, Riders on the Storm, évoquant « a killer on the road » et avertissant qu’une « sweet family will die ». Sur cette marche s’élèvent des percussions, précédées par un mécanisme d’horloge (ou de bombe humaine), des pépiements d’oiseaux, des pas, le son d’une cloche en forme de glas et un sifflotement, le tout pris dans la trame d’un piano et de cordes.

Le tueur atteint la rue d’une banlieue résidentielle tout droit sortie de La Nuit des masques et dépasse une voiture bâchée telle un cadavre : au vert pâle des pelouses, au blanc des maisons, s’opposent le rouge de la parka, le bleu du jean et le noir des lunettes de soleil. Un carillon aux allures de glockenspiel s’immisce dans le tissu sonore tandis que l’on avise du houx sur les portes et une crèche grandeur nature devant une maison. Noël – une femme chargée d’un sac de courses ferme une portière ; on sonne ; le sifflement retentit, une vieille dame ouvre et dit « Oui ? » ; l’homme entre sans demander de permission. Il referme la porte brutalement, la musique s’arrête puis deux détonations assourdissent le spectateur. Dans le foyer envahi par la violence et l’absurdité, cette fureur déchaînée qui baptise le film, la ménagère crie « Mère ! » (à l’instar de Perkins dans Psychose) et « Non !». On distingue un sapin à l’arrière-plan, et la musique reprend tandis que le tueur monte les corps à l’étage, avec un second thème, mêlé aux sanglots de la victime. En montage alterné avec ce meurtre, une messe dans une église, parasitée par les halètements de l’ange exterminateur et le bruit d’un sac poubelle. L’orgue se superpose au visage christique d’Alex McArthur (troublant), yeux fermés dans la satisfaction et la fatigue post-orgasmique. Surgit une image mentale iconique : un tigre en hommage à Blake fait les cent pas derrière l’assassin en slip blanc, qui macule son visage et son torse de sang frais devant la cage floue, sur des cordes stridentes. Le sermon porte sur la naissance du Christ et nous assistons à l’avènement d’un antéchrist. En contrechamp, le prêtre et le procureur (Michael Biehn, transparent), qui prend la main de sa femme pour l’Eucharistie (on apprendra plus tard les actes cannibales du tueur). Des enfants jouent au-dehors, regardés par l’exécuteur, qui tire un rideau tandis que se déploie la litanie des « corps du Christ ». Un nouveau contrechamp cadre la fenêtre aveugle depuis la pelouse, où une gamine se suspend à une échelle horizontale, entre le Ciel et l’Enfer, puis le couple communie.

Il faudrait analyser en détail la mise en scène du son dans ce film, Friedkin appartenant à ces cinéastes contemporains qui excellent dans le maniement de la bande sonore (comme Lynch) : le brouhaha d’un jeu télévisé, une sonnerie de téléphone en pleine nuit, le passage d’un train, de la vaisselle qui se casse, un simple sifflement presque faux ou des aboiements lointains acquièrent une force et un sens peu courants. La parfaite maîtrise de l’espace sonore va de pair avec la rigueur de la réalisation. Friedkin, à l’égal de Hitchcock ou Haneke (qu’il admire, et dont Le Ruban blanc peut se lire en remake du Village des damnés), pratique la distance raisonnée face à la folie qu’il donne à voir, contrairement à d’autres réalisateurs, tout autant estimables, à la mise en scène convulsive, contaminée par son sujet (Żuławski ou Russell). De même, Friedkin ne cède jamais à la tentation spectaculaire, gardant souvent l’horreur hors-champ, limitée à une métonymie macabre (la main d’un enfant mort) ou à de ponctuels éclats picturaux, par exemple le massacre d’un prêtre dans une église profanée comme celle de L’Exorciste, où Reece, souriant, se repaît du sang dans un ciboire, son visage couvert d’une teinture bleue (le masque de Lou Reed ?).

