A Touch of Sin : L’Échine du Diable


Quatre personnages, quatre histoires, quatre lieux : autant de facettes d’un pays ici et maintenant, avec des hommes et des femmes luttant pour une  vie meilleure et contre leurs propres démons.

Avec ce quatuor chinois enraciné dans une réalité documentée, le réalisateur rend aussi hommage à ses maîtres de cinéma et interroge la part d’ombre de destins universels.  
  

Capitalisme sexuel des femmes numérotées, entre tristesse et pragmatisme :
bienvenue dans la Chine d'aujourd’hui

Ghosts of Marx

La réception critique d’une œuvre peut s’avérer parfois un point de départ intéressant pour sa propre réflexion. Vu d’ici, le dernier film de Jia Zhangke constituerait un instantané quasi documentaire de la Chine économique contemporaine, et, par conséquent, un portrait glaçant et glacé de l’hyper-capitalisme occidental, de l’ultralibéralisme, de la mondialisation, pour faire court, de l’hydre financière, basée sur le profit, l’exploitation et l’absence totale de morale, aux noms aussi nombreux et interchangeables que ceux du démon biblique nommé Légion, actuelle maîtresse du monde et des hommes (et femmes), se riant des frontières évanouies comme de la Grande Muraille ou du Kremlin (les hôtesses d’une boîte de nuit/maison de passe défileront d’ailleurs en courts uniformes de l’Armée rouge, dans une parade drolatique tout droit sortie du Crazy Horse).

La presse française affiche ainsi un bel œcuménisme transcendant d’autres clivages, plus politiques. De gauche à droite, chacun abonde dans cette lecture marxiste des maux d’une société en miroir de celle des commentateurs, sinologues improvisés, qui s’y retrouvent et l’utilisent par procuration pour dépeindre leur propre perception de la réalité. La frilosité sociale du cinéma français demeure proverbiale, malgré une poignée d’œuvres et de cinéastes – dont le réussi Ressources humaines – décidés à montrer l’environnement de l’ensemble (de la majorité ?) des spectateurs, loin des cimes de la richesse et des abysses de la pauvreté, se maintenant avec difficulté au-dessus de l’abîme monétaire, ou se cramponnant aux balises des allocations en peau de chagrin, sur la piste glissante de la « précarité », euphémisme politiquement correct pour ne pas désigner les phénomènes clairement, les mettre à distance et les repousser au temps cynique des élections.   
    
On renverra le lecteur aux articles des Inrockuptibles, de Libération, de Télérama et du Monde pour en apprécier l’unanimité interprétative, voire le lyrisme auto-flagellatoire, que viennent d’ailleurs légitimer les propos du cinéaste lui-même sur sa fable inspirée de quatre histoires vraies, verrou narratif et moral supposé ancrer définitivement la fiction dans l’impitoyable jungle globalisée, où la carte chinoise, même limitée au continent, exploré par ses personnages et sa caméra, sert à dessiner le territoire planétaire soumis à un seul et unique système financier, sans nationalité ni visage, moderne Moloch transformant des gens simples, humbles et naturellement bons, en victimes sacrifiées sur l’autel de la devise internationale, dans la double acception d’éthique inhumaine et de monnaie dématérialisée, irrémédiablement promises à la folie, au meurtre, au suicide et à la déréliction. Le titre international du film, doublement ironique, baptise une œuvre interrogeant la notion de péché dans un monde désormais dépourvu de Loi autre que commerciale, et dans lequel les statues de Bouddha ou les poissons rouges rendus à la mer pour se rédimer (« Les Cantonais nous appellent pêcheurs en eaux troubles ; nous devons faire des bonnes actions pour nous délivrer » déclare l’une des filles de la boîte/bordel au candide du quatrième épisode) ne suffiront pas à sauver les protagonistes.

