A Touch of Sin : L’Échine du Diable
Quatre personnages, quatre histoires,
quatre lieux : autant de facettes d’un pays ici et maintenant, avec des
hommes et des femmes luttant pour une
vie meilleure et contre leurs propres démons.
Avec ce quatuor chinois enraciné dans une réalité documentée, le
réalisateur rend aussi hommage à ses maîtres de cinéma et interroge la part
d’ombre de destins universels.
bienvenue dans la Chine d'aujourd’hui
Ghosts of Marx
La réception critique d’une œuvre peut
s’avérer parfois un point de départ intéressant pour sa propre réflexion. Vu
d’ici, le dernier film de Jia Zhangke constituerait un instantané quasi
documentaire de la Chine économique contemporaine, et, par conséquent, un
portrait glaçant et glacé de l’hyper-capitalisme occidental, de
l’ultralibéralisme, de la mondialisation, pour faire court, de l’hydre
financière, basée sur le profit, l’exploitation et l’absence totale de morale,
aux noms aussi nombreux et interchangeables que ceux du démon biblique nommé
Légion, actuelle maîtresse du monde et des hommes (et femmes), se riant des
frontières évanouies comme de la Grande Muraille ou du Kremlin (les hôtesses
d’une boîte de nuit/maison de passe défileront d’ailleurs en courts uniformes
de l’Armée rouge, dans une parade drolatique tout droit sortie du Crazy Horse).
La presse française affiche ainsi un
bel œcuménisme transcendant d’autres clivages, plus politiques. De gauche à
droite, chacun abonde dans cette lecture marxiste des maux d’une société en
miroir de celle des commentateurs, sinologues improvisés, qui s’y retrouvent et
l’utilisent par procuration pour dépeindre leur propre perception de la réalité.
La frilosité sociale du cinéma français demeure proverbiale, malgré une poignée
d’œuvres et de cinéastes – dont le réussi Ressources humaines – décidés à
montrer l’environnement de l’ensemble (de la majorité ?) des spectateurs,
loin des cimes de la richesse et des abysses de la pauvreté, se maintenant avec
difficulté au-dessus de l’abîme monétaire, ou se cramponnant aux balises des
allocations en peau de chagrin, sur la piste glissante de la « précarité »,
euphémisme politiquement correct pour ne pas désigner les phénomènes
clairement, les mettre à distance et les repousser au temps cynique des
élections.
On renverra le lecteur aux articles
des Inrockuptibles,
de Libération,
de Télérama
et du Monde pour en apprécier l’unanimité interprétative, voire le
lyrisme auto-flagellatoire, que viennent d’ailleurs légitimer les propos du
cinéaste lui-même sur sa fable inspirée de quatre histoires vraies, verrou
narratif et moral supposé ancrer définitivement la fiction dans l’impitoyable
jungle globalisée, où la carte chinoise, même limitée au continent, exploré par
ses personnages et sa caméra, sert à dessiner le territoire planétaire soumis à
un seul et unique système financier, sans nationalité ni visage, moderne Moloch
transformant des gens simples, humbles et naturellement bons, en victimes
sacrifiées sur l’autel de la devise internationale, dans la double acception
d’éthique inhumaine et de monnaie dématérialisée, irrémédiablement promises à
la folie, au meurtre, au suicide et à la déréliction. Le titre international du
film, doublement ironique, baptise une œuvre interrogeant la notion de péché
dans un monde désormais dépourvu de Loi autre que commerciale, et dans lequel
les statues de Bouddha ou les poissons rouges rendus à la mer pour se rédimer
(« Les Cantonais nous appellent pêcheurs en eaux troubles ; nous
devons faire des bonnes actions pour nous délivrer » déclare l’une des
filles de la boîte/bordel au candide du quatrième épisode) ne suffiront pas à
sauver les protagonistes.
