Les Révoltés de l’île du diable : La Grande Évasion
En 1915, deux adolescents norvégiens
débarquent sur une île abritant une maison de redressement, dirigée par des
adultes bien plus redoutables que les pensionnaires qu’ils encadrent. Le duo se
lie bientôt avec le responsable de leur baraquement et, tandis que l’hiver
approche, ils décident de s’évader, coûte que coûte.
Avec ce quatrième long métrage, Marius Holst relit une page obscure, à
double titre, de l’histoire de son pays, en signant une fable tragique et
atmosphérique sur l’injustice, l’amitié, l’esprit de liberté.
Shutter Island
Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos
douleurs sont une île déserte.
Albert Cohen, Le Livre de ma mère
Emmanuel Carrère établissait une
image à l’origine de son remarquable et remarqué roman La Classe de neige :
une silhouette courant dans la blancheur infinie. On la retrouvera telle quelle
à la toute fin de cette œuvre primée en Norvège, mais passée relativement
inaperçue en France. Auparavant, une ouverture entre rêve et souvenir,
surplombée par la voix de l’un des personnages principaux, Erling, futur
« C 19 », nous conte une chasse à la baleine aux échos melvilliens
(Herman plutôt que Jean-Pierre) ; l’animal, harponné durant trois jours,
mit une journée entière à mourir. Dans ce destin mythique, surhumain, dans ce
magnifique combat perdu d’avance, se lisent déjà ceux du film lui-même, jusque
dans la bichromie noire et blanche qui prélude aux tons dominants, hivernaux,
désaturés et couverts.
Seuls Two
On ne saura rien du passé criminel de
cet apprenti écrivain qui ne sait ni lire ni écrire, procédé utilisé par Hugo
dans son Dernier Jour d’un condamné, autre réquisitoire de parti pris, auquel
Olav, ici depuis six ans déjà (pour un vol dans le tronc d’une église,
révèle-t-il), et qui doit partir bientôt, se propose de servir de scribe, dans
la tranquillité nocturne des latrines placées en bordure du territoire des
adultes, que les enfants plus ou moins âgés appellent « notre
Amérique » parce qu’elles échappent, du fait de leur distance, à la
surveillance quotidienne. Une scène de rédaction entre les deux adolescents, où
le présent odieux et abrutissant se nimbe d’humour et des dimensions sans
limites de l’aventure, la réalité enfin transfigurée par la fiction, nous
vaudra d’ailleurs un beau clair-obscur de John Andreas Andersen, tranchant par
sa douceur avec la dureté des contrastes diurnes.
Écrire pour exister
Ce sens de la lumière, et de l’espace
qui va avec, constitue l’un des meilleurs atouts du film, qui ne contredit pas
l’illusion comique (dramatique) du cinéma, art du mentir vrai plus encore que
la littérature, puisque le film se tourna en Estonie ! De la bâtisse
massive et lugubre découverte au début, jusqu’aux rives du fjord et sa mer
gelée de la fin, en passant par les dortoirs glacés où l’on peut voir se
matérialiser l’haleine des gamins, la grève grise et déserte, les champs de
blés monochromes et la forêt aux impressionnantes verticales des arbres nus ou
constellés de givre, le film respire admirablement, lesté d’un réalisme qui
doit autant à l’exactitude de la reconstitution historique, inspirée de faits réels, selon la
formule consacrée mais pour une fois valide, qu’à ce poids du monde, à la
beauté mortelle, qui parvient à donner froid au spectateur, assailli par la
rage du vent sur la plage où se tient, inaccessible et inutile, la barque que
projettent de prendre les fuyards (cette image servant par ailleurs d’affiche).