Dans sa démarche de cinéaste citoyen, observateur de l’évolution (ou de la régression) de son grand pays, et ce depuis son premier film, le néo-réaliste Xiao Wu, artisan pickpocket découvert par l’auteur de ces lignes grâce à une chaîne franco-allemande bien connue, Zhangke s’inscrit dans le sillage de la Nouvelle Vague des années 80, que l’on doit aux cinéastes dits de la Cinquième Génération, dont Zhang Yimou et Chen Kaige demeurent de ce côté-ci du globe les plus connus représentants. Approche générique (donc pas seulement dédiée au « cinéma d’auteur ») et documentaire de gens « ordinaires », à l’opposé du culte de la personnalité maoïste (la statue du Grand Timonier occupe encore le centre de la petite ville dans le premier segment de A Touch of Sin) ; redécouverte des cultures locales et de la psychologie individuelle, notamment féminine – une hérésie pour le dogme du réalisme socialiste de l’ère communiste – ; symbolisme et influence de la culture occidentale : autant de caractéristiques retrouvées dans le cinéma de la Sixième Génération, celle de Zhangke, survenue après le traumatisme de la place Tian’anmen et son char « iconique » au printemps 89. Avec toutefois deux différences importantes : un regard moins porté vers le passé – pour aller vite, la période de la Révolution culturelle – et d’autres outils technologiques pour raconter le présent, via un financement souvent sous forme de co-production avec l’étranger. L’avènement du capitalisme et sa critique, Zhangke et d’autres les filmeront en 16 mm ou en numérique, par manque de moyens et à la façon d’une guérilla reconnue à l’étranger, qui la couvre de prix, bien plus qu’en Chine, où les œuvres, pour utiliser un euphémisme, connaissent des difficultés de distribution…         
                       
Tout cela ne pouvait que séduire la critique française, prompte à célébrer les contempteurs de l’hégémonie des marchés, surtout s’ils créent hors de l’Hexagone, et que leurs gouvernements respectifs les censurent, quitte à verser dans le vieux fonds de l’antiaméricanisme (pour preuve, la présentation très manichéenne du film par le porte-parole d'une association qui en organisait la projection) ou du tiers-mondisme mis à jour (alors que « l’éveil » de la Chine, ou du Brésil, ne date pas d’hier et se situe dans un contexte culturel très éloigné de son équivalent français) et à commettre des contresens sémantiques causés par la volonté de voir dans certains films la confirmation du bien-fondé de leur bulletin de vote (on pense à Romero et Carpenter, réalisateurs profondément américains, individualistes et satiriques, acclamés pour leur appartenance à une fantasmatique « gauche esthétique » par les mêmes, ou leurs descendants, que ceux qui injuriaient Eastwood et Siegel dans les années 70, à coup de « fascisme médiéval », telle la démocrate Pauline Kael, et autres gracieusetés). Le réalisateur, « motivé par la colère » – cf. Pascal Laugier accouchant, d’après ses dires, de Martyrs en réaction à la présidence de Nicolas Sarkozy –, confessait l’an dernier au Los Angeles Times, journal que nul ne se risquerait pourtant à qualifier de « rouge », que le vrai péché de son pays résidait dans le silence : « It's about how we tolerate injustice, the gap between the rich and the poor. More than anything I think silence is a sin. »

