La Fièvre au corps : Le Cinéma de David Cronenberg
L’édition 2013 du Toronto
International Film Festival rendait hommage, dans sa ville natale, à David Cronenberg, avec une version restaurée de Frissons ; l’occasion rêvée
pour revenir, de façon impressionniste, sur l’œuvre singulière d’un réalisateur
majeur.
Le cinéaste en abyme accouche de son
propre film (David Cronenberg dans La Mouche)
Cher David,
Voici une lettre d’amour et
de remerciements que vous ne lirez pas, car Canadien anglophone, malgré les
quelques mots de français dont vous ponctuez vos interventions en public dans l’Hexagone,
où l’on vous traite depuis longtemps déjà, et à juste titre, en auteur, malgré tous ces films
sanguinolents, sexuels et pervers des premières années de votre filmographie,
qui vous valurent les anathèmes locaux de plusieurs critiques, gay, féministes ou tout simplement de
mauvaise foi. Consacré à la fin des années 80, avec le sublime mélodrame
médical Faux-semblants, il faut se souvenir de vos débuts houleux, et
des réactions épidermiques de rejet suscitées par certains de vos films plus
tardifs (pensons au scandale de Crash, repoussoir des bourgeois
cannois et blasphème selon l’épicier Ted Turner, de sinistre mémoire pour ses
colorisations de classiques, qui chercha à l’interdire aux USA).
Le contraste avec cette colère, cette
incompréhension – qu’entendent-ils par pornographie, demandiez-vous
innocemment (ou pas tant que ça) à l’occasion de la sortie des aventures de James Ballard –
paraît d’autant plus saisissant que tout dans votre personne renvoie l’image
d’un homme en plein contrôle de lui-même, loin des clichés de l’artiste maudit
et forcément dérangé au regard de ses œuvres dérangeantes. Vous parlez avec
douceur (on vous surnomme d’ailleurs le soft-spoken
Canadian), vous vous exprimez avec raison, culture et humour. Cet homme,
dont les pensées terrifiaient naguère Martin Scorsese, ami et acteur pour Clive
Barker, autre personnage sulfureux, semble suivre à la lettre le précepte
flaubertien de vivre comme un bourgeois et de créer comme un artiste. Mais l’on
remarque souvent cette urbanité, cette tendresse bienveillante – irriguant vos
films, même les plus sombres – chez d’autres réalisateurs de films d’horreur,
alors que certains tyrans au petit pied maltraitent leur équipe de tournage sur
des « comédies familiales ». Moralité : les apparences ne
trompent que ceux qui ne veulent voir, tels vos jumeaux gynécos payant de leur
double vie, dans une posture en forme de pietà, leur aveuglement sentimental et
identitaire.
Quelques notes d’intention avant de
commencer cette longue missive, si vous le permettez. On ne veut point ici
retracer votre carrière, commenter chacun de vos films, ni les ranger en
catégories thématiques propres à l’exégèse. D’autres le firent avant nous, et
avec brio, tel le fidèle Serge Grünberg, auteur d’essais, d’un beau recueil
d’entretiens et des sous-titres français de la plupart de vos longs métrages. Disons
plutôt que l'on se laissera dériver au fil de notre mémoire, affective et
analytique, un peu à la façon de Jung et Sabina lovés dans leur bateau sur A
Dangerous Method, ou bien de Max Renn parmi les épaves crépusculaires
dans l’épilogue de Vidéodrome, en quête d’un sens à sa vie hallucinante, mais pas
de nouvelle chair entre nous, simplement un autre éclairage, intime,
reconnaissant, admiratif et lucide – espérons-le, tout au moins – sur une œuvre
riche d’une vingtaine de titres et s’étendant sur près de quarante ans, âge
auquel Dante se perdit dans son infernale forêt…
Avènement de la pornographie
domestique (James Woods dans Vidéodrome)
Nous vous découvrons en salles autour de
1983, grâce à Dead Zone (on lira par la suite le bouquin de Stephen King), avec
son générique aux caches noirs, dû à Richard Greenberg, sur le beau thème tragique de Michael Kamen,
votre film peut-être le plus mainstream
– Christophe Gans osera écrire dans Starfix « une
réalisation téloche indigne du cinéaste de La Mouche » (honte à lui !) –, avec son héros anonyme, significativement
appelé John Smith, comme chez Capra, égaré puis perdu dans l’Americana de
Norman Rockwell. Ce film nous éblouit par sa neige, par une scène horrible où un
flic assassin se suicide dans la baignoire familiale avec une paire de ciseaux,
par le jeu inoubliable de Christopher Walken, encore meilleur que dans Voyage
au bout de l’enfer de Michael Cimino (Jeremy Irons, quand sortira Faux-semblants,
fera d’étonnantes réserves sur sa prestation), par son histoire d’amour
impossible se soldant par un second suicide, celui d’un homme qui verrait
l’avenir grâce ou à cause d’une poignée de main (vous nous plongez dans des images mentales,
comme pour Vidéodrome, mais en vous gardant bien de les
authentifier : à ce compte, Johnny Smith devient un paranoïaque aussi peu
sympathique que le meurtrier de John Lennon) et décide de le changer, en tuant
un politicien fascisant condamné par son propre geste surmédiatisé. Bien
avant A History of Violence, vous relisiez l’Histoire américaine,
riche en assassinats présidentiels – le personnage de Pattinson, dans Cosmopolis,
ironise sur les risques d’un passage présidentiel en centre-ville –, avec une
douceur, un classicisme, une retenue dans la manière qui n’allaient plus,
heureusement, vous quitter.