Dans sa démarche de cinéaste citoyen,
observateur de l’évolution (ou de la régression) de son grand pays, et ce
depuis son premier film, le néo-réaliste Xiao Wu, artisan pickpocket
découvert par l’auteur de ces lignes grâce à une chaîne franco-allemande bien
connue, Zhangke s’inscrit dans le sillage de la Nouvelle Vague des années 80,
que l’on doit aux cinéastes dits de la Cinquième Génération, dont Zhang Yimou et
Chen Kaige demeurent de ce côté-ci du globe les plus connus représentants.
Approche générique (donc pas seulement dédiée au « cinéma d’auteur »)
et documentaire de gens « ordinaires », à l’opposé du culte de la
personnalité maoïste (la statue du Grand Timonier occupe encore le centre de la
petite ville dans le premier segment de A Touch of Sin) ; redécouverte des
cultures locales et de la psychologie individuelle, notamment féminine – une
hérésie pour le dogme du réalisme socialiste de l’ère communiste – ; symbolisme
et influence de la culture occidentale : autant de caractéristiques
retrouvées dans le cinéma de la Sixième Génération, celle de Zhangke, survenue
après le traumatisme de la place Tian’anmen et son char « iconique »
au printemps 89. Avec toutefois deux différences importantes : un regard
moins porté vers le passé – pour aller vite, la période de la Révolution
culturelle – et d’autres outils technologiques pour raconter le présent, via un
financement souvent sous forme de co-production avec l’étranger. L’avènement du
capitalisme et sa critique, Zhangke et d’autres les filmeront en 16 mm ou en
numérique, par manque de moyens et à la façon d’une guérilla reconnue à
l’étranger, qui la couvre de prix, bien plus qu’en Chine, où les œuvres, pour
utiliser un euphémisme, connaissent des difficultés de distribution…
Tout cela ne pouvait que séduire la
critique française, prompte à célébrer les contempteurs de l’hégémonie des
marchés, surtout s’ils créent hors de l’Hexagone, et que leurs gouvernements
respectifs les censurent, quitte à verser dans le vieux fonds de l’antiaméricanisme
(pour preuve, la présentation très manichéenne du film par le porte-parole d'une association qui en organisait la projection) ou du tiers-mondisme mis à jour
(alors que « l’éveil » de la Chine, ou du Brésil, ne date pas d’hier
et se situe dans un contexte culturel très éloigné de son équivalent français)
et à commettre des contresens sémantiques causés par la volonté de voir dans
certains films la confirmation du bien-fondé de leur bulletin de vote (on pense
à Romero et Carpenter, réalisateurs profondément américains, individualistes et
satiriques, acclamés pour leur appartenance à une fantasmatique
« gauche esthétique » par les mêmes, ou leurs descendants, que ceux
qui injuriaient Eastwood et Siegel dans les années 70, à coup de
« fascisme médiéval », telle la démocrate Pauline Kael, et autres
gracieusetés). Le réalisateur, « motivé par la colère » – cf. Pascal
Laugier accouchant, d’après ses dires, de Martyrs en réaction à la présidence
de Nicolas Sarkozy –, confessait l’an dernier au Los Angeles Times,
journal que nul ne se risquerait pourtant à qualifier de « rouge »,
que le vrai péché de son pays résidait dans le silence : « It's about
how we tolerate injustice, the gap between the rich and the poor. More than
anything I think silence is a sin. »
Admettons, comme dit Ismaël au début de
Moby
Dick. Oui, A Touch of Sin cartographie la Chine d’aujourd’hui dans sa
phase de mutation vers le capitalisme, super ou hyper, généralisé. Oui, il
montre (et démontre, par l’accumulation itérative de ses récits alignés à la
suite en une chronologie des désastres, individuels et collectifs) la part
d’ombre de cette métamorphose, le risque majeur d’y perdre son humanité (on
reviendra sur la « bestialité » du film). Oui, la caméra enregistre
des personnages en train de se battre, de surnager ou de sombrer dans
« les eaux glacées du calcul égoïste », pour citer Le
Manifeste du Parti communiste co-écrit par Marx et Engels et publié en…
1848 ! Nier cette dimension reviendrait à rejoindre la myopie
intellectuelle du chœur critique dans son interprétation unilatérale. Car Zhangke,
cinéaste et non philosophe politique, jamais manichéen, nuance son propos et ne
délivre pas un « message » flattant la doxa anticapitaliste dissoute
dans la critique cinématographique (faire du capitalisme l’unique force
économique, voire mythique, à l’œuvre dans nos sociétés, pas seulement
chinoise, avec des imprécations ponctuelles contre le ciel vide, verrouillé,
létal, qui lui tient lieu de cadre, relève de la mystique impuissante et assoit
sa victoire : pour « sortir de la crise », celle des annales
économiques et celle, plus grave et profonde, de la morale sociale, du
« vivre ensemble », il conviendrait de dépasser cet horizon des
événements, comme disent les astronomes – et Antonioni ! –, de l’ouvrir
ici et maintenant, loin de l’idéologie ou des discours bien-pensants – ce que
fait notre réalisateur à la toute fin de son film ; on y reviendra, là
aussi).