Admettons, comme dit Ismaël au début de Moby Dick. Oui, A Touch of Sin cartographie la Chine d’aujourd’hui dans sa phase de mutation vers le capitalisme, super ou hyper, généralisé. Oui, il montre (et démontre, par l’accumulation itérative de ses récits alignés à la suite en une chronologie des désastres, individuels et collectifs) la part d’ombre de cette métamorphose, le risque majeur d’y perdre son humanité (on reviendra sur la « bestialité » du film). Oui, la caméra enregistre des personnages en train de se battre, de surnager ou de sombrer dans « les eaux glacées du calcul égoïste », pour citer Le Manifeste du Parti communiste co-écrit par Marx et Engels et publié en… 1848 ! Nier cette dimension reviendrait à rejoindre la myopie intellectuelle du chœur critique dans son interprétation unilatérale. Car Zhangke, cinéaste et non philosophe politique, jamais manichéen, nuance son propos et ne délivre pas un « message » flattant la doxa anticapitaliste dissoute dans la critique cinématographique (faire du capitalisme l’unique force économique, voire mythique, à l’œuvre dans nos sociétés, pas seulement chinoise, avec des imprécations ponctuelles contre le ciel vide, verrouillé, létal, qui lui tient lieu de cadre, relève de la mystique impuissante et assoit sa victoire : pour « sortir de la crise », celle des annales économiques et celle, plus grave et profonde, de la morale sociale, du « vivre ensemble », il conviendrait de dépasser cet horizon des événements, comme disent les astronomes – et Antonioni ! –, de l’ouvrir ici et maintenant, loin de l’idéologie ou des discours bien-pensants – ce que fait notre réalisateur à la toute fin de son film ; on y reviendra, là aussi).

Avant tout artiste impliqué, concerné, plutôt qu’engagé (par qui ? pour « défendre » quoi ?), à l’instar de Cronenberg, autre cinéaste politique, de Frissons à Cosmopolis, en passant par Vidéodrome, mais qui se refuse pourtant à ce qu’il appelle « la propagande », Jia Zhangke filme de « vrais » personnages de cinéma, et donc de « vrais » individus enracinés dans la « vraie » vie, pas seulement en mélangeant comédiens professionnels et amateurs. Son art ne tolère aucune dictature, pas même celle du prolétariat, ou de ce qu’il en reste. Se situant à des années-lumière des cinéastes auto-proclamés ou estampillés politiques – en France, disons Boisset ou Costa-Gavras, qui fit récemment son autocritique au journal télévisé de France 2 (parce que celui de TF1 se tient toujours trop à droite ?) en affirmant que le cinéma n’assénait pas un message mais suscitait de l’émotion – encore inscrits dans des formes narratives et de production tout sauf révolutionnaires (on lira sur ce sujet les pages de Jean-Michel Frodon dans L'Âge moderne du cinéma français), il ne fait pas de ses quatre anti-héros des symboles d’oppression, des pantins politiques uniquement agités dans le but de servir une démonstration quelconque, mais leur rend leur opacité, leur responsabilité aussi, cette complexité insaisissable des actes et des âmes, a fortiori par une grille de lecture unidimensionnelle.

Plus encore, et nous allons le voir aussitôt, il les place dans un univers graphique et de cinéma qui n’appartient qu’à lui, cinéaste chinois de quarante-trois ans ne parlant pas anglais mais maniant admirablement l’espéranto des images, et s’adressant donc à tous ceux, jeunes et moins juvéniles, cinéphiles ou pas, français ou américains, de gauche, de droite ou de nulle part, reconnaissant dans le film d’autres contrées, d’autres questionnements identitaires que ceux, immédiatement observables et choyés, de la Chine du vingt-et-unième siècle, en caisse de résonance et matrice obscène de l’espace économique et mental du citoyen cosmopolite contemporain, submergeant ses villages sous l’eau des barrages (Still Life) alors que A Touch of Sin, au contraire, revigore des genres populaires et revisite une riche mémoire de cinéphilie.