Pietà salie et crucifixion laïque
(Brooke Adams et Christopher Walken dans Dead Zone)
Viendront vite les visionnages de Scanners,
Chromosome
3 et Vidéodrome. En plein essor du marché de la vidéo, l’horreur
devient domestique (comme la pornographie, qui croisera votre chemin à
l’occasion de Frissons et Rage, financés en partie par une
boîte de production dite « spécialisée »). La mise en abyme atteint
des sommets d’incarnation avec une cassette, insérée à la fois dans le
magnétoscope de l’auteur de ces lignes et dans l’abdomen de James Woods. Comme
dans ce film-cerveau, l’un des rares rivaux sérieux de Shining, la fiction et la
réalité fusionnent, en prélude à l’ADN de Seth Brundle tressé avec celui d’un
insecte dans La Mouche (le Vincenzo Natali de Splice rendra hommage aux
premiers films de son compatriote, et pas uniquement par le titre du sien).
Avec délice, on se perd dans le labyrinthe narratif de vos personnages, dans
les circonvolutions d’individus solitaires, voyageant au bout de la nuit,
désirant cette mort qui conclut tant de vos films. Dans Le Festin nu, un modèle
de greffe plutôt que d’adaptation littéraire, qui parvient à créer ce tiers
esprit dont parlait Burroughs quand il évoquait sa collaboration avec Brion
Gysin, Bill Lee se perdra de même dans un Tanger mental, si proche de l’Alger
de Duvivier dans Pépé le Moko ou de la Casablanca de Curtiz dans le film éponyme.
Le nouvel Adam contemple son ancêtre
simiesque (Jeff Goldblum dans La Mouche)
Marqués du sceau de la mélancolie,
profondément, immensément tristes, tous ces mélodrames pour adultes dressent la
cartographie d’une zone morte, une constellation de douleurs et de plaisirs
vertigineux (en correspondance avec l’univers SM de Hellraiser, qui doit
beaucoup à Vidéodrome, à son téléviseur fouetté tel le corps d’une femme).
On y trouve de l’action (et même une cascade automobile dans Scanners),
des héroïnes fortes et sexy – ah, Debbie Harry sans Blondie, dans sa robe si
courte et aussi rouge que ses lèvres aspirant le pauvre directeur des
programmes du câble, vendant du cul et de la violence, et nous avec ! –
mais surtout une tension et une noirceur incomparables. Si l’on nous demandait d’élire
le plus grand film jamais réalisé sur le divorce, à la mode de ces classements
stupides qui ne fleurissaient pas encore sur les chaînes de télévision, on citerait sans hésiter Chromosome 3, film éprouvant du premier au
dernier plan (qui vérifie l’adage telle mère, telle fille), détesté par
Samantha Eggar presque autant que Cruising par Al Pacino (pour les
mêmes raisons ?), avec un Oliver Reed saisissant en directeur de son institut
de psychoprotoplasmie, et ce livre
dont le titre – The Shape of Rage – synthétise votre première manière, ainsi que l’on dit en peinture,
et cette épiphanie impensable de la génitrice soulevant ses voiles pour révéler
la naissance hideuse du fruit de ses entrailles remplis de haine… Vous direz
plus tard qu’il s’agit de votre seul film entièrement dépourvu d’humour,
transposition à peine déguisée d’un divorce douloureux (pléonasme) et d’une
lutte sauvage pour récupérer une enfant au sein d’une secte (Cassandra, votre
fille au prénom prophétique digne de Ronsard ; Brandon, qui marchera dans
vos pas longtemps après, naîtra de votre second mariage).
