Abel Rosenberg, doublement mal nommé
dans l’Allemagne en crise des années 20, découvre après une beuverie le
cadavre suicidé de son frère. Sa vie de forain fantomatique aboutit entre les
pauvres murs d’un cabaret de troisième zone où se produit sa belle-sœur, son
futur amour. Il retrouve encore le sinistre Vergerus, ennemi d’enfance, qui
leur propose de les héberger dans sa clinique. L’antisémitisme s’affiche en
pleine rue tandis que le savant dévoile son vrai visage. Abel parviendra-t-il à
fuir sa propre fiction ?
Cette évocation des racines du
nazisme excède son cadre historique pour constituer une anxiogène étude de la
peur, vrai maître de marionnettes humaines, trop humaines.
Laissons à ceux qui s’en délectent
les pièges de la psychobiographie : Bergman transposerait à travers son héros
déraciné, traqué, sa propre situation chaotique d’exilé fiscal vilipendé par la
presse suédoise, liquidant sa fascination adolescente de l’hitlérisme par un
réquisitoire à charge. De même, que les idolâtres de l’ermite de Fårö
continuent à faire la fine bouche devant son seul film « américain » financé
par Dino De Laurentiis et tourné en Allemagne, regrettant une pénurie de gros
plans ou un mélange de genres étranger à sa manière – tout cela ne tient guère
face à l’œuvre, l’une des plus personnelles et des plus abouties.
Nous voici plongés dans la république
de Weimar, celle des cabarets minables à la chair triste, des rues rectilignes
où les Juifs se font tabasser dans l’indifférence générale, où l’on dépèce un
cheval pour s’en repaître, celle où titube et finalement se perdra, dans tous
les sens du terme, ce pauvre Abel Rosenberg. Lesté d’un lourd héritage patronymique,
qui renvoie au frère biblique assassiné autant qu’aux époux espions, cet ancien
trapéziste devenu alcoolique se retrouve au centre d’un écheveau de suicides et
de complots, misérable petit insecte pris dans la toile du médecin Heinz
Bennent, doucereux Aryen, et dans le réseau concentrationnaire de Berlin, dont
il ne peut s’échapper, alors qu’il vient de Philadelphie, la ville de l’amour
fraternel.
Ce Candide sans profession, cet homme
sans qualités, possède le visage et le corps de David Carradine, qui trouve là
le rôle d’une carrière. Il faut le voir dans sa passion séculière, athlète
groggy qui doit se soûler pour dormir, qui n’hésite pas à voler celle qui le
soutient, qui se paye des prostituées jusqu’à en laisser une pour morte. Il
faut admirer sa crise d’hystérie retenue dans le commissariat, point de
basculement au-delà duquel il va errer dans la machination qui le vise,
somnambule caligarien manipulé par un marionnettiste préfigurant le bon docteur
Mengele. Pas de salut pour lui, pas de grâce in extremis à la façon de
Pickpocket : l’enfer lui appartient, cela et rien de plus.
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Bergman dépeint cet enfer avec une
grande douceur, épaulé par la photographie très claire du fidèle Sven Nykvist.
Refusant tout expressionnisme, utilisant avec soin un décor dans lequel
tournera après lui Fassbinder, il dresse le portrait d’une ville en train de
pourrir sur pied, remplie de travestis, de nazis, d’épaves humaines et d’âmes
damnées, tous pris dans le flot d’un destin plus fort qu’eux, tous emportés par
les eaux noires de l’Histoire, silhouettes anonymes qui déferlent dès le
générique en noir et blanc, alternant avec un air acide de jazz. Où vont-ils
donc, tous ces corps vaincus, épuisés, affamés, impuissants, sinon vers une
mort certaine, celle d’une chambre d’hôtel, d’un meublé, d’une morgue, celle
des camps d’extermination qui se profilent déjà, dix ans avant la prise de
pouvoir de « l’hurluberlu », pour l’heure retardé par son putsch raté…
Tous les motifs bergmaniens tressent
cette tapisserie infernale : la théâtralité, le désastre du couple, la folie
qui guette, la déréliction absolue des hommes. Le prêtre l’affirme : « Nous
prions Dieu de trop loin. Il ne peut pas nous entendre. » Ce que l’on entend se
limite à des cris, au grondement d’un moteur obsédant (le souffle d’un four ?)