Avant tout artiste impliqué, concerné,
plutôt qu’engagé (par qui ? pour « défendre » quoi ?), à
l’instar de Cronenberg, autre cinéaste politique, de Frissons à Cosmopolis,
en passant par Vidéodrome, mais qui se refuse pourtant à ce qu’il appelle « la
propagande », Jia Zhangke filme de « vrais » personnages de
cinéma, et donc de « vrais » individus enracinés dans la
« vraie » vie, pas seulement en mélangeant comédiens professionnels
et amateurs. Son art ne tolère aucune dictature, pas même celle du prolétariat,
ou de ce qu’il en reste. Se situant à des années-lumière des cinéastes
auto-proclamés ou estampillés politiques – en France, disons Boisset ou
Costa-Gavras, qui fit récemment son autocritique au journal télévisé de France
2 (parce que celui de TF1 se tient toujours trop à droite ?) en affirmant
que le cinéma n’assénait pas un message mais suscitait de l’émotion – encore
inscrits dans des formes narratives et de production tout sauf révolutionnaires
(on lira sur ce sujet les pages de Jean-Michel Frodon dans L'Âge moderne du cinéma français),
il ne fait pas de ses quatre anti-héros des symboles d’oppression, des pantins
politiques uniquement agités dans le but de servir une démonstration
quelconque, mais leur rend leur opacité, leur responsabilité aussi, cette complexité
insaisissable des actes et des âmes, a fortiori par une grille de lecture
unidimensionnelle.
Plus encore, et nous allons le voir
aussitôt, il les place dans un univers graphique et de cinéma qui n’appartient
qu’à lui, cinéaste chinois de quarante-trois ans ne parlant pas anglais mais
maniant admirablement l’espéranto des images, et s’adressant donc à tous ceux,
jeunes et moins juvéniles, cinéphiles ou pas, français ou américains, de
gauche, de droite ou de nulle part, reconnaissant dans le film d’autres contrées,
d’autres questionnements identitaires que ceux, immédiatement observables et
choyés, de la Chine du vingt-et-unième siècle, en caisse de résonance et
matrice obscène de l’espace économique et mental du citoyen cosmopolite
contemporain, submergeant ses villages sous l’eau des barrages (Still
Life) alors que A Touch of Sin, au contraire,
revigore des genres populaires et revisite une riche mémoire de cinéphilie.