La Maison du diable
Mais la froidure des corps ne se
compare en rien à celle des cœurs, et le personnel de l’établissement propose une
galerie terrifiante de croque-mitaines hélas avérés par de récentes affaires en
miroir, notamment dans un orphelinat en Angleterre. Stellan Skarsgård, comédien
de théâtre dirigé par Bergman et acteur de cinéma révélé à l’international en
amoureux pervers par Lars von Trier dans Breaking the Waves (presque un
second titre pour ce film), qui co-produit Les Révoltés, incarne un directeur
lâche et dépassé par les événements, quitté par sa jeune épouse fuyante, au
sens propre et figuré, parvenant à se
voiler la face sur ce qui se passe vraiment entre les quatre murs aux portes
jamais fermées de sa prison en plein air, et particulièrement sur les agissements
de son second, Kristoffer Joner, détestable à souhait, mais conservant pourtant,
dans son déni insupportable, une part d’humanité, lui dont le mal qui l’empêche
de progresser dans les échelons administratifs ne se nommait pas encore, en ce
temps-là, pédophilie, ou tout au moins, ne semblait pas directement associé à
ce genre de cadre institutionnel à dominante religieuse.
Le Roi des aulnes
Car on entend bien redresser les âmes
tordues de ces jeunes adultes, les former sous le joug d’une autorité sans
partage et sans pitié, pour qu’ils prennent plus tard docilement leur place
dans l’ordre social. Les professionnels attendent d’eux qu’ils jouent à la
perfection ce rôle imposé, comme lors de la visite d’un conseil présidé par une
douairière dépourvue de la moindre once de miséricorde. Par sa critique sans
nuance de l’hypocrisie sociale drapée dans la religion, la bienséance et la
charité méprisante, Holst rejoint le David Lean d’Oliver Twist, et les
architectures des réfectoires déshumanisés, trop silencieux, se répondent,
celui des Révoltés possédant sa propre Cène tout au fond, sous le lourd
crucifix, avec les membres de l’équipe de direction fixant les gosses même et
surtout durant leur repas (« Je vois tout et j’entends tout » avertit
le second, son ubiquité en écho au slogan d’un journal d’extrême droite
hexagonal). Pas de femmes dans cet univers masculin et carcéral, pas de douceur,
ni d’écoute, ni de désir porté vers la vie, simplement des ombres funèbres qui
s’en vont vite, glissant hors du champ, celles d’une compagne mal mariée ou d’une
infirmière portant un masque d’hygiène.
Sous le soleil de Satan
Intelligemment, le réalisateur
reproduit la dichotomie de l’établissement au sein même du tournage et de la
distribution. D’un côté, des acteurs adultes professionnels, solides dans leurs
technique et leur maturité d’hommes et de comédiens ; de l’autre, des jeunes
dotés du même âge que leur personnages, vierges pour la plupart de toute
expérience scénographique, mais lestés d’un poids de vécu dont l’intensité
traverse l’objectif de la caméra pour imploser sur l’écran, presque à leur
insu. Comme le formule avec justesse Skarsgård, ils essaient d’oublier des
choses que le film dévoile en pleine lumière, que l’œil magique de l’appareil,
toujours respectueux, parvient à dévoiler, un peu à la façon d’un bain chimique
dans un laboratoire photographique. Il faut citer le trio principal du film – Benjamin
Helstad, Trond Nilssen (récompensé lui aussi en tant que meilleur second rôle)
et Magnus Langlete (agneau dégingandé, sacrifié, qui trahira tel Judas et
finira par se suicider comme Virginia Woolf, ses poches de pantalon et de veste
alourdies de pierres) – mais tout le groupe choral du film mérite des louanges.
Ces visages ne mentent pas, ces corps non plus, ils irradient d’une puissance
hors du cinéma mais soulignée, décuplée par lui, et Kim Chapiron puisa
pareillement au même vivier pour ses figurants et ses premiers rôles de Dog
Pound, faux film jumeau des Révoltés.
