La Sentinelle des maudits : Mange, prie, aime


Après la mort de son père, un mannequin emménage à New York dans un vieil immeuble « à vingt minutes du centre-ville ». Elle découvre un curieux voisinage et constate d’étranges phénomènes qui menacent bientôt la citadelle de son intégrité, pour parler comme Lawrence d’Arabie. Survivra-t-elle à cet antre de la folie ?

Winner nous raconte l’histoire d’Alison, comme Bresson avant lui celle de Mouchette. Et comme Antonioni dans le dernier segment de son ultime film, Par-delà les nuages, avec la solaire Irène Jacob, il traite de la joie poignante d’entrer au couvent…   


Fausses pistes et présages

Le film s’ouvre en Italie du Nord comme L’Exorciste s’ouvrait en Irak du Nord. Il se déroule dans un immeuble new-yorkais comme Rosemary’s Baby. Il fonctionne sur un fatum comme La Malédiction qui s’abattait sur un enfant. Dans tout cela on peut lire une capitalisation sur les succès commerciaux du Diable, alors très en vogue. En période de crise, celle de l’Amérique des années 70, celle du monde contemporain, le recours au religieux fait toujours recette, comme le démontrait la récente mise à jour « sceptique » du Rite. Mais le film de Winner annonce aussi deux œuvres ancrées dans les années 80 : Inferno d’Argento et La Forteresse noire de Mann. L’architecture démoniaque s’abouche à l’Enfer et doit permettre de s’en prémunir. Si le premier relisait de façon picturale Thomas de Quincey, et le second ressuscitait la figure du Golem en pleine barbarie nazieLa Sentinelle des maudits retravaille l’itinéraire spirituel d’une Marie-Madeleine, pécheresse devenue sainte.


Mannequins et monstres

Le film oppose deux régimes de corps, celui glorieux et glamour des modèles publicitaires, celui malsain et difforme des vieillards et des démons. L’image des magazines sur papier glacé se voit contaminée par la maladie métaphysique des résidents. Le voyage intérieur de l’héroïne s’apparente à une découverte des ténèbres du corps. Le manuel de torture qu’elle feuillette dans la bibliothèque poussiéreuse de l’ancien maître de maison constitue en réalité un traité de tératologie. On passe d’Audrey Hepburn photographiée par Fred Astaire dans les décors bucoliques de Drôle de frimousse à Catriona MacColl emprisonnée pour l’éternité dans L’Au-delà de Fulci. Voir et ne plus voir, voir en dedans ou à travers un miroir obscur : le film illustre cette problématique fantastique et existentielle au moyen des objectifs d’appareil photo, des reflets dans une glace, des yeux de pierre d’un prêtre aveugle.


Corps de boue et immeuble détruit

Winner, grand puritain anglais proche de Hitchcock, démontre une attraction/répulsion pour le corps de ses personnages, sous le signe d’une sexualité « déviante ». Le père indigne qui ne cache pas sa nudité ni son ivresse (écho biblique de la malédiction de Canaan), le couple de lesbiennes en chaleur (Beverly D’Angelo, à la chevelure préraphaélite et en ballerine rouge sang onaniste, prélude au diablotin irrésistible de Traci Lords dans New Wave Hookers), jusqu’aux rêves humides de la maîtresse adultère et future Élue – tout respire l’hystérie sexuelle, le péché de chair, la damnation par les gouffres des orifices génitaux. Le corps désirable et désiré du début devient logiquement repoussoir putréfié. On se livre en vain au parricide ou à la destruction d’un habitat lépreux sous sa façade de lierre : le Mal renaît toujours, virus intime, pathologie somatique, cruelle ironie.


La loi et le désir

L’avocat cache un assassin par procuration. Les gardiens de l’ordre moral se révèlent d’anciens prêtres excommuniés coupables du péché majeur de suicide. Le père de l’héroïne bamboche et trompe effrontément sa femme. Les faux prêcheurs abondent dans cet univers aux allures de pandémonium, aussi doucereux et dangereux que Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur. Vieille histoire de blanche colombe et de vilains messieurs, ponctuée d’humour noir et filmée très sagement pour mieux faire advenir la folie finale ou les éclats scandaleux ; Winner n’oublie jamais de cadrer les plafonds qui écrasent ses pantins manipulés, enchaînés à leur désir. Dans leur prison de chair, les damnés hurlent inutilement : l’horizon ne donne que sur une mer grise, désertée par Dieu, celle des impossibles départs contemplée par des yeux aveugles.