Si l’économie de marché
« démocratique », dans sa mansuétude intéressée, tolère, voire
encourage, les œuvres qui en font la critique, alors que l’économie d’État
pratique la censure politique directe (la première trouvant d’autres moyens de
pression sur les artistes, depuis les refus de financement jusqu’aux aléas de
distribution et donc d’exploitation), les deux systèmes, foncièrement
oligarchiques et pratiquant volontiers la collusion (dans la mise en pratique
de la moralité du Guépard, autre grand film politique sur une mutation économique
et sociétale, « pour que tout reste comme avant, il faut que tout
change »), se caractérisent par une identique unicité de l’appréhension du
monde, avec des impératifs certes différenciés (faire taire les opposants,
faire du profit avec les consommateurs), mais qui se rejoignent dans leur
appauvrissement du réel (et de ceux qui le vivent au quotidien, en prison ou au
supermarché), alors que le cinéma, d’autant plus lorsqu'on le tresse au
documentaire, comme ne s’en prive pas Zhangke, propose une multiplicité de
points de vue, dans un bel effort de saisir et de rendre compte de la myriade
de situations, de caractères, de récits qui s’entrecroisent à l’intersection de
chaque vie humaine. En frère lointain de Tarkovski, Jia Zhangke place cette
polyphonie visuelle et subjective au cœur de son film et de sa structure, démontrant
par l’exemple qu’au-delà de sa fonction politique, il tire sa grande puissance
de sa nature première et affirmée d’œuvre de cinéma.
Cinéfils
En partie produit par Office Kitano,
le film de Zhangke paie son tribut au « Keaton yakuza »,
explicitement lors d’une scène de feux d’artifice, implicitement avec sa
représentation sèche, froide, en temps réel, de la violence. Ni esthétique
frénétique du jeu vidéo, ni son et lumière sensationnaliste hollywoodien (dans
les deux sens du terme, spectacle racoleur et basé sur les sensations physiques
du spectateur) : ce traitement de la violence rappelle certaines œuvres
des années 70, dont les polars urbains de Friedkin (gros plan d’une balle tirée
à bout portant dans un visage en écho à French Connection) ou Winner (le
mineur fait lui aussi figure de Justicier dans la ville, mais
marxiste, tout au moins en surface, et donc à l’opposé de l’architecte traumatisé
virant à droite – là encore, d’après la perception critique majoritaire des
deux côtés de l’Atlantique, alors que le personnage se révèle plus nuancé, et
le film plus ironique, puisque la croisade du taciturne Bronson ne sanctionne nul
coupable des outrages subis par sa famille).
Au tout début du film, le mineur joue
avec une tomate tombée d’une camionnette, tas rouge sang qui présage du
massacre à venir. Son geste, pour un cinéphile, ne peut que renvoyer à celui de
George Raft dans Scarface, autre « polar social » sous l’égide de la
Warner, la spécialité du studio, qui montrait une dextérité similaire avec une
pièce de monnaie, manière de défier le sort comme d’autres avec une roulette
russe (chez Cimino ou Fassbinder). Parfois, la citation se fait plus discrète,
passant uniquement dans le dialogue. Ainsi, le même personnage demande aux mineurs à qui appartient cette mobylette devant le bâtiment, et projette en
riant de la dérober : on songe aussitôt au Voleur de bicyclette
signé De Sica, et pas seulement pour la péripétie. Le cinéaste italien, comme
son lointain descendant chinois, n’inscrivait ses fables morales dans la plus
grande italianité (historique) que pour atteindre ce fameux universel qui fait
qu’un film tourné là-bas et hier puisse encore séduire et questionner ici et
désormais. Le local (du tournage et du drame raconté) s’élargit aux dimensions
du global (le marché international et la portée fraternelle des vies filmées).