Si l’économie de marché « démocratique », dans sa mansuétude intéressée, tolère, voire encourage, les œuvres qui en font la critique, alors que l’économie d’État pratique la censure politique directe (la première trouvant d’autres moyens de pression sur les artistes, depuis les refus de financement jusquaux aléas de distribution et donc d’exploitation), les deux systèmes, foncièrement oligarchiques et pratiquant volontiers la collusion (dans la mise en pratique de la moralité du Guépard, autre grand film politique sur une mutation économique et sociétale, « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change »), se caractérisent par une identique unicité de l’appréhension du monde, avec des impératifs certes différenciés (faire taire les opposants, faire du profit avec les consommateurs), mais qui se rejoignent dans leur appauvrissement du réel (et de ceux qui le vivent au quotidien, en prison ou au supermarché), alors que le cinéma, d’autant plus lorsqu'on le tresse au documentaire, comme ne s’en prive pas Zhangke, propose une multiplicité de points de vue, dans un bel effort de saisir et de rendre compte de la myriade de situations, de caractères, de récits qui s’entrecroisent à l’intersection de chaque vie humaine. En frère lointain de Tarkovski, Jia Zhangke place cette polyphonie visuelle et subjective au cœur de son film et de sa structure, démontrant par l’exemple qu’au-delà de sa fonction politique, il tire sa grande puissance de sa nature première et affirmée d’œuvre de cinéma.         


Le fantôme de Mao salue un pays à la dérive et tourne le dos à son fils armé

           Cinéfils

En partie produit par Office Kitano, le film de Zhangke paie son tribut au « Keaton yakuza », explicitement lors d’une scène de feux d’artifice, implicitement avec sa représentation sèche, froide, en temps réel, de la violence. Ni esthétique frénétique du jeu vidéo, ni son et lumière sensationnaliste hollywoodien (dans les deux sens du terme, spectacle racoleur et basé sur les sensations physiques du spectateur) : ce traitement de la violence rappelle certaines œuvres des années 70, dont les polars urbains de Friedkin (gros plan d’une balle tirée à bout portant dans un visage en écho à French Connection) ou Winner (le mineur fait lui aussi figure de Justicier dans la ville, mais marxiste, tout au moins en surface, et donc à l’opposé de l’architecte traumatisé virant à droite – là encore, d’après la perception critique majoritaire des deux côtés de l’Atlantique, alors que le personnage se révèle plus nuancé, et le film plus ironique, puisque la croisade du taciturne Bronson ne sanctionne nul coupable des outrages subis par sa famille).    

Au tout début du film, le mineur joue avec une tomate tombée d’une camionnette, tas rouge sang qui présage du massacre à venir. Son geste, pour un cinéphile, ne peut que renvoyer à celui de George Raft dans Scarface, autre « polar social » sous l’égide de la Warner, la spécialité du studio, qui montrait une dextérité similaire avec une pièce de monnaie, manière de défier le sort comme d’autres avec une roulette russe (chez Cimino ou Fassbinder). Parfois, la citation se fait plus discrète, passant uniquement dans le dialogue. Ainsi, le même personnage demande aux mineurs à qui appartient cette mobylette devant le bâtiment, et projette en riant de la dérober : on songe aussitôt au Voleur de bicyclette signé De Sica, et pas seulement pour la péripétie. Le cinéaste italien, comme son lointain descendant chinois, n’inscrivait ses fables morales dans la plus grande italianité (historique) que pour atteindre ce fameux universel qui fait qu’un film tourné là-bas et hier puisse encore séduire et questionner ici et désormais. Le local (du tournage et du drame raconté) s’élargit aux dimensions du global (le marché international et la portée fraternelle des vies filmées).

On pense aussi, bien entendu, à King Hu, mais, plus encore qu’à son A Touch of Zen, à la merveilleuse et séminale Hirondelle d’or, belle héroïne martiale figurant en bonne place dans la galerie mythique des femmes guerrières iconiques, depuis les Amazones au sein amputé jusqu'à Lara Croft et ses névroses œdipiennes (ou souffrant plutôt du complexe d’Électre). La compagne du réalisateur, devenue le temps du film une hôtesse et une femme de ménage qui se refuse au statut et à l’exercice de « travailleuse du sexe » dans un lieu de (tristes) plaisirs, possède ainsi la dimension graphique, hyperbolique, de la frêle et dangereuse sabreuse de Hu. Son visage porte d’ailleurs les mêmes stigmates sanglants de son combat que la princesse sylvestre de Miyazaki, lui-même cinéaste féministe dans le sillon d’un Mizoguchi (Le vent se lève évoque ces femmes victimes des hommes et d’elles-mêmes avec sa fiancée tuberculeuse). Elle seule d’ailleurs sortira vivante de l’épreuve, survivante appelant la police après le sang versé par ses douces mains blanches, reparaissant dans l’épilogue pour se confronter au miroir de l’opéra, s’y reconnaître et pleurer sur sa nature sauvage acceptée, autant que sur la perte irréversible d’une innocence sacrifiée, comme autrefois Zampano dans la dernière scène de La strada.  

