Le train sifflera trois fois : Compartiment tueurs


Au Nouveau-Mexique, voici un shérif doublement sur le départ : il vient d’épouser une paisible jeune femme et projette d’ouvrir un magasin dans une petite ville. Mais à chaque homme son heure, et il va devoir affronter, au bout de quatre-vingt-cinq longues minutes, son impitoyable némésis, en la personne du criminel envoyé par ses soins à la potence. 

Film politique s’interrogeant sur le courage individuel et la morale sociale, le classique de Fred Zinnemann vaut aussi pour sa réflexion mélancolique sur la vieillesse et l’engagement, offrant à Gary Cooper l’un de ses meilleurs rôles et l’une de ses plus belles interprétations.   


Un homme seul dans une ville fantôme (Gary Cooper)

Oui, on peut interpréter Le train sifflera trois fois comme une parabole sur le maccarthysme, chapeautée par le producteur/réalisateur « engagé » Stanley Kramer, qui tenta pourtant de débarquer son scénariste, Carl Foreman, appelé à témoigner au moment du film devant la tristement célèbre « Commission de la Chambre sur les activités non-américaines » pour y dénoncer ses petits camarades, ce qu’il ne fit pas, et dont le nom, ceci expliquant cela, figura plus tard sur la non moins délétère « liste noire » hollywoodienne.

On peut aussi le lire comme une fable sur la lâcheté, de tout temps et de partout, la petite commune symbolique de Hadleyville valant non seulement pour la capitale occidentale du cinéma, mais également pour chaque endroit où l’intérêt personnel – en gros, sauver sa peau – supplante, avec toutes les bonnes raisons de la mauvaise foi, l’intérêt collectif, ce moment particulier, presque quotidien, durant lequel le pacte social subit les accrocs personnels du « chacun pour soi », figure inversée, perverse de l’individualisme collectif du western (dont Eastwood incarne, au travers de ses propres réalisations dans le genre, la figure de plus en plus éprouvée, jusqu’à l’élégie d’Impitoyable).

Bien avant le révisionnisme des années 70, Zinnemann montrait déjà la part d’ombre, dans une œuvre pourtant chauffée à blanc, caniculaire et filmée en plein jour, du mythe de la Frontière ; David Miller (avec le beau Seuls sont les indomptés, qu’il faut vite redécouvrir), Peckinpah, Cimino et consorts retiendront la leçon, avec plus ou moins de réussite, tandis que Hawks et Wayne, ulcérés par tant d’anti-patriotisme – du moins le perçurent-ils ainsi – ou de récompenses (quatre Oscars, dont un pour la scie de Tiomkin) donneront sept ans plus tard leur propre version des événements, avec le somptueux Rio Bravo (et la somptueuse Angie Dickinson, mais on s’égare…). Hawks affirmait d’ailleurs fielleusement (et avec humour, il faut l’avouer) à propos du personnage de Cooper et de son itinéraire moral dans le film : « I didn't think a good town marshal was going to run around town like a chicken with his head cut off asking everyone to help. And who saves him? His Quaker wife. That isn't my idea of a good Western. »

On peut encore l’analyser avec le filtre du structuralisme, en se focalisant sur son usage, hérité de la littérature, du temps « réel » et du compte à rebours, la temporalité de l’action épousant celle de la projection, et noter que chaque plan des horloges s’agrandit à l’approche de l’heure fatidique et du gunfight qu’elle promet, les personnages (et le spectateur) soumis à une tension sexuelle ne pouvant se libérer que dans l’affrontement final, volontiers entre hommes (« Tous les westerns sont des films d’homos » ne craignait pas de déclarer Brigitte Lahaie, qui dut trop regarder la scène des revolvers entre Ireland et Clift dans La Rivière rouge !). Rappelons au passage que dans Femme fatale, De Palma, autre maître du temps au cinéma, commanda à Sakamoto un pastiche du Boléro de Ravel pour accompagner ses mannequins lesbiens durant leur prophétique vol de bijoux à Cannes : la peur et le désir, comme diraient les psys.    
   
Mais le film possède d’autres qualités, et nous intéresse et nous touche pour d’autres motifs ; les quelques lignes qui suivent en détaillent uniquement quelques-uns.


La brune Mexicaine en noir et la blonde Quaker en blanc
(Katy Jurado et Grace Kelly)

Devançant Salma Hayek, Katy Jurado, Helen Ramírez dans le récit, fait porter son ombre de femme issue de ce que le politiquement correct n’appelait pas encore les « minorités ethniques », sur la blanche colombe aux allures de WASP qui prône la paix en incitant son frais époux à quitter la ville sur-le-champ, et à laquelle Grace Kelly prête ses traits de gravure de mode (Hitchcock lui fera lire avidement le type de magazine qui les célèbre à l’ultime plan de Fenêtre sur cour).

