Il était une fois la Légion : Sous le sable
Marche ou crève, admoneste la devise des
hommes sans passé. Oui, mais crever pour quoi ? Par oubli des horreurs de
la guerre à peine finie, par ruse pour éviter la prison, par obsession pour les
reliques d’un autre âge ? Tous les compagnons de route du commandant
Foster répondraient différemment, mais chacun ira jusqu’au bout de son destin
dans les sables brûlants du Maroc de l’indépendance.
Dans ce requiem à redécouvrir, le
réalisateur propose une galerie de personnages attachants, vaincus magnifiques,
hommes et femmes blessés qui ne parviennent pas à donner corps à la fraternité
de la famille humaine.
Comment filmer le désert après David
Lean ? Dick Richards répond par omission, se concentrant sur le visage de
ses acteurs plutôt que sur les espaces qui les cernent. De la gare parisienne
enténébrée de l’ouverture, au fort absurdement posé au milieu de nulle part
sous un soleil impitoyable du final, sa caméra se tient au plus près des faces
humaines qui fascinaient tant Dreyer, servie par la belle lumière de John
Alcott, principalement connu pour sa collaboration avec Kubrick (une scène dans
un bar éclairée aux lampes à huile répond à sa célèbre sœur de Barry
Lyndon, où les jeux de cartes se déroulaient à la bougie). La suie du
retour des tranchées, le vert chamarré de la casbah, l’ocre du bâtiment
militaire et des dunes alentour composent une symphonie de couleurs en
contrepoint à la valse triste de Maurice Jarre, qui évoque les partitions grises de
Maurice Jaubert, tressée avec l’immortel Boudin et le délicat Plaisir
d’amour. Le compositeur attitré de Lean ne représente pas le seul
emprunt à Lawrence d’Arabie : une course sur le toit d’un train par
un personnage immaculé (Terence Hill en monte-en-l’air bondissant et espiègle)
et un sauvetage en plein désert citent directement l’illustre prédécesseur. Une
même thématique fondée sur l’anti-héroïsme unit également les deux œuvres.
Le chef-d’œuvre épique et lyrique de
Lean suivait l’itinéraire d’un homme jeune et beau tombant amoureux d’un pays
qui n’existait pas (la nation arabe, divisée en tribus) et de sa propre image,
tel un Narcisse ensablé. Il allait payer très cher cette idolâtrie, ne pouvant
qu’assister à l’inversion de ses valeurs et à l’assaut douloureux et
honteusement agréable de « la citadelle de [s]on intégrité » lors
d’un viol par l’ennemi si proche. L’ange noir, qui admirait son reflet vêtu à
l’orientale dans la lame d’un couteau, deviendra un diable blond sanguinaire à
l’unique mot d’ordre : « Pas de prisonniers ! » et déguisera son
suicide en accident de la route dans la campagne anglaise, ses lunettes se
balançant mollement à une branche… Foster, le commandant de la Légion revenu de
l’enfer de la Grande Guerre, ne nourrit plus aucune illusion, ni sur lui-même
ni sur le monde qui l’utilise de façon cynique pour aller protéger au Maroc un
chantier de fouilles, avec la promesse d’un trésor à la clé. Gene Hackman prête
sa stature imposante, soulignant la
faille intime de son personnage, à ce chef porté sur l’alcool, revenu de tout
et dont le seul véritable héroïsme consiste à survivre (Peckinpah ou le Fuller d’Au-delà
de la gloire ne diront pas autre chose). Il le déclare sans ambages à
un Max von Sydow qui semble prolonger son rôle de L’Exorciste, archéologue
à la recherche d’une « Jeanne d’Arc
berbère », plus préoccupé par les morts que par les vivants.
Le film de Richards étudie intelligemment
la question du sacrifice et de ses enjeux. Chaque personnage perd quelque chose
(et parfois jusqu’à sa vie) au nom d’une ligne de conduite personnelle :
la discipline, le romantisme, la débrouillardise, l’amour, la politique, la
sauvegarde du patrimoine universel. Michael Powell attribuait une part du
succès des Chaussons rouges à cet éventail de raisons éloignées du
patriotisme de mise durant la Seconde Guerre mondiale (sa danseuse mourrait
pour son art, cela et rien de plus). Produit par un Jerry Bruckheimer débutant,
le film se paie le luxe de ne jamais donner dans le spectaculaire, même lors de
la bataille finale, filmée sèchement et sans aucune emphase (pas un seul
ralenti), pour constituer plutôt un suspense moral, un faux western et un film
d’aventure trompeur qui plonge son casting international – en miroir de la Légion
– dans une réflexion sur l’insanité de la guerre, la fragilité des rencontres
et des liens, l’irréductible altérité des peuples et des cultures, qui parlent
la même langue, se respectent et s’aiment pour mieux se déchirer, s’abîmer dans
la torture ou le massacre, à l’image des rapports entre Foster et le leader
nationaliste (aux accents parfois fanatiques) El Krim, incarné par l’acteur
britannique Ian Holm (comme Alec Guinness chez Lean), bien avant de fouler le
Maroc mental du Festin nu de Cronenberg. Le film s’ouvre d’ailleurs, comme Spider,
par l’arrivée d’un train en gare, reprenant la scène primitive des Lumière.
