Twin Peaks: Fire Walk with Me : La Salamandre
Les sept derniers jours de Laura Palmer.
En Elle-même enfin l’éternité la
change. Voici le Tombeau de Laura, « calme bloc ici-bas chu d’un désastre
obscur », pour citer Mallarmé célébrant Edgar Allan Poe.
- Tête d’effacement
Des ténèbres de l’écran sourd un
bourdonnement familier aux oreilles des spectateurs d’un film de David Lynch,
union purement cinématographique de la respiration menaçante et répétitive d’une
usine et du souffle glacé, différé, des étoiles. Cette conception sonore, Lynch
l’affine depuis Eraserhead, qui débutait dans l’espace, en petit garçon de la
campagne fasciné par les paysages industriels (ceux d’Elephant Man en
attestent), leur poésie sale et irréelle en noir et blanc, alors que
l’Antonioni du Désert rouge perdait Monica Vitti dans un environnement
similaire mais éclairé comme du Mario Bava, la névrose de son héroïne
repeignant le monde aux couleurs d’une folie proche de l’intensité perceptive
avant un suicide (éprouvée par le Single Man de Tom Ford). Ne s’élève
plus la voix de la tendre maman de l’homme-éléphant, racontant à son enfant le
roman familial de sa naissance, mais une texture sonore, présence/absence qui
crée, de façon intime, le vide, s’adressant à l’ouïe plutôt qu’au regard,
et qui en appelle une autre, celle des images, le cinéma de Lynch se pensant
comme un continuum audiovisuel aux allures de labyrinthe et de monde en soi.
Les images surgissent donc, comme une épée célèbre hors d’un lac, signe de la
porosité entre les univers, entre les ordres (« entre deux mondes » dit le poème auquel se
rattache le titre original). Des images bleues envahissent le cadre – une
fenêtre qui ne découpe plus l’espace, mais ouvre sur le hors-champ, comme le
montrait bien Bazin –, bleues comme les coups sur le corps d’une femme, comme
la musique des Noirs, comme le monde chanté par Julee Cruise et l’enfer exploré
par Lynch derrière un rideau de velours.
Une étrange neige vient ronger ce
magma emprunté à Klein, le contaminer, en métonymie d’un film placé sous le
signe du feu et de la possession. La neige cathodique d’un écran de télévision
parasite l’écran de cinéma de ses fantômes, en rime avec la cocaïne que Laura
consomme n’importe où, n’importe quand, neige de l’oubli dans un monde privé de
lendemain (vérité qu’énonce l’ignoble Jacques), neige à la fois baume et
servitude qui retenait déjà les Lotophages d’Homère. Cette blancheur
télévisuelle accompagnait le bruit blanc émis par les appareils déréglés au
temps du cathodique, sur lequel se fermait Eraserhead ; elle reviendra
pour le final, dans les sous-vêtements de Laura et Ronette, agnelles conduites
à l’abattoir d’une voiture de chemin de fer désaffecté. Elle annonce l’un des
enjeux du film, la quête de la pureté, symbolisé par l’imagerie angélique
déployée au travers d’un tableau que Laura contemple dans sa chambre,
représentation naïve d’enfants attablés et servis par un ange, jusqu’à son
assomption sous l’égide de son ange gardien civil, le bon Dale Cooper, une main
posée sur son épaule (une victime d’abus sexuels témoignera du réconfort trouvé
dans le sentimentalisme mormon de La Petite Maison dans la prairie).
Ce passage du noir au blanc via le bleu métaphorise l’itinéraire spirituel de
Laura, s’échappant de la nuit sans fin de sa vie terrestre pour s’élever à la
pénombre mystique de la Red Room, transitant par le bleu douloureux de la
révélation. Mais Lynch ne s’en tient pas là. Son générique, bercé par la
trompette élégiaque de Badalamenti, se clôt par une double déflagration, celle
d’un coup très violent qui vient faire exploser le téléviseur, le premier
embrasement du film, et celle d’un cri féminin (« No ! ») qui
exprime la terreur pure, ce cri parfait que cherchait le Travolta de Blow
Out, tandis qu’une ombre passe, et avec elle le retour à l’obscurité.
Cette introduction, dans sa décharge d’énergie, dans son coup de tonnerre
émotionnel, sert deux buts.
