Scarface : Le Capital


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre de Brian De Palma.


Comme beaucoup, nous découvrons le Balafré en VHS (on le verra plus tard sur grand écran lors d'un cycle Classiques dans un cinéma du Sud de la France), concourant à en faire un « hit » locatif. Ce titre possède sans doute pour toute une génération une valeur de madeleine (encore) proustienne, alors que pour un public plus jeune, celui des rappeurs et des amateurs de jeu vidéo (notamment GTA), il représente aussi un succès de malentendu (Jamel Debbouze avouait que la phrase « J'ai des mains faites pour l'or et elles sont dans la merde ! » parlait à tous ceux, en banlieue ou ailleurs, qui se sentent exclus du festin économique). Pourquoi de malentendu ? Parce que De Palma ne filme pas un martyrologe mais la résistible ascension puis la chute d'une caricature de self-made-man aux origines étrangères (comme tous les Américains, à l'exception des natifs Amérindiens).

Voici pourquoi nous tenons Scarface pour un grand film politique sur le capitalisme et, par la bande, sur la capitale occidentale, économiquement parlant, du cinéma, Hollywood (Scorsese, lors de la première à New York, dira à Steven Bauer : « You guys are great – but be prepared, because they're going to hate it in Hollywood... because it's about them »). La satire rejoint l'hystérie, l'ironie l'opéra, et Tony Montana perdra tout, ami, sœur, femme et vie à cause de son arrivisme forcené. Homme sans qualités et sans progéniture (mais pas sans morale : il se refuse à tuer un enfant), le Petit César cubain incarne mieux qu'un autre les années Reagan, leur outrance, leur vulgarité, leur cynisme (Bret Easton Ellis s'en souviendra dans son portrait du trader d'American Psycho, titre idéal pour définir Tony M.). Il fusionne en un seul caractère les deux visages en Janus du Phantom of the Paradise, autre fable sur la réussite et le commerce, celui de Winslow, le créateur candide, et celui de Swan, le producteur avide (pléonasme).

Toujours moral mais jamais moralisateur, De Palma suit un anti-héros « bigger than life » qui croyait pouvoir posséder le monde et finira dans une piscine sanglante, noyé comme ses rêves par un tueur silencieux (« When you have to shoot, shoot, don't talk » préconisait déjà Tuco chez Leone). A l'opposé de Mafia Salad, comédie sinistre paraphée par un travelling panoramique à 360° qui tournait à vide, Scarface constitue un drame où l'on rit beaucoup (comme Psychose). Dix ans plus tard, De Palma signera le funèbre et mélancolique L'Impasse, relecture romantique de cet « American way of life » basé sur la violence et la sentimentalité (la tronçonneuse devenant perceuse dans Body Double). Plus encore que Scorsese ou Ferrara, et à des années-lumière de Mann avec son ersatz Miami Vice (la série aux flamands roses au générique, dont le thème de Harold Faltermeyer ferait presque passer les ritournelles de Moroder pour du Bach !), il nous donnait à voir l'itinéraire d'un « affranchi » aux allures de Mabuse au petit pied, incapable de lire correctement les images de son mur de vidéo-surveillance (comme Cage dans Snake Eyes) : la tragédie d'un homme ridicule se double d'une réflexion sur les apparences et les images, portée à son point de fusion narratif et politique dans Redacted.

Un dernier mot sur le chemin pris par De Palma : Mission impossible s’avère un grand film physique radiographiant les années 90 (tandis que Mission to Mars semble inspirer grandement Gravity, Connie Demonlover Nielsen ou Sandra Miss FBI Bullock – choisis ton égérie, camarade) alors que Femme fatale, reflet féminin de L'Esprit de Caïn, rejoint la catégorie des films-cerveaux ludiques mais inaboutis. Passion, qui cite Godard jusque dans son titre (et l'Almodóvar de La Mauvaise Éducation, puisque ce mot de désir et de souffrance clôt son film le plus autobiographique), apparaît, hélas, bien désincarné, fatigué, anthropophage et exsangue (ah, ce calamiteux split screen sur Debussy !). Mais ne perdons pas espoir : comme au poker de Rick Santoro, le grand Brian peut encore se refaire, et ses films majeurs – très nombreux comparés à d'autres filmographies – brilleront longtemps encore de leur beauté (que l'on doit préserver, nous disait la restauratrice d'Obsession) et de leur dangereux éclat, tel ce bijou ironique et démoniaque fiché dans le ciment à l'ultime plan de Snake Eyes...


Commentaires

  1. Incroyable la phrase de Scorsese!

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    1. Mais vraie ! Amis depuis longtemps, Brian et 'Marty' connurent des trajectoires différentes. Autre anecdote : Romero raconte qu'il fit la connaissance de Scorsese parce que lui aussi louait les films des Archers, notamment "Les Contes d'Hoffmann", bien avant l'apparition de la VHS...

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    2. En effet un malentendu qui s'affiche en t-shirts et casquettes comme une ostensible incapacité de comprendre. C'est bien de remettre les pendules à l'heure.

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    3. Que certains prolétaires (de tous les pays) aspirent aux attributs ostentatoires du parvenu démontre la réussite du conditionnement consumériste ; sur le sujet, on renvoie vers Pasolini, qui déplorait déjà l'évolution des "ragazzi" de banlieue (romaine)...

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    4. tout a fait d'accord avec toi et comme tu dis il peut toujours nous refaire un film comme il a le secret de trop s'être inspiré de SIR ALFRED. Je me pose la question pourquoi? s'obstine t'il a refaire les mêmes films? Je te les cite pas car cela serais long mais bien que admirative de ces films, si ont n'enlève ses premiers et encore certains car comme tu le dis si bien et que dans SCARFACE il s'en serait sortie L'IMPASSE deviens le sous titre de SCARFACE RETURN ou SCARFACE 2."L'IMPASSE".ou je ne sait quoi d'autre et le pire c'est que quelque part c'est bien de çà qu'il s'agit et il le dit dans un interview que si THE BIG AL PACINO ne faisait pas le film il n'aurait pas put le mettre en chantier.Je l'aime bien dommage qu'il n'a pas eu un cinéma personnel comme FRIEDKIN par exemple. Et si ont va plus loin sans SIR ALFRED aurait-il réussi a devenir réalisateur? Et combien de temps aurait-il réalisé? Comme ceux qui ont fait un film et puis s'en va et tu sait autant bien que moi, il y en a un wagon. A méditer.

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    5. Le cinéma de Brian De Palma, cher Jamel, ne s'assimile pas, loin de là, à un plagiat de celui de Hitchcock, car ils parlent (presque) la même langue mais ne disent (certes) pas la même chose, en raison de parcours professionnels/privés très différents. Leurs films n'exposent pas une vision de l'existence (donc du "septième art") similaire, malgré d'évidentes correspondances (formelles, plus que thématiques) ; il existe une spécificité de BDP, qu’inspirent d'autres cinéastes (Lang, les Archers, par exemple). Des causes économiques expliquent son (trop) long silence, un peu comme Friedkin, dont la filmographie, moins méta, en effet, s'abreuve aussi à de grandes œuvres ou registres (Welles, Clouzot, Bergman, le réalisme magique littéraire, l'opéra, pour se limiter à cela). Oui, un véritable "auteur" ne disparaît pas après un premier opus, alors qu’un titre unique suffit parfois à couronner le talent, La Nuit du chasseur en magnifique testament...

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