; ce que l’on voit se borne à une nuit sans brouillard, à des éclats de
violence sèche, à un labyrinthe qui égare ses cobayes humains, trop humains.
Après Visconti & Fosse, pour ne citer qu’eux, Bergman donne à lire une
page arrachée au livre de Satan, qui bien sûr mène la danse, comme autrefois la
Mort sur la colline du Septième Sceau. Mais plus de partie d’échecs, plus
d’échappatoire, seulement le constat d’un monde qui sombre, s’enracine dans
l’obscurité ou dans la clarté aveuglante d’une salle d’examen, dont la lourde
porte se referme sur nous.
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Le personnage de Vergerus renvoie à
Mabuse, à M le maudit, auquel Bergman fait directement référence en utilisant
le nom du commissaire Lohmann, mais aussi et surtout il retravaille la figure
du cinéaste traumatisé par les expériences de son père dans l’inoubliable
Voyeur de Michael Powell, écrit par Leo Marks. Car au-delà de constituer
l’impitoyable peinture d’une époque – qui tisse des liens troublants avec celle
que nous vivons –, ce film-somme se présente comme une remarquable étude de la
peur, individuelle et collective, aboutissant à une profonde angoisse
métaphysique. La sensation de peur sourd de chaque image, de chaque scène, du
film entier. Les séides du national-socialisme ne représentent que l’une de ses
incarnations, comme le savant fou à force de rationalité et d’amoralisme. La
peur qui règne ici imprégnait auparavant le Moyen Âge du chevalier Block, elle
conduit et ligote chaque personnage, elle met un terme à cette triste vie des
marionnettes (Liv Ullmann ressemble à un pantin trop maquillé). Et le Méphisto
blond observe volontiers sa propre agonie dans un miroir, comme Mark Lewis
filmait sa propre mort.
Grand film d’horreur en dehors du
genre, qui retrouve par son évocation des démons historiques et intemporels
l’essence de l’expressionnisme, ce voyage au bout de la nuit se termine par un
régime d’images issu de la libération des camps de la mort : les
expérimentations sur les sujets filmées en noir et blanc et en muet, qui
laissent le héros et le spectateur frappés de mutisme (celui de Persona) face
aux explications de l’Adversaire. Par cette ultime révélation, qui fait écho à
celle de Psychose, le film dévoile son projet secret, réflexif : Carradine
casse tous les miroirs derrière lesquels se cachent les caméras de notre
contemporanéité, celles qui enregistrent la pornographie et les meurtres non
simulés des guerres et des faits divers de l’actualité. Le serpent
shakespearien siffle sur nos têtes, et nous contemplons dans le reflet de la
pellicule nos propres terreurs.
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Au détour d’un plan de sa comédie noire, Hitchcock annonçait déjà le futur, Éros & Thanatos enlacés sur la voiture de Janet Leigh, par le biais de sa plaque d’immatriculation mémorable : ANL-709. Bergman opte pour une coda mystérieuse, une disparition dans la nuit du fondu au noir. Il ne reste plus au reptile qu’à émerger de sa coquille, et au cinéma qu’à prendre acte d’une nouvelle imagerie virale, désespérée, contre laquelle seule l’enfance et sa nostalgie proposent des fantômes du côté de la vie, comme sauront les chérir Alexandre & Fanny.