Médée en horrible majesté (Samantha
Eggar dans Chromosome 3)
Tous ces films tissent un réseau
d’images iconiques, inquiétantes, d’une étrange beauté presque insupportable :
une tête de scientifique explose en gros plan (peu de temps après John
Cassavetes atomisé par Amy Irving dans Furie de Brian De Palma, l’un de nos
autres « pères de cinéma »), une séance de thérapie dégénère en
psychodrame avec somatisation, un tueur arrache le soutien-gorge d’une jeune
femme dans un kiosque à musique – cette toile ressemblant bien sûr à celle
tissée par l’adulte demeuré petit garçon de Spider dans sa fugue
psychogénique plus proche de Beckett que de Lynch, dont le spectateur devient
la proie volontaire, contrairement à la victime de La Mouche noire, que vous
relirez, inversant La Belle et la Bête de Cocteau, en conte de fées pour adultes sur
l’hubris, la ruine de la vieillesse et l’ironie du sort dans un film (et un
opéra) qui parle mieux des années SIDA qu’aucun autre (à l’exception des Nuits
fauves de Cyril Collard, pour des motifs personnels et sans recours à
la métaphore), un peu comme Chromosome 3 enterre tous les autres
titres sur la séparation (qui ose mentionner le lacrymal Kramer contre Kramer ?).
Prisonnier dans la toile de son
araignée au plafond (Ralph Fiennes dans Spider)
Ils nous révèlent des sentiments, des
actes secrets, déviants, magnifiques et troublants, ils participent à notre éducation cinéphilique, sentimentale, littéraire aussi, car vous citez
volontiers Burroughs, Kafka et Nabokov, reprenant à ce dernier un jeu identique
sur les patronymes signifiants : qui ne se souvient de Max Renn, Brian O’Blivion, Daryl Revok ou Claire Niveau ? Plus
tard, Allegra Geller ou Monsieur Butterfly poursuivront cette
invention nominative, jusqu’aux « vrais » noms de Freud et Jung figurant
un sommet, référentiel et indépassable, à eux seuls paradoxalement porteurs de
toutes les fictions parasitaires dans lesquelles vous jetez vos personnages,
pour les étudier ensuite, tel un chercheur dans son laboratoire – et la figure
du scientifique, médecin ou psychiatre, reviendra souvent dans cette galerie –,
en observant leur panique, leur désolation, leur grandeur aussi, non pas en
froid entomologiste (divertissement rigoureux pratiqué par l’auteur de Lolita)
mais avec l’empathie d’un frère de sang et de chair, bien trop au courant des
détresses du corps et de l’âme par un statut de témoin impuissant de l’agonie
de votre père, dévoré de l’intérieur par un cancer (on songe au parasite en
forme d’étron de Frissons), bientôt metteur en scène de métamorphoses infinies,
imparfaites et inabouties, en quête d’un organisme qui ne meurt plus.
Votre cinéma abonde en
contaminations, mutations, modifications polymorphes que l'on n’énumérera pas,
avec toutefois un certain faible pour le dard phallique au creux de l’aisselle
de Marilyn Chambers dans Rage (un clin d’œil à Gorge
profonde et à son clitoris buccal ?), car le corps, longtemps, en
constitua la partie la plus visible, avant que les commentateurs ne
s’aperçoivent de sa dialectique avec l’esprit et ne se mettent à parler à votre
sujet d’horreur « intérieure ». Vous reprenez en effet à votre compte
l’allégorie de Descartes sur le capitaine inséparable de son navire, le corps
et l’esprit si entremêlés, indissociables, qu’on ne peut les appréhender
séparément. Chez vous, comme dans la vie de vos spectateurs, la maladie se vit
en tant qu’aventure existentielle, et l’esprit, au quotidien, crée sa propre
perception subjective (n’importe quel étudiant en ophtalmologie sait que le
cerveau conçoit les images, et non pas l’œil, qui transmet un message visuel à
décoder, sans parler du phénomène de persistance rétinienne, qui unit des
images « découpées » en un montage aussi invisible et harmonieux que
celui de vos films, signé du fidèle Ronald Sanders). « On est toujours
dans le jeu ? » demande un personnage à la fin d’eXistenZ – bien sûr que
oui, et ce jeu s’appelle la vie, et l’addition des points de vue aboutit à un
consensus ontologique lui-même dénommé réalité
(la folie commence quand on s’en écarte ou qu’on le met en doute, comme chez
Poe ou Dick, dont vous souhaitiez adapter Total Recall).