Premièrement, elle inscrit le film
dans la veine excessive de l’œuvre lynchienne, à laquelle s’abreuvait
l’ouverture de Sailor et Lula avec sa baston
dans le couloir d’un palais de justice, sur fond de hard rock. Ensuite, elle
signe la rupture brutale avec la série originelle, qui désarçonna tant, irrita
les fans et les autres (faire du cinéma pour un public défini ne revient pas à
le respecter, mais à se livrer à la démagogie, voire à la prostitution). Les
huées lors de la projection cannoise, où Lynch venait pourtant de remporter une
palme, s’expliquent par la radicalité du film, sa noirceur intolérable pour
certains, par son financement aussi, dû à la société de Francis Bouygues, ce
qui provoqua une aversion parmi les « professionnels de la
profession » auto-proclamés « de gauche », mais surtout par cet
écart volontaire perçu comme une trahison, un reniement malhonnête. Non, nous dit
Lynch dès les premières minutes, je ne vais pas vous resservir le même plat, la
tarte sucrée, délicieusement perverse, d’un soap
en deux saisons, avec sa galerie haute en couleurs de personnages déviants mais
aimables. Voici un film de chambre, qui repose sur un duo d’acteurs
exceptionnels, isolés du reste de la distribution au générique (en français, le
masculin l’emporte encore, désolé, Sheryl), un huis clos dans les ténèbres où
la chambre d’une lycéenne, la boîte de nuit d’un dealer, la Black Lodge ou la noire
forêt canadienne, forment les stations d’un cercle infernal dont le seul moyen
d’évasion passe par la verticalité, au prix de sa vie. La démarche ne relève
pas de la seule durée du métrage – cinq heures de matériau tourné, dix-sept
scènes coupées jamais réinsérées en DVD pour de toujours sombres questions de
droit –, elle constitue un choix de mise en scène et donc de point de vue.
Welles et Eisenstein avant lui pensaient qu’un film naissait au montage ; Lynch,
avec son élagage narratif, tente un greffon de cinéma, une ente de formats qui
doit aboutir à la floraison d’une rose, bleue évidemment.
Le De Palma des Incorruptibles et de Mission
impossible ne jouera pas au jardinier expérimental, mais taillera à
coups de hache dans son groupe de policiers ou dans son équipe d’espions, pour
les mêmes raisons : se démarquer d’un cadre préexistant, s’affranchir d’un
imaginaire, même séduisant, même brillant, pour s’aventurer dans des terres
moins accueillantes, plus déstabilisantes, pour le réalisateur comme pour le
public (la scène fonctionne comme l’antithèse des lèvres démesurées de Debbie
Harry aspirant l’esprit de Max Renn, l’amateur patenté de sexe et de violence,
dans Vidéodrome).
Et il ne faudrait pas succomber à l’aveuglement qui range ces succès commerciaux
dans la catégorie bienheureuse des accidents de parcours. Les deux blockbusters
présentent un visage aussi personnel et inimitable que d’autres opus plus
discrets, avec l’avantage de révéler une facette peu connue mais pas
méconnaissable : le côté fordien des Incorruptibles (on trouvait aussi du
Capra dans Blow Out), la machine de guerre sous stéroïdes théorisant le
cinéma et l’Amérique des années 90 avec Mission impossible. Le film de Lynch
ne déçoit que les conservateurs ou les fétichistes, égarés volontaires dans son
utopie immersive et troublante comme les touristes du Brigadoon de Minnelli
(mais que ne ferait-on pour les jambes et les yeux de Cyd Charisse…). Avec
cette fausse suite, cette trompeuse préquelle,
il offre lui aussi un autre visage, emprunte d’autres voies, celles de son
cinéma à venir, en se permettant le luxe de synthétiser les étapes déjà
parcourues. Tout Lynch se trouve dans ce grand œuvre qui vise à ressusciter une
morte bien-aimée, à transmuer les énergies, les textures, les rhizomes de la
fiction, en un magnifique portrait de femme. Le film possède au moins deux
titres, mais celui du Faces de Cassavetes, qui comporte
une inoubliable scène de réanimation, lui conviendrait tout à fait. Car le cri
implique un visage, et même plusieurs, et avant tout celui d’une femme sous une
bâche.
- L’Homme-éléphant
Elle dérive doucement sur l’eau calme
près d’une rive forestière aux arbres abattus, la première Ophélie qui escomptait
faire chanter le notable Palmer. Son nom associe la sainteté à la plus grande
trivialité, lui attribuant son destin de cadavre jeté depuis une berge :
elle s’appelle Teresa Banks. Des agents fédéraux, pris en pleine action sur les
lieux d’une arrestation – ils passent les menottes à deux prostituées devant un
bus scolaire où braillent les marmots (en écho à L’Inspecteur Harry ?),
dont la porte de secours s’orne d’un écriteau concernant des phares
rouges : présage du sort de Laura et Ronette à la fin du film –, doivent
se rendre sur les lieux de la macabre découverte, une bourgade au toponyme
bucolique, Deer Meadow.