Mais l’influence majeure, le phare de cinéma vers lequel se tourne notre réalisateur, demeure Robert Bresson. Dès son premier film, avec le titre français annexant celui d’un sommet de sa filmographie (Pickpocket, donc), Zhangke avouait son admiration et sa proximité pour l’ascèse, la retenue, le jansénisme de ses réalisations. Tandis que Bresson employait des « modèles », Zhangke embauche des amateurs : unisson de voix blanches et de silhouettes sans qualités pour mieux faire naître l’émotion dans la gangue de l’expression, retenue puis lâchée à la façon d’une décharge électrique, qui prend souvent, chez tous les deux, la forme d’un accès de violence. L’appartenance, la filiation ne se situent pas qu’au niveau de l’apparence, du style. Un identique questionnement économique et moral sur la nature humaine, sa part inhumaine d’humanité, irrigue A Touch of Sin de Zhangke, qui relit et fusionne L’Argent et Au hasard Balthazar de Bresson. Circulation virale de la (fausse) monnaie, de l’avidité rapace qui va avec (von Stroheim, bien sûr, presque indépassable) mais aussi et peut-être surtout, parce que plus émouvante encore, maltraitance diabolique envers les animaux innocents de l’arche de Noé capitaliste, ou en voie de le devenir : les deux réalisateurs convoquent un bestiaire national (ici un âne, là un singe) qui permet de souligner la perverse violence humaine, vrai péché envers les bêtes silencieuses et martyres.

La scène du cheval fouetté, qui ploie sous les coups, insupportable à tout ami de la SPA (et pas seulement), en écho à l’épisode apocryphe déclenchant la folie de Nietzsche, cristallise ce rapport aux animaux, destinés à l’abattoir (les bœufs dans le camion) ou témoin (le singe sur l’épaule) de l’acharnement des hommes. Le mineur vengera d’ailleurs l’équidé, son premier geste de justice ou de vengeance, selon le point de vue adopté. Dans la littérature antique ou médiévale, l’animal, sans réelle autonomie, tendait un miroir aux vices humains, pour que l’auditeur/lecteur s’amende. Les deux cinéastes conservent cette dimension éducatrice, mais leurs animaux acquièrent une vraie présence de cinéma, indéniable et cependant opaque, aussi mystérieuse que la nature profonde de leurs bourreaux et le mystère du Mal. La caméra filme avant tout, chez l’un et l’autre, l’énigme des êtres, de leurs aspirations, de leurs chutes. Le mysticisme de Bresson fait place au panthéisme de Zhangke, fils de cinéma mais également de peinture, sensible, comme tant d’autres artistes chinois avant lui, au paysage, à son silence de granit et d’éternité, à ses enseignements aussi (religieux). Dans le désert sentimental et moral des abords de la mine, qui ouvre et clôt le film, peut pourtant éclore une raison de vivre et d’espérer.  