Max Renn ou la patiente hystérique de
A
Dangerous Method, à l’instar du diplomate de M. Butterfly, se
racontent bien des histoires, au risque de s’y perdre ou de payer un prix
exorbitant pour franchir la frontière de la fiction, tel Bill Lee devant à
chaque passage en Annexie tuer à nouveau sa femme, muse et victime expiatoire.
Ce sacrifice, à nos yeux, renvoie aux grands récits bibliques, où vous piochez
parfois, même si votre « judéité » paraît moins évidente que celle,
mettons, d’un Polanski ou d’un Spielberg (qui se confrontèrent tous deux à
l’ombre écrasante de la Shoah, alors que vous l’effleurez à peine, par une
vision de John Smith ou le destin des personnalités de A Dangerous Method) :
Scanners
retravaille Abel et Caïn, tandis que Dead Zone suit le parcours
christique de Johnny. L’alliance du corps et de l’esprit s’observe aussi dans
votre biographie, puisque après de brèves études de médecine, vous bifurquez
vers la littérature – la Bible se veut, étymologiquement, le Livre des Livres –
et dès lors, rien d’étonnant au fait que vous puisiez votre inspiration dans de
grands romans modernes, que vous y trouviez un écho intime, comme dans la
peinture de Bacon, par exemple. Vous le disiez fort justement, chaque
réalisateur (et chaque spectateur) endosse jour après jour les habits
démiurgiques et condamnés – par la biologie et non par une quelconque instance
supérieure – du baron Frankenstein, reconstruisant à partir d’informations,
d’influences, de citations, de correspondances et d’événements, son propre monde
intérieur.
Les stigmates du surhomme (Stephen
Lack dans Scanners)
Faut-il détenir la nationalité russe
pour apprécier les tableaux iconiques de Tarkovski (une même religiosité, une
même réflexion sur l’accueil fait à l’artiste relient Andreï Roublev et Dead
Zone), ou chinoise pour plonger dans les mélodrames homos de John Woo
(si proches du destin de M. Butterfly) ? Certainement
pas, et vos films, si canadiens par leur neutralité, cette ambivalence des
signes et des points de vue, à l’opposé d’autres cinématographies bien plus
manichéennes (celle dominante à Hollywood, où vous vous aventurâtes uniquement
avec des projets, dont la curieuse suite de Basic Instinct),
s’adressent à tous les spectateurs du globe, aussi cosmopolites par leur ton
adulte et leur universalité que la grande ville traversée par le trader bien à l’abri, croit-il, de Cosmopolis
(il faut lire le remarquable Point Oméga de Don DeLillo,
réflexion obsessionnelle et paranoïaque sur les images, surtout celles de Psychose,
et les fictions du monde dans lequel nous pensons vivre). Ils nous parlent intimement,
mais peut-être les voit-on mieux, plus clairement, passé un âge certain et
lesté (ou dépourvu) d’éléments fondateurs d’une vie (des proches, la santé, une
jeunesse insouciante et tant d’autres choses qui modèlent nos visages et nos
cœurs en écho à vos avatars, dont les acteurs acquièrent, par mimétisme, une
troublante ressemblance physique avec vous-même, y compris Viggo Mortensen,
découvert en fauteuil roulant et cheveux gras dans L’Impasse de Brian De Palma).
Trader qui pleure visé par un terroriste en
serviette éponge
(Robert Pattinson et Paul Giamatti
dans Cosmopolis)
Nous aimons encore votre cinéma parce
qu’il réinvente le romantisme pour notre temps. Dead Zone et M.