Celui qui les envoie dans cette
Prairie du Cerf ? Lynch lui-même, à la fois démiurge organisant le tracé
de ses personnages et figurant inquiet de sa propre fiction. La mise en abyme –
au carré, notez le drapeau à gauche et à droite de l’image – renvoie à la
peinture (la formation du cinéaste) autant qu’à l’effet de signature à la
Hitchcock ; on la note aussi au seuil de Don Quichotte. Dans les
deux cas, il s’agit, comme le narrateur de L’Invention de Morel, de s’accorder
une immortalité par l’inscription dans ses propres images. Si Lynch, à l’instar
d’Orphée, entend faire quitter à son Eurydice le tombeau télévisuel, il met
aussi en scène sa propre mort, avec l’autodérision d’un policier affublé d’un sonotone,
lui pour qui le son compte tant ! Car si les images rendent possible une
réactualisation du passé, elles emprisonnent dans un temps perdu, un présent
figé (Bazin parlait de « momification du mouvement »). Le cinéma, art
fantomatique par excellence, vampirise ceux qui s’y risquent, comme le modèle
anémié du Portrait ovale de Poe.
Dans la lumière volontairement
artificielle de Ron Garcia, avec une grande ombre dans le dos, un éclairage de
salle d’exposition d’art contemporain ou d’appartement-témoin, une lumière de
simulacre, donc, il nous fixe derrière son bureau, devant un cendrier sur pied,
présentateur de son histoire comme l’auteur de Fenêtre sur cour introduisait
et concluait les épisodes de sa série. Derrière lui, un panorama forestier
placardé sur le mur, trompe-l’œil qui ne trompe personne, comme les palmiers au
crépuscule devant les îles paradisiaques du papier peint de Tony Montana. Tout
grand art réfléchit aussi sur lui-même, et la dialectique des apparences
revient en leitmotiv dans le cinéma de Lynch, avec pour acmé la traversée du
miroir de la charmante petite ville de Lumberton dans Blue Velvet (dans le
commentaire audio de A History of Violence, Cronenberg
distingue à juste titre sa pratique de la dérision opposée à l’ironie de Lynch
pour traiter l’Americana de Norman Rockwell).
Mais l’enquête s’annonce délicate,
débutant par une guéguerre des polices avec les autorités locales et un accueil
réfrigérant de la tenancière du restaurant. Elle donne quand même un indice
important sur le bras ankylosé de Teresa, qu’illustrera une scène avec Laura
dans son lit, aux Dupond et Dupont chargés de résoudre l’énigme, un médecin légal
avec un problème oculaire et une gravure de mode fifties à l’humour vachard et au pincement de nez redoutable.
Un vieillard les avertit dans la
stroboscopie d’une lampe défaillante à l’entrée de l’établissement d’Irene,
comme les villageois dans les films de la Hammer prévenaient en vain les hommes
de loi qui s’aventuraient sur les terres du Comte : « N’allez pas
plus loin, il n’y a rien de bon là-dedans. » Si la forêt, comme les
collines, possède des yeux pour mieux pister ses proies, les deux flics vont pour l’heure autopsier une
dépouille qui garde dans sa rigidité les siens grands ouverts, sous un halo. Des
gros plans en raccord axé paient un
tribut à la Madeleine de Sueurs froides et à la Marion de Psychose (on
pense aussi à la victime dorée de Goldfinger) : visage, œil puis
bouche enchaînés dans une dérangeante proximité, à laquelle répondra bientôt
l’obscénité de l’intérieur de la cavité buccale de Bob. La pornographie affleure sous l’humour
drolatique, le devenir cadavre transforme les jeunes femmes en objet
d’autopsie, corps pétrifié dans un cri impossible, emballé dans le sac noir et
l’étiquette en carton d’une morgue.
La piste de Teresa conduit les
enquêteurs à un camping sinistre, un parc de caravanes où une vielle femme se
plaint de ne pas disposer d’eau chaude, version grinçante, presque white trash (à la Rob Zombie) de la
petite ville idyllique, haie blanche déglinguée comprise. Comment vont-ils
procéder ? Lynch, par le biais de son personnage au nom en clin d’œil à Boulevard
du crépuscule, leur fournit un mode d’emploi méta, qui reflète les
délices et les délires de l’herméneutique attachée à ses films suivants. Dans
une mini mise en scène sur un aérodrome, comme pour faire prendre son envol à
la fiction, une femme à la perruque et au tailleur rouges les informe du
contexte par une pantomime devant un avion jaune (on ne regarde plus ces engins
de la même façon depuis l’ouverture de Crash).