Abandonnant définitivement Hadleyville, autant pour fuir Frank Miller (le croque-mitaine de Cooper, pas le dessinateur remercié à ses débuts par Marvel pour son traitement « adulte » de Daredevil, fameux « homme sans peur » et par conséquent antithèse du shérif Will Kane !) que le racisme ambiant (« S’installer dans cette ville ! » crache-t-elle à un moment, et la réplique suffit à exprimer tout ce qu’elle dut endurer de la part des notables du cru, des autres « Américains  de souche »), la belle Helen, incarnée, sensuelle, amante de Miller, Kane et à présent Harvey Pell, l’adjoint de Cooper qui convoite son poste vacant, présente un caractère déterminé, ne s’en laisse conter par personne, et surtout pas par un homme, mais cache une fêlure dans sa cuirasse de femme d’affaires – elle aime encore ce justicier qui la prévient du retour de son ancien et premier amour.

Pareillement, Amy Fowler, la sage épouse dévouée à son dogme religieux, finira par tuer l’un des membres du gang d’une balle dans le dos, et se libérera de Miller in extremis, permettant à Kane de l’occire (les derniers biographes de la future princesse lui prête une double liaison avec l’interprète principal et le réalisateur, inversant la situation diégétique du shérif partagé entre ses deux conquêtes, ennemies et sœurs dans leur indépendance et leur pragmatisme) – le film séduit aussi par cet effet de miroir entre ses personnages féminins, par leur reconnaissance intime et sentimentale, et Katy Jurado, encadrée par la fenêtre du train qui l’emporte, semble souhaiter bon courage à Grace Kelly, ange aux mains sales qui renonça aux rôles de cinéma pour accepter celui d’ambassadeur d’une principauté de carton-pâte…            


Le Mal prend le train – qui mènera plus tard à Auschwitz


Contrechamp de la perspective des rails : l’église où prie la communauté


Nous connaissons, nous reconnaissons cette voie ferrée, nous savons où elle mène. Resnais (dont Nuit et brouillard sortit peu après Le train sifflera trois fois, en 1955) puis Lanzmann, à trente ans d’intervalle, cadrèrent à l’identique le chemin qui mena au camp de la mort au nom en forme de sifflement, la gueule du Moloch exterminateur substituée aux douces collines. On ne se livrera pas ici à une psychanalyse sauvage de Zinnemann (qui perdit ses parents dans les chambres à gaz, et dont Les Anges marqués, sorti en 1948, quelques mois avant Allemagne année zéro, suivait un enfant rescapé d’Auschwitz) et l’on se gardera de surinterpréter ce plan qui fait pourtant écho à d’autres, indélébiles dans la conscience du vingtième siècle, et pas seulement cinéphile. Mais demeure une forme : dans la matrice figurative de ce western, qui entérine la disparition de l’idée même de solidarité, se loge l’image iconique d’œuvres tentant de filmer l’indicible – et donc ce qui se dérobe à la représentation, notamment cinématographique – dans les ruines de l’idée même d’humanité, encore irradiées par les événements  qui s’y déroulèrent, lieux maudits, hantés, abysses trop silencieux donnant le vertige, sur lesquels bute la figuration et poussent les bourgeons monstrueux du cinéma moderne, avec ses nouveaux standards de violence et de cruauté, le genre horrifique sans cesse en quête de l’image manquante, impossible, pour nous apprendre à vivre et à mourir.
  
Le cinéma, art du temps et des fantômes, ose le présage et la prophétie, tisse des liens visuels et donc sémantiques entre les périodes, les actes, les personnes (cf. le médiocre Vallée des poupées aux inconfortables correspondances avec le destin de Sharon Tate). Un film ne documente pas seulement son tournage, en cherchant à reconstituer une époque particulière ou à saisir le contemporain : il peut, parfois, et souvent à son insu, s’arroger un pouvoir divinatoire, qui interroge les descendants avertis de la fin de l’histoire (de l’Histoire). Tel le personnage présent dans des tableaux tout au long de la peinture occidentale, ou certain nombre faisant retour dans les dates et statistiques des victimes de catastrophes, deux « légendes urbaines » suscitant une riche littérature (de William S. Burroughs à… Dan Brown !), on lit ici et là des signes étranges, opaques, aveuglants de clarté, comme les mots à demi entendus, compris, d’une phrase brouillée, qui appellent, sinon l’exégèse, du moins l’examen circonspect, autant que le rapprochement symbolique.