On se limitera à louer le jeu de Grace Zabriskie (toujours inquiétante), la mère du tueur ; à souligner que Charles Reece & Anthony Fraser, l’homme du chaos et celui de la loi, ne forment qu’une seule psyché, celle du réalisateur (aveu de Friedkin himself) ; que ce film cherche à identifier scientifiquement les origines du Mal (à la suite des théories fumeuses de Lombroso dans L’Homme criminel ou de celles abordant le « chromosome du crime » dans les années 60) ; que le personnage du procureur, et le cinéaste avec lui, courent le risque énoncé par Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d'un abîme, l'abîme, lui aussi, pénètre en toi » ; que le juriste accepta de débrancher l’assistance respiratoire de sa fille succombant à une pneumonie, la revoyant au ralenti dans une image mentale en écho à celle de Reece ; que la découverte du cellier-repaire nous fait plonger comme le film lui-même dans un esprit malade et terrifiant, citant au passage Clouzot & Hitchcock (l’ampoule qui fait vaciller les ténèbres) mais aussi La Nuit du chasseur (dans le prologue) en annonçant la prison de The Woman ; que son horreur solaire doit beaucoup à Shining (l’ombre de l’hélico dans le générique de début trouve son pendant avec les rails apparents d’un travelling à l’ouverture de la cave !) ; que l’assassin se fait « serrer » au bout d’une demi-heure à peine, le temps que mettait Janet Leigh à disparaître dans Psychose ; que les explications familiales, psychologiques (une mère dominatrice et battue, un père décédé pour l'enfant en bas âge), se révèlent aussi peu concluantes que les IRM ; que Reece déclare écouter le Diable à la radio ; que les points de vue s’affrontent durant un procès où l’on fait référence à la Shoah et à Nuremberg ; que les arguments de la psychiatrie – comprendre pour soigner – renvoient à ceux formulés par « l’avocat » de Lorre chez Lang ; que les larmes du tueur suivent les trois minutes d’agonie des victimes que Fraser fait entendre aux jurés avec un chronomètre (le carillon de Morricone, lié à l’enfance et à Noël, reprend ce mécanisme inaugural) ; que le procureur perdra sa femme dans cette affaire, et un peu de lui-même, mais qu’il déclare aussi : « Je ne crois pas que l’exécution soit une réponse. Je n’ai pas de réponse. Je ne veux pas tuer cet homme », annihilant les critiques de mauvaise foi contre un film qui se conclut de deux façons.

Dans la première, Reece trouve la mort après une visite de sa mère restée seule une heure avec lui,  ce suicide lui permettant d’emporter son mystère dans la tombe. Le souvenir de Molly, la fille de Fraser, sur un manège enchaîne avec la fête foraine nocturne où le père et le fils, uniques survivants de la famille massacrée, essaient de se « reconstruire ». L’enfant demande une histoire, et l’homme, le portant dans ses bras, commence par « Il était une fois un château par la mer », citant Annabel Lee de Poe. Dans la nouvelle fin, filmée puis rajoutée cinq ans plus tard, Reece écrit à ce père une supplique terrible : « Je n’ai pas de haine. J’avais besoin de leur sang pour mon œuvre. Ils ont été envoyés loin dans un endroit meilleur, loin de ce monde violent, un endroit où les petits enfants peuvent passer Noël avec leurs pères, alors rien de tout cela ne peut se reproduire. J’ai vraiment besoin de votre aide. » Un dernier zoom avant, suivi d’un arrêt sur image, éternise son regard caméra, ses bras qui enserrent les barreaux, avant qu’un carton glaçant ne nous informe de sa prochaine demande de mise en liberté – le Mal ne meurt jamais.   

4.      Morricone versus Le Sang du châtiment

En 1965, dans Et pour quelques dollars de plus, le Colonel (Lee Van Cleef) vengeait sa sœur violée par l’Indien (Gian Maria Volontè) au son d’une obsédante musique de montre. Dix ans plus tard, un sifflement accompagnait Belmondo dans sa traque du tueur de Peur sur la ville. Morricone signa par ailleurs la musique de L’Exorciste 2 : L’Hérétique en 1977 ; on pouvait y entendre un chœur d’enfants, des cordes et des percussions tribales pour évoquer Pazuzu, totalement à l’opposé de l’approche orchestrale massive de l’Ave Satani composé par Jerry Goldsmith pour La Malédiction de 1976. Un an avant Le Sang du châtiment, Morricone connaît également une reconnaissance « officielle » avec Mission. Il reviendra à l’illustration de la folie dix ans plus tard pour Le Syndrome de Stendhal avec son motif répétitif transcendé par une voix féminine et des cordes majestueuses. De même que le Bernard Herrmann de Psychose résonnait avec Bartók & Berg, Morricone retrouve dans Le Sang du châtiment des accents proches de ceux de Mahler ou annonciateurs du Williams de La Liste de Schindler, immortalisé en 1993 par le violon d’Itzhak Perlman.  