Chris Isaak explique à Kiefer
Sutherland les gestes et les mimiques de l’agent Lil, au nom en palindrome,
comme celui de Bob, il interprète littéralement des images, ce que fait tout
spectateur et a fortiori celui d’un film de Lynch. Un élément reste sans
réponse : la rose bleue arborée par la comédienne, qui rime avec la boîte
bleue de Mulholland Drive. Une énigme ne se résout jamais totalement, un
film ne se lit pas d’une seule manière, et l’enquête policière s’assimile à la
création artistique, dans une même tentative de dévoilement. « Le monde
est plein de mystères » dit Laura à Donna, les mystères de l’amour et de
la folie, ceux du réalisateur et ceux du public. Mais le cinéma de Lynch, comme
la poésie pour Mallarmé, s’apparente à « une explication orphique du
monde ». Il propose à chaque fois, même dans les films apparemment les
plus obscurs, les mieux adaptés à l’exégèse des adeptes, une histoire simple
(ou directe, pour jouer avec le patronyme du héros d’Une histoire vraie) :
un homme tue sa femme et s’évade en esprit (Lost Highway) ; une
serveuse se rêve en actrice et se suicide devant son rêve brisé, son amour
perdu (Mulholland Drive) ; une autre actrice apprivoise sa mort à
l’aide d’une prédiction (Inland Empire), mais la complexité
du réel diffracte ces trames en expériences sensorielles et en machineries
signifiantes presque infinies.
L’usine à rêve devient usine à sens,
la narration ne s’absente jamais vraiment – Lynch croit à la fiction, aux
personnages et à la morale de la fable, comme le King de Nuit noire, étoiles mortes,
qui méprisait les fossoyeurs d’histoires – mais elle ose s’égarer, bifurquer,
revenir en arrière puis sauter en avant, parce que le cinéma permet tout cela,
parce qu’il se différencie de la peinture par le mouvement et le temps, comme
la musique. Burroughs reprochait à la littérature un retard de cinquante ans
sur la peinture, notamment au niveau de la superposition des strates de plans,
pratiquée dans les tableaux de Brion Gysin. Au cinéma, l’exemple de Lynch ne
fait guère légion, alors qu’il rend compte de ce que nous vivons tous au
quotidien, ce bombardement sensoriel, ce mille-feuille d’histoires que Joyce
cherchait à verbaliser avec Ulysse. Contrairement au roman
policier, qui existe pour ordonner le monde, d’après la juste formule de
Borges, le cinéma de Lynch ne s’autorise que la cohérence de l’œuvre, le plein
exercice de sa liberté ludique et grave. Pour donner un sens au monde, qui par
définition et par expérience n’en comporte aucun, il faut créer une religion
(on y reviendra) ou bien des œuvres, et les enflammer comme l’homme-fusée de Ronnie
Rocket pour atteindre le ciel.
Une fois l’agent Desmond (un salut à
Gloria Swanson) avalé par la bouche d’ombre hugolienne du fondu au noir, attiré
comme un phalène par une caravane allumée sous laquelle brille une bague verte
(bijou magique convoité ou redouté sous la forme d’un anneau chez Wagner et
Tolkien), pressentant que les poteaux d’alimentation ne conduisent pas que
l’électricité, surtout celui qui porte le numéro 6, un second film commence,
qui ne se terminera pas vraiment. Exit le jazz cool des nouveaux venus, exit la petite sœur de Marilyn aux faux
airs de Patricia Arquette dans Lost Highway, rendue à son tiroir mortuaire
(elle reviendra pourtant, elle aussi, dans les souvenirs de Leland, et l’on
sait que l’adaptation d’un roman sur Marilyn Monroe servit de genèse au projet
télé). Revoilà Dale Cooper – Kyle MacLachlan, venu à reculons pour cinq jours
de tournage, sa collaboration avec Lynch n’y survivra pas – déboulant dans le
bureau de Cole à Philadelphie, la ville
de l’amour fraternel, décor de la série Cold Case, préoccupée
elle aussi par la résurrection de cas non résolus. Son symbole, une cloche de
la liberté fêlée (comme celles du poème de Poe ?), anticipe le premier
grand moment de confusion spatio-temporelle, qui voit débarquer un agent
disparu depuis deux ans, interprété par David Bowie, L’Homme qui venait d’ailleurs
de Roeg. Une porte d’ascenseur s’ouvre, comme la porte entrebâillée du tableau
offert à Laura par la grand-mère Chalfont, et le monde se fissure comme une
coque dans laquelle s’écoule l’eau trouble d’une autre temporalité, d’un entremêlement
d’espaces. Le voyageur temporel amène avec lui des fragments d’un univers
peuplé d’êtres et de mots étranges, et il semble citer Poe quand il dit
« Nous vivons dans un rêve. » Il parle aussi d’une certaine Judy
(Natalie Wood dans La Fureur de vivre, Kim Novak dans Sueurs froides ?)
avant de disparaître pour réapparaître et prendre la tangente sur le dernier
écran de surveillance de Cole, malhabile Mabuse. Dans l’écran central, Cooper
contemple son reflet incompréhensible, doté du don d’ubiquité, signe du
renversement de l’ordre temporel et de mauvais augure, comme tout ce qui
concerne la figure du double.
