Les Femmes de Stepford : Une femme sous influence
Cette fable sur l’aliénation s’ouvre
et se clôt sur un gros plan de l’héroïne, ni tout à fait la même, ni tout à
fait une autre : au terme de son parcours tragique, la voici devenue enfin
l’image reflétée par le miroir, celle d’un insoutenable bonheur qui ne pose
plus de questions. Conduite à nouveau par son mari qui l’aime, elle répétera le
départ originel, dans le vide magnifique et terrible de la vie des
marionnettes…
Une famille fuit la grande ville et
ses dangers, ne sachant lire (ou trop bien) les signes annonçant l’ironie
cruelle de l’herbe plus verdoyante ailleurs – un mannequin se disloque en
pleine rue, surréalisme banal qui appelle la monstrueuse banalité du
dénouement. Dans l’Amérique paranoïaque des années 70, illustrée par
le Nouvel Hollywood, les citadins espèrent trouver à la campagne tout ce que le
Ciel promet. Le film de Bryan Forbes emprunte les chemins faussement
tranquilles des paraboles rurales de la petite ville, presqu’un genre en soi,
de L’Ombre
d’un doute à Blue Velvet en passant par Douglas
Sirk. Bien sûr, le Mal mène ici aussi la danse, sous les traits d’un ancien de
chez Disney, vieux beau vêtu de noir qui évoque quelque vampire technologique.
Car
ce pays merveilleux repose sur
une illusion platonicienne, et la photographe, comme Alice, devra passer
de
l’autre côté du miroir, apprendre à regarder avant de photographier, au
risque
de devenir elle-même une image. Aux commandes du spectacle, on ne trouve
plus
un amateur minable caché derrière son rideau au bout de la route en
brique jaune. Le Magicien d’Oz laisse la place aux multinationales
spécialisées dans
l’électronique, dans ce que l’on n’appelait pas encore le marché du vivant. Ce que proposent ces éminences grises aux
médiocres mâles, obsédés par leur puissance, sociale autant que sexuelle,
s’assimile à un grand parc d’attractions niché dans l’écrin lumineux du Vermont.
Ici, les femmes au foyer sourient, cuisinent, entretiennent des maisons trop
propres et célèbrent leurs étalons au petit pied. Dans leurs longues robes tout
droit sorties du dressing de Henry James ou de Jane Austen, elles déambulent à
pas lents, toujours disponibles, dans l’invincible été de leur éternelle et
sage beauté.
Placés dans une position identique à
celle des touristes de Mondwest, qui voyageaient à travers
les époques dans un jeu de rôle grandeur nature pour grands enfants pervers,
les maris, dénués de la grâce fatiguée de leurs homologues chez Cassavetes,
constituent une sorte de secte sexuelle qui doit payer le prix de sa béatitude.
Comme le mauvais acteur de Rosemary’s Baby acceptait de
sacrifier le ventre et la raison de sa femme pour accéder à la gloire, l’homme
de loi, aussi coupable que le prêcheur de La Nuit du chasseur, offre en
holocauste la mère et les enfants, moderne Cronos soumis aux impératifs
catégoriques de l’ingénierie omnipotente. On chercherait vainement une
idéologie, même machiste, dans ce nouveau monde : en sa seule possibilité
réside sa justification.
Seule contre tous, l’étrangère à la
communauté doit affronter non plus les affres de la maternité mais ceux de
l’identité. En surface, la satire sexuelle fonctionne parfaitement, réservant
des moments savoureux, témoignant d’une époque. Mais il convient de la dépasser
pour saisir la dimension profonde de l’œuvre, son cœur douloureux qui bat plus
fort dans la dernière partie, apocalypse douce à la Norman Rockwell. Plus qu’à une
guerre des sexes, on assiste à un combat pour la survie mentale et physique de
l’espèce. Au centre du labyrinthe ne se tient plus le Minotaure mais un double
incomplet, privé d’âme et de regard (Coraline fera une découverte identique
avec les yeux-boutons de ses Autres Parents).
La prochaine étape, le saut quantique
du genre, adviennent sur un territoire balisé, hérité de l’imagerie fantastique
classique. Mais ce manoir hanté n’abrite aucun fantôme, ne retient prisonnier
nul esprit avide de justice. La jeune femme qui se coiffe devant son miroir
dans une réplique de sa propre chambre et se lève pour l’étrangler d’un bas
très féminin, Joanna la reconnaît parfaitement sans la connaître. Elle la porte
jusque dans son double prénom, incarnation dépourvue de corps véritable (mais
pas de poitrine !) de sa schizophrénie, de son ennui, de la mystérieuse béance
intérieure qui la fonde, en écho aux pièces vides redoublées du déménagement.
Son aventure socratique de la connaissance ne débouche que sur un abîme
nietzschéen qui, littéralement, finit par la regarder avant de la faire
disparaître.
Le
final prend place dans le vrai décor de la société occidentale depuis
les années 60, un supermarché où les belles esclaves endormies font
leurs courses en échangeant d’anodines politesses, acmé drolatique et
terrifiante qui présente le revers de l’admonestation publicitaire et
culturelle. Paraissez, rentrez dans le rang, achetez, consommez : tous
ces mots d’ordre de l’économie de marché devenue sa propre fin, Romero
les détruira plus tard en les poussant au bout de leur logique – dans la
grande surface de l’univers fermé de Zombie, les
consommateurs, hommes ou femmes, s’entre-dévoreront. Pour l’instant,
l’admirable photographie d’Owen Roizman (également responsable du
réalisme nocturne de L’Exorciste) accorde encore un peu de
douceur à ces victimes sans conscience, qui semblent danser sur les
accords mélancoliques de Michael Small.
Ce
conte pour adultes aux tons pastel devient dès lors une prophétie pour
aujourd’hui. Le monde n’existe plus que comme représentation ; à
l’univers sensible et sentimental se substitue un immense simulacre, un
espace commercial, un trompe-l’œil aux fondations numériques, délesté du
corps, le sien et celui de sa progéniture. Croire que l’on peut le
quadriller de caméras pour s’en différencier, comme le suggérait The Truman Show,
relève de l’angélisme. Nous figurons bien dans un jeu cruel en continu,
notre existence réduite à un programme, nos désirs à une réponse à des stimuli,
notre personnalité aussi terne et impersonnelle que celle des autres
membres du troupeau qui bêle joyeusement à l’approche de l’abattoir. Le
sang d’une paume prouverait encore notre humanité, mais qui souhaite
saigner ? Quarante ans plus tard, tous nous habitons encore
Stepford...
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