Le dehors et le dedans  
    
La Sentinelle repose sur le double motif de la frontière et du phare. Dans Fog, le brouillard, avec ses marins noyés pour quelques trésors, abritait la mauvaise conscience américaine – retour du refoulé historique, des génocides passés et encore proches, pour ne rien dire de ceux à venir (Carpenter parvient presque toujours à injecter du contenu social dans ses brillants et divertissants exercices de style, beaucoup plus « politique » que les professionnels de l’indignation). Si le Mal vient d’ailleurs, on peut facilement s’en protéger par une clôture xénophobe (celle du Village, par exemple). Si, au contraire, il prend racine à l’intérieur de soi-même, comme un parasite, comme une maladie auto-immune, il faut le contenir à l’aide d’un sanctuaire, d’une digue consacrée. Winner l’étranger dresse donc un barrage sur le pacifique, précisément face à Ellis Island, porte d’entrée de tous les immigrants qui fondèrent l’Amérique, la hissèrent jusqu’aux cimes du pouvoir économique et symbolique (la culture américaine, prégnante dans toutes les autres) mais la précipitèrent aussi dans la violence de masse fondatrice d’une nation (et d’une ville, New York, cité cosmopolite du chagrin bâtie sur une guerre ethnique, comme le retraçait le Scorsese de Gangs of New York). 


Âge d’or et Nouvel Hollywood

Cet immeuble représente aussi le cinéma américain, et sa capitale diabolique, Hollywood. Les étoiles d’antan y passent le relais à celles de demain, avec une déperdition de gloire due à l’effondrement du système des studios. La Sentinelle des maudits s’inscrit ainsi dans le genre du film catastrophe où défilent les grands noms d’hier pour se sauver eux-mêmes. Pas de tour en flammes ni d’avion en péril, mais une interzone qui pour finir se refermera sur les fantômes à la façon d’un tombeau, laissant la place à la jeune génération, au gore et à la télévision.


Littératures et malédictions

Le film cite Milton, Dante et Poe (Baltimore, également la ville de John Waters, avatar progressiste de Tod Browning). Les mots exercent un pouvoir néfaste, littéralement une malédiction. Le monde rassurant et moderne, avec ses loyers trop chers, ses starlettes de publicité, ses amourettes convenues, devient peu à peu un univers des signes à interpréter, à comprendre si l’on veut conserver sa raison et sauver son âme. La littérature renferme un code, une grille de lecture applicable au monde sensible pour le considérer enfin tel qu’en lui-même, réseau infini de forces manichéennes, théâtre des opérations invisibles d’un conflit antédiluvien, avec pour enjeu l’humanité. Dan Brown s’en souviendra, et tous les pratiquants de l’herméneutique avec lui. En regard de l’univers diabolique des images (La Sentinelle des maudits, comme Rosemary's Baby, peut se lire telle une satire de l’usine à rêves et du pacte faustien qu’elle implique pour un quart d’heure de célébrité), le fleuve des mots autorise une purification, un ordonnancement du chaos. À qui sait lire, à qui sait parler la bonne langue étrangère, le livre du monde conte une histoire intime et cosmique, gardien de la mémoire et des valeurs sous la surface porno chic des séductions de l’Adversaire. Alison, comme le Fabrice Del Dongo de La Chartreuse de Parme qu’elle saisit au hasard, trouve sa voie dans une prison. Elle renonce à l’amour mais découvre son identité, et sa rédemption.


Une statue et un justicier

Les belles âmes couvrant Un justicier dans la ville sous l’opprobre politiquement correct du fascisme (un grief porté aussi à l’encontre du Eastwood de L’Inspecteur Harry) ne savent pas voir la vanité de l’entreprise de Bronson, Sisyphe de la vengeance incapable de châtier les bons coupables ni de protéger son territoire et sa famille d’une agression par des diables contemporains (le home invasion deviendra un sous-genre de la pornographie). La même mélancolie, le même sens du destin baignent l’épilogue de La Sentinelle des maudits. Alison se tient à sa fenêtre, fixant le vide avec ses yeux de pierre, aveugle de trop de visions insupportables. Après le cortège de vrais handicapés qui choqua tant, ulcéra les descendants de ceux qui ne supportaient pas La Monstrueuse Parade, pour les mêmes fausses bonnes raisons hypocrites, le film s’apaise et retrouve la lumière pastel du début (le prologue italien possède un charme stendhalien). Un nouveau couple visite un nouvel immeuble au même emplacement, Ava Gardner faisant office d’ange Gabriel autant que de Charon, et l’ancienne gravure de mode, figée dans un hiératisme de nonne, surveille les cieux intérieurs, nouvelle gardienne qui ne peut échapper à son sort. Winner ose un dernier clin d’œil ironique en panoramiquant jusqu’à la statue de la Liberté. Pour l’architecte Paul Kersey comme pour le mannequin Alison Parker, la vie désormais se résume à guetter indéfiniment le Mal découvert en soi-même, à le juguler, à l’affronter en un combat douteux, ange exterminateur urbain ou Cerbère féminin. Tâche épuisante, impossible, mais poursuite du cycle et rétablissement de l’équilibre – ainsi soit-elle.


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