Butterfly s’imposent facilement comme de magnifiques (et déchirantes,
pour une fois le terme ne semble pas galvaudé) histoires d’amour, mais on tient aussi Faux-semblants et surtout Crash pour d’inoubliables portraits
d’amants. La scène d’amour entre Geneviève Bujold, sanglée à un lit par du
matériel médical, et Jeremy Irons, débarrassé de son frère, ou l’épilogue de
votre lecture de Ballard en forme de dernier accident, provisoire – « Peut-être le suivant, chérie »
chuchote James Spader à l’oreille de Deborah Kara Unger : deux moments
essentiels d’une philosophie amoureuse incluant sans tabou une sexualité
adulte, dans une recherche constamment inassouvie de l’orgasme qui réunira
enfin les deux parts séparées du couple, faux jumeaux et vraies âmes sœurs, étreintes
pleines de grâce, de tendresse, mais de tristesse aussi, tant cette union se
dérobe à chaque fois, plus fragile qu’une jambe portant une cicatrice vaginale,
ou plus légère qu’un baiser donné au terme d’une tentative d’assassinat. Oui,
peut-être la prochaine fois, au prochain accident, nous découvrirons enfin
comment nous enlacer, nous aimer sans blesser nos corps mortels ou devenir fou
(ni perdre un frère en miroir, ou la vie dans une collision, le volant en
stigmate rougi sur le torse du gourou Elias Koteas, qui rappelle la
séduction dangereuse de Michael Ironside dans Scanners). Le cinéma
américain, avec ses comédies sentimentales, nous vend un insipide bonheur à
portée de main, alors que vos personnages et vos spectateurs s’interrogent sans
cesse, et se retrouvent parfois, dans le « 69 » du lit conjugal (vous
citez l’expression française avec un sourire dans le commentaire audio de A
History of Violence) ou la lutte amoureuse dans un escalier (idem).
Ce lyrisme présent dans vos films
doit beaucoup aux compositions de Howard Shore, bien sûr, dont le thème pour Faux-semblants,
sur un générique indélébile et inquiétant (la gémellité et les instruments
chirurgicaux à travers les âges) demeure l’un de ses plus admirables. Mais on se doit de citer aussi votre sœur Denise aux costumes, Peter Suschitzky à la
photographie (après une brouille, apparemment, avec le talentueux Mark Irwin, à
la lumière plus organique, juste après La Mouche) et des acteurs reconnus
sous des masques différents (Nicholas Campbell ou depuis peu Viggo Mortensen).
Tous ces collaborateurs talentueux finissent par former, plus qu’une troupe
(vos films ne ressortent en rien du théâtre, bien qu’adaptés parfois de
pièces), une famille recomposée, librement choisie, qui vous soutient et donne
corps à vos visions. Un film de David Cronenberg se reconnaît dès ses premiers plans
– cette façon de cadrer avec une précision de chirurgien, ce tempo lent, cette
finesse de trait jusque dans l’outrance, le déchaînement de fluides en tout genre
– mais valide l’hypothèse réaliste du cinéma en tant qu’art collectif,
dialectique entre la vision d’un auteur et l’apport de collaborations
capitales. Vous le reconnaîtriez sans doute le premier : sans tous ces
noms et leur implication dans vos fables existentialistes, votre filmographie posséderait
une tout autre allure.
Tel un organisme vivant, votre œuvre
se métamorphose, délaissant l’horreur explicite pour le polar à base de satire
sociale dans A History of Violence (mais Frissons se moquait déjà
de l’architecture totalisante et totalitaire du Corbusier). Cependant, les
fondamentaux de votre univers et du nôtre, le corps, le désir, la mort sous
chaque geste, et le questionnement identitaire, existentiel, demeurent. Même un
film aussi imparfait que Les Promesses de l’ombre, avec une
Naomi Watts étonnamment sous-employée, alors que vos personnages féminins
charment par leur énergie et leur complexité, recèle une grande scène, celle,
en l’occurrence, du combat dans les bains pour hommes, où les tatouages se
tendent en une chorégraphie sèche et intense volontiers homoérotique (le
filigrane de l’homosexualité court aussi dans Faux-semblants – avec ce
maquilleur tout droit sorti de La Cage aux folles –, M. Butterfly
ou la dernière scène de Cosmopolis). Que nous réservez-vous
pour demain ? Vers quels territoires d’inquiétude et de ravissement vous
entraînerez-vous cette fois ? Vous qui ne croyez pas en Dieu, ne semblez
pas non plus préoccupé de laisser une trace ineffaçable dans les mémoires. Sur
nous tous pèse la même malédiction, celle de la mortalité, aussi létale que la
marque maternelle inscrite dans la chair de la petite fille aux dernières
secondes de Chromosome 3 et Johnny Smith ou Eric Packer clameront à
quelques années d’intervalle le scandale de la mort (et son désir secret). Cela
suffit à nous occuper ici-bas, à nous réunir dans le même jeu cruel et
exaltant, à nous faire inventer des fictions jumelles de nos vies ; cela nous donne envie d’écrire encore sur vous.