L’écran, de cinéma, de télévision,
d’ordinateur, comme béance, comme lieu de passage de tous les spectres, surface
plane qui fait office de frontière vite franchie entre les mondes (et le film
de Lynch passe et repasse en continu toutes les frontières) : le Nakata de
Ring
et le Kurosawa de Kaïro exploiteront
brillamment l’idée. Le triomphe du film au Japon doit beaucoup à l’héritage du yurei eiga, le film de fantômes, dont Les Contes
de la lune vague après la pluie de Mizoguchi constitue un fleuron, ainsi
qu’à celui de la tradition orale et littéraire qui intègre les esprits des
défunts à la réalité quotidienne, mais deux autres facteurs interviennent,
moins évidents. Dans une société encore majoritairement patriarcale, le
personnage de Leland et ses rapports particuliers avec Laura ne pouvaient que
trouver un écho culturel. À un niveau
plus intime, dans un pays qui pratique abondamment le bondage, depuis les pinku
eiga de la Nikkatsu dans les années 70 jusqu’à la pornographie numérique
floutée, l’une des dernières scènes du film, où Laura supplie rageusement
Jacques de ne pas l’attacher pour user sexuellement d’elle à sa guise, dut
toucher un nerf collectif sensible. L’horizon d’attente d’une œuvre varie en
fonction des cultures, et l’on peut se sentir beaucoup plus proche d’un cinéma
« exotique » que de produits désignés comme « typiques » de
l’identité nationale. Adoubé en
France bien plus qu’aux États-Unis, Lynch, cinéaste pourtant très américain,
travaille comme un Jimmy Stewart venu de Mars, pour citer le joli mot de Mel
Brooks.
- Dune
Et soudain, après quelques mots de Cooper à un autre fantôme, la Diane (chasseresse) de son dictaphone, suite à sa visite au camping et à la caravane évaporée, le film fait un saut dans le temps d’un an, pour rejoindre au plus vite son héroïne, afin de poursuivre son entreprise de démolition. Sur le thème du générique de la série, majestueux, s’écoulant comme une cascade au ralenti, Laura Palmer marche à nouveau entre ombres et lumière vers son destin. Dans une allée verdoyante, où les arbres lui tissent une mantille qui souligne son regard mélancolique, elle passe prendre sa meilleure amie sur le chemin du lycée. Donna vient rompre la double menace du hors-champ, du vide à l’intérieur du cadre, si palpable dans la déambulation identique de Jamie Lee Curtis dans La Nuit des masques. Ce paysage civilisé, avec ses maisons imposantes tapies tels des chiens familiers au bout d’une allée dallée, ses routes larges sans voitures, son silence à peine troublé par les pas, les amateurs de films d’horreur l’arpentent depuis déjà longtemps, mais celle qui ne s’y presse pas, encore inconsciente de sa terrible fin, l’éclaire de sa propre lumière et de sa grâce.
Elle s’appelle Sheryl Lee, et du haut
de ses vingt-cinq ans, elle va réussir l’exploit d’incarner toutes les femmes,
et spécialement cette Laura Palmer cueillie dans la fleur de sa jeunesse, à la
mi-février, quelques jours après la Saint-Valentin. Il faut tout son talent et
toute sa sensibilité pour nous faire croire à cette lycéenne que l’on sent
lestée d’un secret bien plus lourd que le classeur qu’elle serre contre elle,
pour exprimer l’ambivalence de l’adolescence qui s’achève, ni tout à fait femme
et plus tout à fait enfant. La question impolie de l’âge des actrices semblera
secondaire, mais elle peut handicaper l’illusion, entraver la suspension
d’incrédulité énoncée par Coleridge, sans laquelle l’empathie ne peut s’exercer
– et dans un film comme celui-ci, elle s’avère capitale. Si l’on croit aux
créations de James Dean dans La Fureur de vivre (vingt-quatre ans
au lieu de dix-sept) et de Sue Lyon dans Lolita (seize ans au lieu de douze),
on le doit aussi à la façon de les filmer par Ray et Kubrick.