De la vipère vers Hitler…
Film à moitié allemand, à Munich en trois mois tourné totalement, L’Œuf du serpent (1977) appartient donc à la décennie soixante-dix, en possède le doute, la noirceur, le révisionnisme, s’inscrit aussi et ainsi au sein du sillage à outrages des Damnés (Luchino Visconti, 1969), de Cabaret (Bob Fosse, 1972), arrive après puis avant plusieurs titres de l’auteur très renommés, citons, sis pendant cette période précise, Cris et Chuchotements (1972), Scènes de la vie conjugale (1974), La Flûte enchantée (1975), Sonate d’automne (1978) et De la vie des marionnettes (1980), elle-même mal-aimée production destinée à la télévision, en intégralité germanique, dans laquelle retrouver Heinz Bennent, ici sinistre scientifique. Rencontré aux États-Unis, Dino De Laurentiis vient de superviser Face à face (1976) et les partenaires, presque antagonistes, veulent poursuivre leur partenariat là-bas. Hélas pour le cinéaste, le fisc suédois l’inculpe illico et enquête sur son cas, affaire de fraude épiée de près par les locaux médias. Interné in situ, exilé au creux du peu apprécié Hexagone, vite en Bavière, Bergman y redevient metteur en scène de théâtre, s’y plaît, ne s’y plaint, en Suède en définitive revient, à l’occasion de la coûteuse consécration de Fanny et Alexandre (1982), vraie-fausse autobiographie testamentaire soutenue par l’Institut suédois du film, idem au grand dam de la presse nationale. Doté d’un intitulé métaphorique et prophétique, présage du pire emprunté à Jules César selon Shakespeare, muni d’un budget jamais étriqué, formulé en anglais, lingua franca du commerce mondialisé, classé culturel ou non, L’Œuf du serpent repose sur les épaules de l’admiratif et admirable David Carradine, dommage pour le malade Richard Harris, fi du refus de Dustin Hoffman, héritier de ciné déjà croisé chez Scorsese & Bartel, ensuite revu chez Hill & Cohen, immortalisé par Kung Fu, ressuscité par Quentin Tarantino, pantin placé au côté de l’incontournable Liv Ullmann et du « doigté doré » de Gert Fröbe (Goldfinger, Guy Hamilton, 1964). Apprécié par les précités principaux intéressés, la fable fatale de L’Œuf du serpent n’affole ni la critique ni le public, puisque on lui reproche, entre autres, de manquer de clarté, sinon de style, de simuler l’expressionnisme, de préférer filmer le décor au lieu du corps, les paysages aux dépens des visages – en résumé, de ne point prodiguer les supposés tropismes, à la fois sentimentaux et mystiques, de l’imagerie bergmanienne, amen. Ce cauchemar, désormais âgé de plus de quarante ans, sait conserver cependant, ranimé via notre modernité d’édition numérisée, sa saisissante et stimulante obscurité, à l’instar de celle du fidèle directeur de la photographie Sven Nykvist. Ouvrage majeur mésestimé, il dialogue de surcroît, à distance, avec Ville portuaire (1948), Le Septième Sceau (1957) et L’Heure du loup (1968), voilà la vérité, itou…
Supplément publié le 10/08/2021
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Un beau texte de cinéphile érudit , original et supplément (d'âme) en reflets éloquents
RépondreSupprimer"Grand film d’horreur en dehors du genre, qui retrouve par son évocation des démons historiques et intemporels l’essence de l’expressionnisme, ce voyage au bout de la nuit se termine par un régime d’images issu de la libération des camps de la mort : les expérimentations sur les sujets filmées en noir et blanc et en muet, qui laissent le héros et le spectateur frappés de mutisme (celui de Persona) face aux explications de l’Adversaire. Par cette ultime révélation, qui fait écho à celle de Psychose, le film dévoile son projet secret, réflexif : Carradine casse tous les miroirs derrière lesquels se cachent les caméras de notre contemporanéité, celles qui enregistrent la pornographie et les meurtres non simulés des guerres et des faits divers de l’actualité. Le serpent shakespearien siffle sur nos têtes, et nous contemplons dans le reflet de la pellicule nos propres terreurs."
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Co
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