Zinnemann filme d’ailleurs le contrechamp de ce plan étonnant, anxiogène, dans l’église de la petite ville, avec son crucifix placé à gauche (à sinistre) des paroissiens recueillis dans la prière, rassemblés pour conjurer la venue du Diable et son quatuor des Cavaliers de l’Apocalypse…        


L’heure du crime, comme dans les contes : midi pile et moment de vérité


Visages à l’instant redouté : virginité inquiète (Grace Kelly)…


… courage fatigué (Gary Cooper)…


… sensualité impuissante (Katy Jurado)…


… et joie mauvaise (Lee Van Cleef, Robert J. Wilke et Sheb Wooley)
 
À midi, le temps se fige, et Zinnemann enchaîne une série de quatre plans mémorables, presque des arrêts sur image, du visage des protagonistes de son drame sec et tendu, à la façon d’une flèche devant se ficher dans sa cible. Chacun et chacune exprime un sentiment particulier, regarde dans des directions différentes, saisis dans des cadrages opposés, individuels ou de groupe, qui soulignent leur nature et leur antagonisme. Les portraits de Grace Kelly, puis Katy Jurado, puis Cooper, et celui plus élargi du trio infernal, dans lequel on reconnaît Lee Van Cleef, bientôt immortalisé par Sergio Leone, associent trois solitudes à une fraternité maléfique.

Si Dreyer et Cassavetes (réalisateur du bien nommé Faces) s’affirment en chantres insurpassables du visage, surtout féminin, Zinnemann parvient à créer à partir de celui de ses acteurs et actrices couverts du masque de leurs personnages, un lien immédiat, irrésistible, avec le spectateur pouvant les explorer le temps de quelques secondes, gravés sur sa rétine et dans sa mémoire à la façon des portraits d’empereurs sur les monnaies romaines, galerie de « profils de médaille » hissés au rang de divinités, d’icônes, dans le double sens du terme, par l’hyperbole démocratique du cinéma, accordant, par la grâce d’un cadrage et d’un point de vue, une ampleur de sidération à (presque) n’importe quelle face issue de la rue, prouvant ainsi l’un des mythes du star system, celui de la découverte de hasard et sa transmutation en « dieu/déesse de l’écran ».        


Un shérif entre ombres et lumière (Gary Cooper)

Dans Le train sifflera trois fois, il ne reste plus rien ou si peu du séducteur, de l’aventurier, du All-american hero façonné par l’acteur en collaboration avec von Sternberg, Borzage, Lubitsch, Hathaway ou Hawks (parmi d’autres). Gary Cooper dispose encore d’une petite dizaine d’années devant lui avant de succomber à un cancer, comme John Wayne, autre totem américain de la virilité au cinéma avant 1968. Sans donner vraiment dans le contre-emploi, il joue ici un homme abandonné, lâché par ceux dont il assurait, la veille encore, la protection officielle. Lui aussi misfit au sein de la communauté qui l’exile, comme bientôt Gable dans son chant du cygne dirigé par Huston, il semble donner à son personnage sa propre fatigue, physique et existentielle, cette lassitude tremblante, revenue de tout, crucifiée par l’expérience peut-être fatale de la veulerie généralisée – il jettera son étoile dans l’épilogue, annonçant le geste final d’Eastwood dans L’Inspecteur Harry.

Si, dans le dernier acte du drame, il ne tend pas l’autre joue mais parvient à se débarrasser de ses assassins (avec l’aide déloyale de sa Quaker d’épouse), il porte, dans son calvaire, une panoplie de cinéma plus proche de la tunique christique que du costume de représentant inflexible de la loi. Cette caractérisation au plus près du corps de l’acteur différenciera notamment Outland, son auto-désigné remake dans l’espace, du Train sifflera trois fois (rapprochement hâtif refusé par Zinnemann) : Sean Connery, alors dans la force de l’âge, ne paraît jamais en grand danger, et surtout pas vital. Cooper, son beau visage marqué par la vieillesse et la maladie, déjà en partie absorbé par l’obscurité de « la vallée des ombres de la mort », pour citer le poétique psaume 23, regarde au-delà du décor, du cadre et du film, au-delà des spectateurs, aussi. Que voit-il donc, perdu en lui-même, sinon l’issue incertaine d’un combat livré dans la vraie vie, dont il sait sans doute, rémission ou pas, qu’il finira par le perdre, comme chacun d’entre nous ? Plus que des méchants à deux dimensions, il affronte un ennemi face auquel l’on peut vraiment, star ou pas, « mythe » ou quidam, mesurer vraiment son courage, sa grandeur et sa déréliction.
  

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