Lynch filme son actrice avec une grande
tendresse, comme on retrouve une amie de cœur ou un amour de jeunesse. Il
tourne ce film pour elle, comme tant d’autres avant lui, prisonnier volontaire
de ses filets de sirène, créateur tombé amoureux de son personnage, il l’avoue
bien volontiers. Il va la faire revivre le temps d’un film ; durant une
heure quarante-cinq, elle va respirer encore, pleurer, sourire, crier, se
débattre, s’offrir, se rendre malade, découvrir certains mystères du monde, le
sien et le nôtre. Lynch descend en enfer pour la ranimer, pour l’entendre à
nouveau, pour la voir régner sur son petit royaume, sur tous ses soupirants,
l’inconscient Bobby et le tendre James, reine de beauté et reine du lycée, dont
le portrait irradie derrière une vitrine embrassée par le premier comme une
relique. « Rayonnante à l’extérieur et mourante à l’intérieur » nous
dit encore son Pygmalion. Capable de donner sa poitrine à l’un et d’obtenir un
sourire de l’autre, qui se retrouve en train de flotter comme n’importe quel
garçon amoureux d’une fille qui lui sourit, sur une chanson littérale
interprétée par Badalamenti lui-même. Et pourtant il faut vite déchanter :
Laura court aux toilettes sniffer sa dose matinale. De Palma dans Body
Double reprenait un surcadrage de Sueurs froides pour mieux avilir le mythe,
enregistrer l’emprise de la vulgarité des années 80 : l’espion amoureux ne
suivait plus sa victime consentante chez une fleuriste mais sur le plateau d’un
film porno, et la baisait de surcroît. On trouve dans ce
retour de Laura le même désenchantement.
Revenu chez Donna, Lynch se livre à
une psychanalyse sauvage de ses héroïnes, allongées sur des divans d’un vert
profond, autour d’une cheminée au feu qui écoute tout. « La nuit
m’appartient » confesse Laura, créature chthonienne. Donna trouve James à son
goût et ne s’en cache pas, dit à Laura qu’il l’aime d’un amour éternel, puis
demande à brûle-pourpoint comment elle chuterait dans l’espace. La réponse de
Laura vient de loin et rejoint la mystique du feu propre au film (mais sans
doute plus explicite encore dans Sailor et Lula, où les embrasements
rythment le récit, dans tout leur symbolisme multiple, comme si Lynch adaptait
officieusement La Psychanalyse du feu de Bachelard) : « De plus en
plus vite. Longtemps tu ne sentirais rien, puis tu prendrais feu. Pour
toujours. Et les anges ne t’aideraient pas. Parce qu’ils sont tous partis. »
Plus tard, sur le tableau décrit supra,
l’ange disparaîtra, réalisant la prophétie. Le désespoir que l’on peut lire
dans le regard de Laura/Sheryl nous étreint avec la même intensité que celui
découvert dans les yeux de Theresa Russell dans Enquête sur une passion
(le titre du film de Roeg pourrait servir au Lynch).
Les deux actrices partagent le même
âge, la même incroyable maturité, la même blondeur aussi, et l’une comme
l’autre vont traverser une série d’épreuves avant d’accéder à une forme de
sérénité. On ne les saluera jamais assez pour leur création, leur incarnation,
cet ensorcellement d’une grande matérialité qu’elles parviennent à déployer
vers le spectateur. Actrices qui jouent avec le premier outil et le premier
matériau d’un acteur : son corps, elles vibrent à l’unisson d’une même
fièvre, d’une blessure que les films vont s’attacher à dévoiler, sans fausse
pudeur mais avec une vraie compassion, capables de passer en une seconde, à
l’intérieur de la scène et du plan, d’un sentiment à l’autre, d’une émotion à
son contraire, avec toutes les nuances entre les dominantes ou les extrêmes.
Louons ces femmes vivantes qui, le temps d’un film, de deux ou trois seulement,
accomplissent ce que des carrières entières ne parviennent qu’à seulement
effleurer.
Sheryl Lee faisait une courte
apparition en bonne fée tout droit sortie du Magicien d’Oz dans Sailor
et Lula, et on la reverra dans Vampires de Carpenter, cadrée à
l’identique sur un lit, objet de désir interdit en proie encore à une
possession, mais elle trouve ici le rôle d’une vie. Ce qu’elle donne à voir dès
cette scène montre le niveau de son talent et l’exigence de la direction
d’actrices chez Lynch. Cinéaste des femmes, surtout en détresse (le sous-titre
de l’affiche d’Inland Empire s’applique à merveille à Laura), Lynch offre à
ses actrices leurs meilleurs rôles, d’Anne Bancroft à Laura Dern, en passant
par Isabella Rossellini, Patricia Arquette, Sissy Spacek (inoubliable aussi chez De Palma) et le couple Naomi
Watts/Laura Helena Harring. Dans la constellation lynchienne, les étoiles
mortes brillent plus vivement qu’ailleurs, et leur aura résonne avec celle de
Greta Garbo, Bette Davis, Rita Hayworth, Kim Novak, Gena Rowlands et quelques
autres. L’ombre (d’un doute) hitchcockienne plane aussi sur la distribution, et
l’excellence de Sheryl Lee – on n’ose employer le mot galvaudé de
« génie » – rappelle la
valeur du jeu de Tippi Hedren, l’une des actrices les plus sous-estimées de sa
génération. Ses rôles dans Les Oiseaux et Pas de printemps pour Marnie
non seulement font entendre des correspondances thématiques avec le personnage
de Laura (violence sexuelle, frigidité, poids des apparences) mais ils la placent
au même rang que Sheryl Lee dans l’expression inoubliable de femmes complexes
que l’on ne peut s’empêcher d’aimer.