On pense aussi, bien entendu, à King
Hu, mais, plus encore qu’à son A Touch of Zen, à la merveilleuse et
séminale Hirondelle d’or, belle héroïne martiale figurant en bonne place
dans la galerie mythique des femmes guerrières iconiques, depuis les Amazones
au sein amputé jusqu'à Lara Croft et ses névroses œdipiennes (ou souffrant
plutôt du complexe d’Électre). La compagne du réalisateur, devenue le temps du
film une hôtesse et une femme de ménage qui se refuse au statut et à l’exercice
de « travailleuse du sexe » dans un lieu de (tristes) plaisirs,
possède ainsi la dimension graphique, hyperbolique, de la frêle et dangereuse
sabreuse de Hu. Son visage porte d’ailleurs les mêmes stigmates sanglants de
son combat que la princesse sylvestre de Miyazaki, lui-même cinéaste féministe
dans le sillon d’un Mizoguchi (Le vent se lève évoque ces femmes
victimes des hommes et d’elles-mêmes avec sa fiancée tuberculeuse). Elle seule
d’ailleurs sortira vivante de l’épreuve, survivante appelant la police après le
sang versé par ses douces mains blanches, reparaissant dans l’épilogue pour
se confronter au miroir de l’opéra, s’y reconnaître et pleurer sur sa nature sauvage
acceptée, autant que sur la perte irréversible d’une innocence sacrifiée, comme
autrefois Zampano dans la dernière scène de La strada.
Mais l’influence majeure, le phare de
cinéma vers lequel se tourne notre réalisateur, demeure Robert Bresson. Dès son
premier film, avec le titre français annexant celui d’un sommet de sa
filmographie (Pickpocket, donc), Zhangke avouait son admiration et sa
proximité pour l’ascèse, la retenue, le jansénisme de ses réalisations. Tandis
que Bresson employait des « modèles », Zhangke embauche des
amateurs : unisson de voix blanches et de silhouettes sans qualités pour
mieux faire naître l’émotion dans la gangue de l’expression, retenue puis lâchée
à la façon d’une décharge électrique, qui prend souvent, chez tous les deux, la
forme d’un accès de violence. L’appartenance, la filiation ne se situent pas
qu’au niveau de l’apparence, du style. Un identique questionnement économique
et moral sur la nature humaine, sa part inhumaine d’humanité, irrigue A
Touch of Sin de Zhangke, qui relit et fusionne L’Argent et Au
hasard Balthazar de Bresson. Circulation virale de la (fausse) monnaie,
de l’avidité rapace qui va avec (von Stroheim, bien sûr, presque indépassable) mais
aussi et peut-être surtout, parce que plus émouvante encore, maltraitance
diabolique envers les animaux innocents de l’arche de Noé capitaliste, ou en
voie de le devenir : les deux réalisateurs convoquent un bestiaire national
(ici un âne, là un singe) qui permet de souligner la perverse violence humaine,
vrai péché envers les bêtes silencieuses et martyres.
La scène du cheval fouetté, qui ploie
sous les coups, insupportable à tout ami de la SPA (et pas seulement), en écho
à l’épisode apocryphe déclenchant la folie de Nietzsche, cristallise ce rapport
aux animaux, destinés à l’abattoir (les bœufs dans le camion) ou témoin (le singe
sur l’épaule) de l’acharnement des hommes. Le mineur vengera d’ailleurs
l’équidé, son premier geste de justice ou de vengeance, selon le point de vue
adopté. Dans la littérature antique ou médiévale, l’animal, sans réelle
autonomie, tendait un miroir aux vices humains, pour que l’auditeur/lecteur s’amende. Les deux cinéastes conservent cette dimension éducatrice,
mais leurs animaux acquièrent une vraie présence de cinéma, indéniable et
cependant opaque, aussi mystérieuse que la nature profonde de leurs bourreaux
et le mystère du Mal. La caméra filme avant tout, chez l’un et l’autre, l’énigme
des êtres, de leurs aspirations, de leurs chutes. Le mysticisme de Bresson fait
place au panthéisme de Zhangke, fils de cinéma mais également de peinture,
sensible, comme tant d’autres artistes chinois avant lui, au paysage, à son silence
de granit et d’éternité, à ses enseignements aussi (religieux). Dans le désert
sentimental et moral des abords de la mine, qui ouvre et clôt le film, peut pourtant
éclore une raison de vivre et d’espérer.