Dans la tradition italienne, Morricone oppose la musique « absolue » à la musique « appliquée » (pour la scène ou le cinéma), mais les zones d’expression s’interpénètrent volontiers. Pour exemple, on citera l’avant-gardisme du Gruppo di Improvvisazione Nuova Consonanza, actif de 1964 à 1980 et auquel il participa, mis à contribution pour Cold Eyes of Fear de Castellari, en 1971. Nul doute que l’expérimentation, le jazz et la trompette – la formation et l’instrument préféré du compositeur – convenaient parfaitement pour servir d’écrin au psychédélisme, au suspense et à la folie ostentatoire, fétichiste et maniérée du giallo. Ajoutons encore que Morricone se révèle l’auteur d’une œuvre fournie dédiée à la musique de chambre et pour orchestre, et qu’il arrange et conduit lui-même de façon presque exclusive (à l’exception de certains titres dirigées par l’ami Bruno Nicolai) ses propres créations.

Bien sûr, le fleuve noir musical du Sang du châtiment puise encore à d’autres sources. Pour L’Exorciste, Friedkin utilisait déjà les cloches et les carillons de Mike Oldfield donnant leur nom à son album Tubular Bells paru en 1973, mâtinés des cordes tendues de Penderecki. Il refusa aussi la partition chorale et dissonante de Schifrin, bientôt réinvestie dans Amityville : La Maison du diable. En 1980, pour Shining, Kubrick demandera à Wendy Carlos de retravailler au synthétiseur le Dies Irae, recrutant au passage Bartók et… toujours Penderecki. La belle valse-berceuse de Krzysztof Komeda pour Rosemary’s Baby, fredonnée par Mia Farrow, sa dernière composition pour le cinéma en 1968 avant sa disparition, se distinguait d’un jazz strident en mémoire de la comptine de Chico Hamilton, alternant pareillement avec du jazz, dans Répulsion en 1965 (les chemins de Polanski & Morricone se croiseront d’ailleurs à l’occasion de Frantic). Enfin, dans Sœurs de sang, en 1973, Herrmann tressait brillamment un synthétiseur Moog avec une cloche et un carillon pour sa propre rengaine enfantine des sœurs jumelles (pas celles de Demy ni de Legrand !), tandis qu’un sifflement pervers portraiturait le tueur « génétique » de Twisted Nerve en 1968, bouclant la boucle avec l’extrait de Peer Gynt de Grieg siffloté par Peter Lorre dans M le maudit trente-huit ans plus tôt. 

Avec sa musique pour Le Sang du châtiment, Morricone non seulement va contre les images, révélant par ses notes (et inversant une célèbre nouvelle de Poe) le cœur noir et déchirant du film aveuglant et opaque de Friedkin, le transformant en élégie, en plongée abyssale dans les ténèbres d’une âme et du monde, en chant douloureux et plaintif qui hante l’oreille du spectateur/auditeur longtemps après le dernier plan – ou les deux derniers –, mais encore il se dresse contre son apparition « appliquée » dans le récit, lui rendant son autonomie « absolue » et son propre ordonnancement avec le CD paru en 1988 chez Virgin Records. Composé, orchestré, dirigé par le maestro lui-même, avec le concours de l’Orchestra Unione Musicisti di Roma, le disque propose un livret orné du visage bleu et pixélisé d’Alex McArthur, en clin d’œil au grain de l’agrandissement des images de Blow-Up, l’assassin dérobant son énigme dans une abstraction technique, et du même acteur torse nu nous regardant intensément devant la cage du tigre. Le design des lettres du titre original, beaucoup plus explicite, fissurées par une coupure longitudinale, renvoie bien sûr au générique conçu à l’identique par Saul Bass pour Psychose, avec ses caractères aussi divisés que l’esprit de Norman Bates. 



Voici donc la liste des morceaux de cette partition d’une demi-heure car réduite à l’essentiel, où les principaux personnages possèdent leur propre thème : 

1. Rampage (4.15)
2. Son (0.45)
3. Findings (1.21)
4. Over to the Jury (1.35)
5. Run, Run, Run (2.33)
6. Since Childhood (3.20)
7. Magma (2.16)
8. Rampage (3.59)
9. Gruesome Discovery (2.56)
10. Carillon (2.08)
11. District Attorney (1.40)
12. Mother (1.57)
13. Recollections (3.40)

Au niveau des instruments, on peut noter l’usage de la flûte et du saxophone (titre 1), du violon (8) et d’un chœur sacré en latin (7) ; concernant la rythmique, le titre 11 possède une dynamique tranchant avec le reste de la composition, qui le rattache au thème du générique des IncorruptiblesQue le lecteur se console si cette « bande originale de film » ne figure pas dans sa discothèque : il pourra écouter ci-après une version plus lente et en concert du thème principal, issue de l’anthologie 50 Years of Music (92 Original Scores Recorded By Ennio Morricone in Concert), qui vient de sortir chez Armonia.
 