Laura rentre chez elle, dans ce foyer à l’ordre suspect. Sur la porte
d’entrée, on note une couronne végétale en forme de cœur ; dans le hall,
un radiateur (avec une dame à l’intérieur ?), mais pas de téléviseur.
Laura se saisit de son journal intime – dont la propre fille de Lynch,
Jennifer, signera la novélisation, ouvrant un créneau à Virginie Despentes et
Lolita Pille – derrière une commode dans une alcôve, et constate qu’il manque
des pages, arrachées. Elle se met à trembler puis se rend chez Harold (Lenny
Von Dohlen, à jamais le jeune premier amoureux de Virginia Madsen dans Electric
Dreams), l’homme aux livres en pleurs, pour lui confier le reliquat
souillé. La scène, doublement importante, introduit les deux expressions qui
vont désormais régir l’œuvre : le cri et les larmes. Le film change de
vitesse et de forme, il s’écarte du genre policier pour aborder les rivages
faussement contradictoires de l’horreur et du mélodrame. Laura prononce avec
une articulation extrême, comme une malédiction, une incantation, l’injonction
qui donne son titre au film : « Feu, marche avec moi ! » Sa
voix sort de sa gorge, mais son visage ne lui appartient plus, d’une blancheur
crayeuse, lèvres noires retroussées sur des dents jaunes et des gencives rouges
(les couleurs du ciel dans Le Cri de Munch). Nous assistons,
brièvement, à une possession, qui rappelle bien sûr L’Exorciste de Friedkin,
non dans les métamorphoses impies de l’enfant, mais dans le rêve prémonitoire
du Père Karras. Le Démon y prend les mêmes traits, de façon encore plus
subliminale, et là encore il s’agit d’une femme (Eileen Dietz, qui interprète
aussi Regan possédée).
Ailleurs, un échange entre Cooper et
son camarade de jeu conduit à une réplique savoureuse. Dale pressent une
prochaine victime, qu’il décrit comme jeune, au lycée, avec une vie sexuelle,
se droguant et appelant au secours. Rosenfeld ironise : « Tu parles
de la moitié des lycéennes d’Amérique ! » Les spécialistes soulignent
rarement la dimension sociale des films de Lynch, pourtant évidente dans Elephant
Man et Une histoire vraie. On exagérerait en lisant dans ce portrait
de femme la biographie d’une génération, même s’il se situe dans l’Amérique des
années Bush Sr. filtrée par le prisme des années 50 (cadre de prédilection et
de référence de la narration lynchienne). Durant son service – elle porte des
repas à domicile – Laura rencontre les Chalfont, une grand-mère et son
petit-fils à l’élégance et à la coiffure très… lynchesques (l’enfant porte un
masque organique évoquant les sculptures du cinéaste). Le couple avertit Laura
d’une intrusion dans sa chambre par « un homme derrière le masque »
et lui offre un tableau apocryphe de Hopper représentant une porte entrebâillée.
Sous l’alcôve, derrière la commode,
Bob se dresse, tout de bleu vêtu (Lynch et John Neff co-écriront un album
intitulé BlueBob) et affole le montage, fait sauter le film quelques
secondes, provoquant le hurlement de Laura, auquel il répond par son propre
cri. Les mots deviennent inemployables, impossibles, la communication ne passe
plus que par le corps tendu à se rompre, tout entier dans la furie des
hurlements. Moment de frayeur absolue qui tétanise, l’intrus violant d’abord
l’intimité de la chambre et du journal avant celle de leur propriétaire (la
scène résonne avec les coups de hache de Nicholson à travers la porte pour
atteindre Shelley Duvall dans Shining, relecture perverse des Trois
Petits Cochons). Mais le pire reste à venir, dans la scène peut-être la
plus violente du film, celle du repas de famille.
Une situation similaire aboutissait
dans Eraserhead
à un grand moment d’humour aussi noir que le sang du poulet animé s’écoulant
dans l’assiette trop blanche de Henry. Ici, on ne rit plus, on encaisse
l’intensité dérangeante d’un basculement. Le vert maudit des comédiens domine
la scène, de la décoration aux costumes, dans les yeux de Sheryl Lee et de Ray
Wise. Leland Palmer, qui sortait de chez lui après la fuite de Laura, attend sa
fille, attablé en silence comme un inquisiteur au procès d’une sorcière. Il lui
demande comment ça va à l’école puis
se lève et se saisit de ses mains, l’accusant de malpropreté, désignant la
saleté cachée sous son ongle (comme la lettre sous celui du cadavre de Teresa).