Le Diable probablement se terminait dans un cimetière,
comme chez Leone (Le Bon, la Brute et le Truand) ou Tsui Hark (L’Enfer
des armes). Jia Zhangke opte pour une fin plus ouverte, moins sombre et
définitive. Aux abysses du tombeau, il préfère le soleil et l’espace d’une
place où se déroule un opéra de rue. « Reconnais ta faute ! » ordonne
un comédien à son partenaire, travesti en femme selon l’usage théâtral
asiatique, et les larmes de l’héroïne, au milieu d’une foule bigarrée, une existence
parmi d’autres que la sienne, que les nôtres, tous responsables de la situation
qui nous meurtrit, et tous pouvant donc la changer, avec d’autres moyens qu’un
fusil de western (enroulé dans la tapisserie d’un tigre feulant off) ou un
pistolet de braqueur (au bonnet orné de l’insigne des Chicago Bulls), se
mettent à couler. Elle ne pleure pas en retrouvant des souvenirs confus du Ciel
antérieur, pour parler comme Baudelaire, mais parce que le spectacle qui se déploie
devant ses yeux, et les nôtres, s’adresse aux villageois, au monde entier, et à
elle-même. Après la violence, l’émotion : la catharsis énoncée par
Aristote dans sa Poétique peut s’accomplir, l’art du cinéma, en prolongement de
la scène tragique, suscite la terreur et la pitié pour mieux les conjurer, les
faire éprouver à l’abri du spectacle. Dans une société régie par les apparences
consuméristes, les rôles prédéterminés, ces larmes subversives déjouent les
figures imposées en faisant jaillir la lumière humaine qui nous relie les uns
aux autres. L’unanimisme spéculaire de l’ultime plan corrige celui de la
critique, et nous renvoie à notre propre « engagement », dans la vie
sociale et individuelle de tous les jours. Ce récit plein de bruit et de fureur
s’achève tel un mélodrame féminin, dans la lignée des œuvres de Sirk, autre
grand observateur critique du capitalisme, mais dans l’Amérique des années 50. Le
final s’affirme donc à la fois comme un art poétique et un acte de foi dans les
puissances politiques, esthétiques, calligraphiques et cosmiques du
cinéma.
Un justicier (?) dans la ville en
marche vers son destin (Wu Jiang)
The Killer Inside Me
Dans Vaurien, son autobiographie,
Jim Thompson relate sa rencontre à l’issue incertaine avec un inquiétant
shérif, origine du terrifiant et pathétique Lou Ford, le salaud du Démon
dans ma peau. Une pareille indécision pèse sur les caractères de A
Touch of Sin, dont les quatre anges exterminateurs rappellent celui de 1275
âmes. Quel motif les fait réellement passer à l’acte, commettre
l’irréversible, et en payer les conséquences ? Au-delà du filtre
politique, de son déterminisme rassurant, à quelle source d’ombre et de folie
s’abreuvent-ils pour passer de l’autre côté, traverser la frontière du meurtre,
avec ou sans préméditation ? Notre cinéaste donne quelques éléments de
réponse, mais pas ceux auxquels on pourrait s’attendre.
Prenons le cas du mineur : on
peut attribuer à un inceste qui n’ose se déclarer l’étincelle du gunfight.
Amoureux de sa sœur, femme droite, honnête, qui tente vainement de chasser de
son esprit ses mauvaises pensées, il résonne avec le gamin délinquant amoureux
de sa mère indigne dans Sweet Sixteen (autre titre ironique)
de Ken Loach, réalisateur estampillé parangon du « cinéma social »,
qui ne rechigne pourtant pas à présenter des caractères lyriques (Kes)
ou en guerre avec leurs idéaux, à l’épreuve de l’exploitation d’individus
encore plus en difficulté qu’eux-mêmes (It’s a Free World!). Concernant
le braqueur, qui tue un couple sortant d’une banque en pleine rue, dans un plan-séquence
tétanisant, l’explication marxiste s’avère bien légère, et pour tout dire
inadéquate. Celui qui déclare au lit à sa petite amie : « Je m’ennuie
quand je ne tire pas » fait figure de frère asiatique du Meursault
algérois de Camus. Tous deux étrangers, au monde, à la communauté humaine, et à
leur identité insaisissable, ils n’agissent guère, malgré les morts violentes
qu’ils provoquent, sur une allée commerciale ou dans le soleil aveuglant d’une
plage, et semblent plutôt le jouet cruel de forces qui les traversent, les
mettent en mouvement, automates autistes précipitant leur chute pour exorciser,
dans le scandale de la violence, l’absurdité fondamentale du monde (et pas
seulement colonial ou capitaliste).