Il pose aussi directement la problématique
des « bienfaits de la colonisation » et du « libre droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes » et montre un accord impossible, une
harmonie perdue entre l’Orient et l’Occident, traduite par un fort sentiment de
paranoïa (belle scène dans le souk, où Hackman subit une crise de panique face
aux visages étrangers et à la taille d’une janbiya), la violence blasphématoire
faite aux morts (un soldat idéaliste crucifié voit son flanc percé sous les
crachats) et l’indifférence des prostituées qui se donnent des deux côtés de la
mer. Par ailleurs, quel crédit accorder à une « civilisation » au
sortir de la « boucherie héroïque » de 14-18 ? Les hommes
traversent la Méditerranée de nuit, contingent d’âmes perdues en route vers les
Enfers. Dans ce monde létal, les femmes, habillées de noir, ne peuvent que
s’offrir des bouquets d’adieux (des chrysanthèmes ?), prisonnières de
fenêtres depuis lesquelles elles assistent aux jeux cruels et sans cesse
répétés des hommes. Dans la version télévisée du film, Marco (Hill) et Simone
Picard (Catherine Deneuve, dans la délicieuse patronymie française vue par
Hollywood) partent ensemble, enfin réunis du côté de la vie. Mais la fin
projetée en salles et gravée sur DVD paraît bien plus cohérente : à la
mort de Foster, Marco reprend son rôle et sa harangue, orphelin autant que
héros malgré lui, décidant de rester au fort pour y trouver une famille
entièrement masculine, voire homoérotique – cf. ce troublant baiser donné à la
dépouille de Hackman par le vainqueur et les vaincus –, secondé par l’impeccable
Rufus.
Œuvre chorale, Il était une fois la Légion
soigne ses seconds rôles, du musicien pendu par désespoir au trafiquant possédant
pignon sur rue, en passant par l’instructeur sadique (Marcel Bozzuffi en mode
R. Lee Ermey dans Full Metal Jacket et se suicidant lâchement dans la version
longue). Il s’inscrit bien sûr dans une tradition « exotique », mais
en se démarquant du romantisme exacerbé de Casablanca, de l’amertume désespérée
de La
Bandera, du fatalisme de Pépé le Moko ou d’Un
taxi pour Tobrouk. Film du désenchantement, de la cause vouée à
l’échec, il partage la vision mélancolique des titres révisionnistes du Nouvel
Hollywood et le caractère funèbre de plusieurs productions de Lew Grade, dont Le
Denier Nabab et Ces garçons qui venaient du Brésil.
Fatigués, les héros se préparent pour un dernier baroud, accueillant presque la
mort avec le sourire, comme une délivrance de leur mémoire. Tandis que les tribus
arabes s’unissent sous le prétexte du pillage, les hommes sans avenir tombent
au champ sableux dépourvu d’honneur. L’objet de la quête de Marneau (von Sydow)
métaphorise clairement l’emprise de leur pulsion de mort : ils cherchent
la chambre mortuaire d’une femme morte, sacrifiée elle aussi. Fantômes encore
vivants, ils périront dans un cimetière antique, comme l’équipage d’Inseminoid.
Son réalisme (certains plans
« volés » font penser à du Friedkin), les nuances qu’il apporte à des
questions sociétales et de politique étrangère toujours d’actualité, sa ferme
direction d’acteurs (même si Catherine Deneuve désavoua sa participation), les
correspondances qu’il entretient avec deux grands fleurons du cinéma anti-héroïque
sis en terre « étrangère » (La Canonnière du Yang-Tse et Papillon), font le prix de ce film méconnu et victime à sa sortie du feu croisé des
critiques. Modestement, sans esbroufe ni pathos, il dresse la carte d’un monde
divisé encore pertinente de nos jours. Les femmes suivent et quittent des
hommes qui ne savent pas grandir, qui s’entre-tuent au lieu de se donner la
main, qui se craignent et s’infligent des supplices christiques au nom d’idéaux
réversibles comme des gants, animés par une volonté de pouvoir mais surtout d’anéantissement,
minés par une étrange mélancolie qui les fait désirer la fraîcheur
baudelairienne des tombeaux. Simone et Marneau s’en vont dans une carriole,
comme les spectres de La Charrette fantôme, et la lourde
porte du fort se referme sur un désert non plus peuplé d’hypothétiques Tartares
mais de rêves brisés, d’espoirs déçus, de vies romanesques saccagées par la
principe de réalité, d’amours défuntes, de squelettes et de ruines, avec le
poids définitif d’une tombe.
Commentaires
Enregistrer un commentaire