Famille décomposée puis recomposée
(Maria Bello et Viggo Mortensen
dans A
History of Violence)
Qu’importe la coda souvent désespérée
de vos films, la fin horrible de l’héroïne de Rage résonnant avec les
finals funèbres de Los olvidados, La Nuit des morts-vivants ou une
scène de meurtre par étouffement séminal (!) dans Mes nuits avec Alice, Pénélope,
Arnold, Maud et Richard – l’expérience se poursuit, vous continuez à
tourner, nous respirons encore. À partir du Festin nu, et symboliquement
puisqu’il s’agit d’un grand film sur la création littéraire (et autre), l’œuvre
propose des fins ouvertes, au sens suspendu, à la place de suicides par nature
définitifs. Allez-vous mieux, et vos personnages guériront-ils de la vie en
tant que maladie (comme le formulait Nietzsche) ? Ne nous leurrons pas,
même avec un jeu branché directement sur notre anatomie : « Le futur
est incertain et la fin toujours proche », chantait Jim Morrison dans Roadhouse
Blues. En effet. Mais cela nous le savions déjà, comme la gamine haïe
par sa mère, comme les grands enfants pervers quêtant la béatitude dans les
accidents de voiture, comme l’ancien tueur déguisé en barman ; en quoi
cela devrait-il nous arrêter ?
Au contraire, il faut pratiquer
encore, opérer encore, célébrer d’autres « sentimentaux cérébraux »
qui vous ressemblent et auxquels nous devons une partie de notre cinéphilie, une part de notre personnalité aussi, car les images nous façonnent autant que nous les
inventons. Nous faisons allusion principalement à De Palma et Kubrick, avec les
larmes du Phantom of the Paradise ou celles des soldats qui achèvent Les
Sentiers de la gloire, ainsi qu’à l’ultime mot d’Eyes Wide Shut, prononcé
par la bouche exquise de Nicole Kidman (« Fuck », délicieux pied-de
nez à toutes les censures et l’une des meilleures répliques du cinéma
contemporain), qui souligne par opposition l’importance que vous attachez aux
dialogues, à l’inverse des partisans nostalgiques du cinéma muet, A
Dangerous Method ou Cosmopolis illustrant votre
stylisation exigeante. Contre tous ces petits antiquaires avides de la
« pureté » des origines (relisons à ce sujet ce que dit Bazin sur l’impureté du cinéma) à la mémoire
courte, qui oublient que Lang, Hitchcock ou Duvivier se révélèrent également
des maîtres du son et de la parole (et que dire de Lynch ?), on vous
souhaite de continuer longtemps encore à raconter de votre douce voix, avec
votre caméra caressante, des histoires violentes, dérangeantes, ressemblantes
et très émouvantes.
Transfert et contre-transfert avant
la Grande Guerre
(Keira Knightley et Michael
Fassbender dans A Dangerous Method)
Vos deux derniers films [article écrit avant la sortie de Maps to the Stars] dessinent un
autoportrait de l’artiste scindé entre raison et intuition, autisme et
ouverture (de portière) à l’autre. Vous le savez autant que nous-même : les
œuvres d’art nous survivent, et le cœur noir et clair de vos longs métrages
battra encore après notre dernier souffle, le vôtre, le nôtre, celui du lecteur
(ou de la lectrice) de ces lignes, et si quelque virus venait à les effacer de
la mémoire, nous vous remercions quand même, ici et maintenant, pour ce miroir aux
fantômes tendu à des vivants.
À très bientôt, David.
Très belle lettre !
RépondreSupprimerMerci beaucoup !
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