Le Diable probablement se terminait dans un cimetière, comme chez Leone (Le Bon, la Brute et le Truand) ou Tsui Hark (L’Enfer des armes). Jia Zhangke opte pour une fin plus ouverte, moins sombre et définitive. Aux abysses du tombeau, il préfère le soleil et l’espace d’une place où se déroule un opéra de rue. « Reconnais ta faute ! » ordonne un comédien à son partenaire, travesti en femme selon l’usage théâtral asiatique, et les larmes de l’héroïne, au milieu d’une foule bigarrée, une existence parmi d’autres que la sienne, que les nôtres, tous responsables de la situation qui nous meurtrit, et tous pouvant donc la changer, avec d’autres moyens qu’un fusil de western (enroulé dans la tapisserie d’un tigre feulant off) ou un pistolet de braqueur (au bonnet orné de l’insigne des Chicago Bulls), se mettent à couler. Elle ne pleure pas en retrouvant des souvenirs confus du Ciel antérieur, pour parler comme Baudelaire, mais parce que le spectacle qui se déploie devant ses yeux, et les nôtres, s’adresse aux villageois, au monde entier, et à elle-même. Après la violence, l’émotion : la catharsis énoncée par Aristote dans sa Poétique peut s’accomplir, l’art du cinéma, en prolongement de la scène tragique, suscite la terreur et la pitié pour mieux les conjurer, les faire éprouver à l’abri du spectacle. Dans une société régie par les apparences consuméristes, les rôles prédéterminés, ces larmes subversives déjouent les figures imposées en faisant jaillir la lumière humaine qui nous relie les uns aux autres. L’unanimisme spéculaire de l’ultime plan corrige celui de la critique, et nous renvoie à notre propre « engagement », dans la vie sociale et individuelle de tous les jours. Ce récit plein de bruit et de fureur s’achève tel un mélodrame féminin, dans la lignée des œuvres de Sirk, autre grand observateur critique du capitalisme, mais dans l’Amérique des années 50. Le final s’affirme donc à la fois comme un art poétique et un acte de foi dans les puissances politiques, esthétiques, calligraphiques et cosmiques du cinéma.     
      

Un justicier (?) dans la ville en marche vers son destin (Wu Jiang)


Une hirondelle d’or nous défie du regard, et du poignard (Tao Zaho)

             The Killer Inside Me

Dans Vaurien, son autobiographie, Jim Thompson relate sa rencontre à l’issue incertaine avec un inquiétant shérif, origine du terrifiant et pathétique Lou Ford, le salaud du Démon dans ma peau. Une pareille indécision pèse sur les caractères de A Touch of Sin, dont les quatre anges exterminateurs rappellent celui de 1275 âmes. Quel motif les fait réellement passer à l’acte, commettre l’irréversible, et en payer les conséquences ? Au-delà du filtre politique, de son déterminisme rassurant, à quelle source d’ombre et de folie s’abreuvent-ils pour passer de l’autre côté, traverser la frontière du meurtre, avec ou sans préméditation ? Notre cinéaste donne quelques éléments de réponse, mais pas ceux auxquels on pourrait s’attendre.

Prenons le cas du mineur : on peut attribuer à un inceste qui n’ose se déclarer l’étincelle du gunfight. Amoureux de sa sœur, femme droite, honnête, qui tente vainement de chasser de son esprit ses mauvaises pensées, il résonne avec le gamin délinquant amoureux de sa mère indigne dans Sweet Sixteen (autre titre ironique) de Ken Loach, réalisateur estampillé parangon du « cinéma social », qui ne rechigne pourtant pas à présenter des caractères lyriques (Kes) ou en guerre avec leurs idéaux, à l’épreuve de l’exploitation d’individus encore plus en difficulté qu’eux-mêmes (It’s a Free World!). Concernant le braqueur, qui tue un couple sortant d’une banque en pleine rue, dans un plan-séquence tétanisant, l’explication marxiste s’avère bien légère, et pour tout dire inadéquate. Celui qui déclare au lit à sa petite amie : « Je m’ennuie quand je ne tire pas » fait figure de frère asiatique du Meursault algérois de Camus. Tous deux étrangers, au monde, à la communauté humaine, et à leur identité insaisissable, ils n’agissent guère, malgré les morts violentes qu’ils provoquent, sur une allée commerciale ou dans le soleil aveuglant d’une plage, et semblent plutôt le jouet cruel de forces qui les traversent, les mettent en mouvement, automates autistes précipitant leur chute pour exorciser, dans le scandale de la violence, l’absurdité fondamentale du monde (et pas seulement colonial ou capitaliste).