En guise de coda

On n’en finit jamais avec les grandes œuvres, et l’on nous permettra de citer une lettre informelle adressée à l’auteur d'un site, bien avant que l’idée d’écrire sur le film et sa musique n’aboutisse au texte que vous venez de lire, parce qu’elle ouvre d’autres pistes, d’autres portes pour entrer dans cet univers en soi, aussi magnifique et redoutable que la « symétrie effrayante » chantée par Blake dans son poème félin…

« La réception critique française (et sa postérité) du Sang du châtiment repose sur un malentendu et une myopie intellectuelle. On se souvient de Pierre Murat dans Télérama accusant sa « kolossale finesse » qui inciterait le spectateur à opter pour la peine de mort. Le tournage de nouvelles scènes et leur inclusion dans une version de 1992 – Friedkin considère, à tort ou à raison, que l’on peut sans cesse retravailler un film, à la façon d’un work in progress littéraire à la Joyce – lui donneraient raison, puisque le réalisateur ne cache pas son revirement sur la question de la peine capitale (sujet souvent discuté aux USA, avec les pour, dont Patricia Cornwell, et les contre, dont Stephen King). On pourrait lire ainsi Le Sang comme la réponse, vingt-cinq ans plus tard, au documentaire The People vs. Paul Crump, que Friedkin réalisa pour innocenter un prévenu finalement coupable (il l’apprit plus tard).

Mais un cinéaste dont les plus grands films s’achèvent sur une image toujours ambiguë ne saurait passer pour un Cayatte américain. Plus que la thèse l’intéressent le débat et le portrait. Les deux personnages principaux : le tueur et le district attorney, représentent les deux faces d’une même pièce, celle de la psyché friedkinienne (aveu fait lors d’un entretien passionnant dans Starfix). Le film ne s’abaisse jamais à manipuler le spectateur mais déploie une rhétorique judiciaire et morale pour affronter le grand mystère du Mal. Avec cette biographie de la folie, Friedkin se débarrasse des séductions clinquantes et mystiques de Police fédérale Los Angeles dans une épure clinique qui emprunte les fausses pistes de la psychologie ou de la médecine pour tenter d’expliquer l’inexplicable. Ni l’héritage familial de la mère (interprétée par la lynchienne Grace Zabriskie) ni les examens médicaux à la Lombroso (en écho à ceux de L’Exorciste) ne viennent à bout de l’opacité du personnage, surgi d’un champ bucolique (qui annonce les plans cosmiques du Lynch d’Une histoire vraie) en plein Noël pour exterminer au hasard des familles « ordinaires ».

Filmé sèchement, dans une lumière blanche qui vire aux ténèbres très peu réalistes de la partie au tribunal – là encore, un sous-genre américain en soi, où la raison essaie d’apprivoiser l’horreur –, le film contient quelques plans iconiques (le tueur ensanglanté devant un tigre, le même dans une église profanée, à l’instar de celle de L’Exorciste) qui dénotent sa religiosité morbide et celle de l’œuvre entière. Dans ses meilleurs films, Friedkin radiographie l’Enfer. Ici, le Démon prend les traits angéliques d’un jeune homme vêtu d’un blouson puis d’une combinaison rouges.

L’apport de Morricone se révèle crucial : pour ce film de chambre désespéré, il compose une musique funèbre et poignante, un lamento tragique pour toutes les victimes (dont l’assassin). Comme Ortolani pour Cannibal Holocaust, et comme lui-même pour Le Syndrome de Stendhal, la musique capture le sentiment d’une perte immense, celle de notre humanité. Le violon qui accompagne le final avec sa triste fête foraine égale dans sa douleur celui de Williams pour La Liste de Schindler. La médiocre qualité des deux versions en ligne ne rend pas justice au film, mais elles permettent à ceux qui ne le découvrirent pas en vidéo de se faire un avis, d’entr'apercevoir la beauté noire de cette œuvre dérangeante parce qu’honnête (à comparer au politiquement correct La Dernière marche, du couple Sarandon-Robbins, qui amalgamait violence étatique et individuelle avec une bien-pensance toute démocrate), telle une cathédrale vertigineuse vue à travers un miroir obscur… »

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