Faces
L’œuvre, construite selon les codes
du sous-genre du film de prison, respecte les épisodes et les scènes attendues,
mais elle fonctionne aussi à la façon d’une dynamo qui emmagasinerait de
l’énergie jusqu’à la surchauffe et à l’explosion finale, jusqu’au moment
marxiste du film où les esclaves se révoltent enfin, se mutinent (« Je
suis un capitaine et vous êtes mon équipage » affirme le directeur sur un
ton paternaliste), se libèrent pour quelques secondes et se vengent des mille
humiliations subies jour après jour, dont des coups de fouet et de poing, l’obligation
de rester debout sur un tabouret une nuit durant, celle de déplacer absurdement
un tas de roches écrasantes d’un endroit à un autre, dans le froid
insupportable et sous le regard implacable du chef d’établissement. Si le film
n’évite pas l’écueil du manichéisme dans sa dénonciation – la réalité
historique se montre plus nuancée, avec le départ précipité de professeurs qui
« craquent », et plus terrible encore que la fiction, parce que tous
les sévices se déroulent vraiment, ainsi que le relate l’émouvant documentaire
intitulé Bastøy Boys qui agrémente l’édition DVD –, il récuse tout
militantisme et se borne à reconstituer des faits. Formé dans une école de
cinéma londonienne qui accueille les master
classes de cinéastes comme Hanif Kureshi, Franc Roddam ou Stephen Frears,
Holst poursuit ici dans la veine réaliste du cinéma anglais, ni misérabiliste
ni doucereuse. Les très rares sourires qui éclairent ce voyage au bout de la
nuit (et de la blancheur) résonnent d’ailleurs avec les instants de grâce du beau Kes
de Loach.
L’Impasse aux violences
Le moment de basculement intervient
durant un repas. Erling se dresse littéralement contre Bråthen, il le défie
devant le chœur des autres enfants et des adultes. Le suicide d’Ivar et le
maintien du second dans son poste forment l’étincelle qui va embraser la maison
de correction, foyer vivant et dévorant au creux de la neige apparue, figure de
destruction mais aussi de regain, de dégel, d’embrasement des cœurs assoiffés
de justice et d’estime, avec le risque de débordements qui accompagne toute
révolution – nul hasard d’ailleurs si la scène du saccage de l’école réalise
son équivalent fantasmé dans Pink Floyd The Wall d’Alan Parker.
Pour éviter le piège du ressentiment, Erling se résoudra à sauver le bourreau
de ses homologues en furie.
L’événement, rappelle Holst, ne réside que dans les
traces écrites laissés par les « vainqueurs », ces adultes armés qui
parvinrent à reprendre la situation en main. Connaîtra-t-on jamais la vérité
sur l’ampleur, les origines et le nombre de victimes de cette révolte ? Le
cinéma, art politique au sens étymologique de l’expression, directement
concerné par la vie de la Cité, ne peut entièrement répondre, ou alors par le
biais de l’imagination, par la mise en scène généreuse d’un devoir de mémoire (cf.
le cas hexagonal d’Indigènes), qui rend la parole à ces enfants devenus hommes
porteurs de traumatismes, en célébrant leur héroïsme et toutes les valeurs qui
vont avec, leur rendant leur humanité, la richesse des possibles émasculés
par l’institution, métaphore transparente de tous les totalitarismes de partout
et de tout temps. Peu importe la répression et son ampleur : ces enfants
perdus, rejetés, exilés sur une prison naturelle, gagnent chèrement leur grande
liberté.
Les Révoltés de l’an 2000
Le film s’achève sur deux scènes qui
le hissent vers les cimes du mélodrame revu par Griffith et de la réflexion sur
la création. Dans la première, les deux évadés doivent traverser en rampant une
fissure dans la glace. Cette ultime traversée va les séparer pour toujours.