L’ouvrier qui se jette d’un toit détient seul le pourquoi de son geste, comme n’importe quel suicidé, et peut-être que celui-ci, filmé là encore sans pathos, en un seul plan, parvient même à lui échapper, à se dérober à sa compréhension. Un indice économico-familial – sa mère le harcèle pour qu’il lui envoie de l’argent – ou biographique – il échappe au lynchage d’un compagnon de travail blessé par sa faute, ce dernier se contentant d’un juste mépris plus destructeur sur le plan narcissique – ne suffisent pas à circonscrire le faisceau de raisons qui le font sauter, et le spectateur se retrouve face à un manque de sens bien plus troublant et « réaliste » que toutes les lectures orientées. Le film tire aussi sa puissance de ces moments de vérité, prenant appui sur la véracité du fait divers (quatre histoires « vraies » à l’origine des quatre fictions) pour mieux s’en démarquer, atteindre une justesse psychologique, qui passe d’ailleurs par le comportement, le béhaviorisme du cinéma, art de la monstration bien plus que de la démonstration, supérieure et irréductible à l’exactitude factuelle. Les personnages, ni marionnettes politiques ni simulacres bidimensionnels, nous interrogent de leur seule opacité, ce noyau de ténèbres présent en chacun de nous.

L’hôtesse tue un client trop entreprenant pour plus (éviter un viol) et moins (d’autres moyens de s’en libérer, dont le cri, existaient) encore. Amante d’un homme marié, projette-t-elle sur le quidam sa frustration, sa rancœur, sa haine de la gent masculine ? Bien malin ou naïf qui peut l’affirmer. Sa dextérité questionne itou : elle porte le coup fatal avec la précision d’une héroïne de wu xia pian, aussi létale que l’hirondelle précitée ou ses petites sœurs impitoyables du cinéma d’action hongkongais des années 90 (telles Maggie Chung et Michelle Yeoh, accomplissant le chemin inverse de Zhangke, puisque passant du film dit « de genre » à celui, plus respectable, « d’auteur », célébré à l’international, comprendre, en Europe). Elle aussi conserve son mystère, son masque tragique se fissurant, on le répète, au dernier acte, quand elle pleure enfin, barrage (celui de Still Life ?) qui finit par se rompre, laissant passer les flots d’amour chers à Cassavetes.

On se souvient que dans La Soif du mal (Touch of Evil en VO), un flic malhonnête trouvait un semblant de rédemption dans sa clairvoyance, et l’amour d’une femme revenue de tout. Le suspect se révélait bien coupable, et Welles, moralement détestable, parvenait à attendrir par sa familiarité intime, sa difformité douloureuse. Que faut-il pour sauver la Chine d'aujourd'hui, et notre monde avec elle ? Un soupçon de beauté, sans doute…


Qui dit Hana-bi ? (Baoqiang Wang) 


Armé, pas dangereux mais suicidaire (Lanshan Luo)

Commentaires

  1. Pour inaugurer l'entrée du lecteur dans le Miroir des Fantômes, quel coup de maître cinéphile ! Merci pour ce beau et dense billet.
    Mao Mao - Godard "Chinoise"
    https://www.youtube.com/watch?v=rjlJ1hkVMFQ

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    1. Alors "maître alcoolisé" à la Jackie Chan, allez :
      https://www.youtube.com/watch?v=KQMNllz6aE0
      "Je m'appelle Anne Wiazemsky", voui :
      http://www.gallimard.fr/Media/Gallimard/Entretien-ecrit/Entretien-Anne-Wiazemsky.-Jeune-fille/(source)/187893

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