L’ouvrier qui se jette d’un toit
détient seul le pourquoi de son geste, comme n’importe quel suicidé, et
peut-être que celui-ci, filmé là encore sans pathos, en un seul plan, parvient même
à lui échapper, à se dérober à sa compréhension. Un indice économico-familial –
sa mère le harcèle pour qu’il lui envoie de l’argent – ou biographique – il
échappe au lynchage d’un compagnon de travail blessé par sa faute, ce dernier
se contentant d’un juste mépris plus destructeur sur le plan narcissique – ne
suffisent pas à circonscrire le faisceau de raisons qui le font sauter, et le
spectateur se retrouve face à un manque de sens bien plus troublant et
« réaliste » que toutes les lectures orientées. Le film tire aussi sa
puissance de ces moments de vérité, prenant appui sur la véracité du fait
divers (quatre histoires « vraies » à l’origine des quatre fictions)
pour mieux s’en démarquer, atteindre une justesse psychologique, qui passe
d’ailleurs par le comportement, le béhaviorisme du cinéma, art de la
monstration bien plus que de la démonstration, supérieure et irréductible à
l’exactitude factuelle. Les personnages, ni marionnettes politiques ni
simulacres bidimensionnels, nous interrogent de leur seule opacité, ce noyau de
ténèbres présent en chacun de nous.
L’hôtesse tue un client trop
entreprenant pour plus (éviter un viol) et moins (d’autres moyens de s’en
libérer, dont le cri, existaient) encore. Amante d’un homme marié,
projette-t-elle sur le quidam sa frustration, sa rancœur, sa haine de la gent masculine ? Bien malin ou naïf qui peut l’affirmer. Sa dextérité
questionne itou : elle porte le coup fatal avec la précision d’une héroïne
de wu xia pian, aussi létale que l’hirondelle précitée ou ses petites sœurs
impitoyables du cinéma d’action hongkongais des années 90 (telles Maggie Chung et Michelle Yeoh, accomplissant le chemin inverse de Zhangke, puisque passant
du film dit « de genre » à celui, plus respectable, « d’auteur »,
célébré à l’international, comprendre, en Europe). Elle aussi conserve son
mystère, son masque tragique se fissurant, on le répète, au dernier acte, quand
elle pleure enfin, barrage (celui de Still Life ?) qui finit par se
rompre, laissant passer les flots d’amour chers à Cassavetes.
On se souvient que dans La Soif
du mal (Touch of Evil en VO), un flic malhonnête trouvait un semblant
de rédemption dans sa clairvoyance, et l’amour d’une femme revenue de tout. Le
suspect se révélait bien coupable, et Welles, moralement détestable, parvenait
à attendrir par sa familiarité intime, sa difformité douloureuse. Que
faut-il pour sauver la Chine d'aujourd'hui, et notre monde avec elle ? Un
soupçon de beauté, sans doute…
Armé, pas dangereux mais suicidaire (Lanshan Luo)
Pour inaugurer l'entrée du lecteur dans le Miroir des Fantômes, quel coup de maître cinéphile ! Merci pour ce beau et dense billet.
RépondreSupprimerMao Mao - Godard "Chinoise"
https://www.youtube.com/watch?v=rjlJ1hkVMFQ
Alors "maître alcoolisé" à la Jackie Chan, allez :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=KQMNllz6aE0
"Je m'appelle Anne Wiazemsky", voui :
http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Anne-Wiazemsky.-Jeune-fille/(source)/187893