L’unique survivant s’en ira au milieu du grand nulle part immaculé, silhouette
de plus en plus petite et lointaine. Il emporte avec lui le dernier secret,
dérisoire et poignant, de l’ancien harponneur qui n’écrira jamais de
livres : l’expéditrice des lettres, son seul bien sur cette terre, avec
son talent de conteur, la destinataire de l’histoire dictée au nouvel et si
proche ami, ne s’avère aucunement une quelconque amoureuse, mais une sœur
chérie à laquelle il faut mentir en lui racontant une extraordinaire chasse à
la baleine. Erling peut disparaître dans les profondeurs glacées et douces de
l’eau qui s’ouvre sous lui, son appétit de vivre, sa foi dans sa propre
grandeur, cette lumière intérieure perçant tous les glacis accumulés, demeurent
dans les quelques lignes tracées à la lampe. Dépossédé de ses cheveux (comme les
novices dans Full Metal Jacket), de son nom, de sa fierté puis de sa vie,
réduit à un matricule et à un nageur engourdi se laissant couler dans les eaux
sombres sous la neige, le « roi de Bastøy » (titre original du film) regagne
tout ce qui fait le prix d’un homme en devenir et d’une vie porteuse de
promesses – il devient le protagoniste de sa propre légende.
À travers l’orage
Dans Los olvidados, film
indépassable sur une thématique identique : la délinquance juvénile et son
traitement social, le cadavre du petit héros finissait jeté sur un tas
d’ordures, en un final d’une cruauté inouïe. L’épilogue plus optimiste des Révoltés
nous montre Olav en train de se réveiller à l’appel d’un mousse. Le voici sur
un bateau, au large de l’île des morts qui respirent, avec une meilleure mine
et au soleil qui fait briller sa blondeur. Dans sa poche, le texte de son ami,
testament et projet, mémoire vive et pari sur le futur. Son histoire, nous
venons de la voir, en un retour sur le passé récent, à peine vieux d’un siècle,
qui correspond à son propre regard sur ces jours sombres. Cette scène nous dit
que l’on peut faire quelque chose de tout cela, toute cette tristesse, cette
violence, cette désespérance. Le personnage de Clint Eastwood dans L’Évadé
d’Alcatraz se perdait dans la nuit, sans que l’on sache ce qu’il
devenait, fantôme revenu du pays des spectres, dans le film le plus bressonien
de Don Siegel, fortement influencé par Un condamné à mort s’est échappé.
Marius Holst nous fait assister à une renaissance après le passage des eaux
létales, et le lamento de Johan
Söderqvist, déjà compositeur de Morse, autre histoire d’enfants « différents »
essayant de survivre en milieu hostile et glacé, peut s’élever une fois encore,
mais plus clair, plus chaud, comme les rayons tombés du ciel enfin bleu sur le
visage du gamin devenu jeune homme, solitaire et relié aux autres pour
sillonner les mers qui s’ouvrent à lui.
Seul au monde
Alors qu’aujourd’hui l’île accueille
« la première prison écologique au monde », selon un article de
l’agence Reuters, et que la colonie pénitentiaire pour jeunes ferma en 1970,
après son rachat par le ministère des Affaires sociales dix-sept ans plus tôt,
la coda revient en toute logique aux
vrais individus à l’origine du film. Sur des images d’archives en noir et blanc
et huit millimètres datant de 1939, plus nombreuses dans le documentaire cité supra, les « vrais »
pensionnaires vaquent à leurs travaux et sourient à l’objectif, avec cette
expression désincarnée des prisonniers du ghetto filmés par les nazis pour
tromper l’opinion mondiale sur leurs conditions d’existence. Demeure in fine un mystère troublant, celui que
partagent ces enfants d’autrefois avec tous les survivants et les défunts des
guerres d’aujourd’hui et d’hier. Ce qu’ils virent, ce qu’ils éprouvèrent, leurs
rêves et leur noblesse semblent définitivement hors d’atteinte, de l’autre côté
du temps aboli. Mais le cinéma, art des fantômes et des ombres vives, peut s’en
approcher, en douceur, témoigner en écho (et non à leur place) et leur accorder
une histoire qui les rend frères du spectateur d’aujourd’hui, norvégien ou pas.
L’enfant blessé nous fixe droit dans les yeux depuis ses limbes ; pas de
sauvagerie dans ce regard, mais une question immense à laquelle le film, dans
son humilité, tente de répondre : quelle humanité pour les pères et les
fils ?
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