Wise fait des étincelles dans cette
démonstration presque par l’absurde du puritanisme, faisant reproche à la
blonde Laura de sa propre noirceur, lui jetant à la figure l’eau sale de ses
propres vices. La figure du prêcheur peint comme le pire des pécheurs fait
surgir l’image hiératique de Mitchum dans La Nuit du chasseur, sacrifiant son
épouse dans une chambre aux allures d’église, offerte en holocauste à sa propre
culpabilité, à sa propre impuissance cristallisée dans son dégoût pour les choses
de la chair. Cela ne suffit pas, il la questionne aussi sur son pendentif, un
cœur brisé qu’elle partage avec James, et Leland la gifle du mot
« amant » en lui pinçant la joue. La mère (Grace Zabriskie, future
pythie d’Inland Empire) s’interpose, dit qu’elle n’aime pas ça
(« Que sais-tu de ce qu’elle aime ? » rétorque-t-il). Que
sait-elle en effet, que devine-t-elle pour mieux le nier, dans ce moment qui
montre déjà le visage hideux de l’inceste ? On se souvient que dans Dead Zone, Johnny Smith, interloqué, serrant sa main, interrogeait de façon
rhétorique la mère du flic tueur en
série : « Vous saviez ? » Oui, comme le démontrent les témoignages
et les statistiques faisant de la maison le premier lieu de la violence (même s’il ne faut pas les
prendre pour une science exacte, même si quelqu’un d’aussi peu coupable de
misogynie qu’Élisabeth Badinter s’interrogeait sur certains chiffres
ahurissants concernant les décès quotidiens des femmes battues).
Jim Thompson, dans Le Lien
conjugal, décrivait l’enfer du couple ; Lynch enregistre l’enfer
de la famille nucléaire, cellule de
passions troubles, de non-dits empoisonnés, de réalités indicibles et non
filmables. Mais il échappe aux écueils du psychologisme et de l’exploitation
qui plombent les docudrames et autres
talk-shows sur le sujet, refuse le
manichéisme qui ferait de Leland un salaud définitif, père truqué abusant tous
les soirs, depuis sa puberté, de sa fille. Laura, redevenue petite fille, avec
la voix de Marnie questionnant « Maman, pourquoi tu ne m’aimes
pas ? », ses mains effectivement sales, mais pour d’autres raisons, enfin lavées,
regagne sa chambre. À quelques pas (séparé par le couloir de Garde
à vue ?), son père, dans sa propre chambre, fond en larmes, saisi
d’un éclat de lucidité insoutenable, libéré de son démon familier pour mieux
sentir la douleur insupportable de ses actes.
Il se rend dans la chambre de Laura,
lui dit qu’il l’aime et l’embrasse sur le front comme seul un père peut
embrasser sa fille, sa « princesse » (première occurrence du thème de
Laura au piano). Tout le talent de Wise (revu au volant du surfait Dead
End, qui tient là le rôle de sa carrière) se déploie en éventail dans
cette succession d’états, de transes, d’élans contraires comme des particules
au signe opposé (l’électricité fascine Lynch, ses défaillances surtout, sous la
forme principale de l’éclairage stroboscopique). Le réalisateur fait preuve de finesse
réaliste : la violence et l’amour jaillissent en courants antagonistes du
même fleuve, tout, le meilleur et le pire, se déroule à l’intérieur d’une seule
conscience (dans la série, mourant dans les bras de Cooper, Leland confiera
qu’il subit les assauts de Bob depuis l’enfance, bouclant le cercle infernal). Laura lève les yeux vers son tableau
réconfortant, puis plonge dans une autre toile, celle des Chalfont, atteinte
comme le spectateur d’un film de Lynch du syndrome
de Stendhal.
Elle rêve de la Black Lodge, y
rencontre Cooper qui la met en garde contre la bague verte de Teresa. En une
série de faux réveils successifs, elle voit aussi le cadavre d’une jeune femme
s’adresser à elle, puis se voit elle-même dans le tableau et finalement en
train de dormir. Au matin, dans la lumière diurne revenue, les mauvais rêves
s’estompent. Les deux doubles renvoient à son identité fragmentée, flottante,
comme la Julee Cruise d'Industrial Symphony No. 1, suspendue
entre terre et ciel, à ses multiples visages et avatars ; ils annoncent
aussi son trépas, comme en littérature (William Wilson de Poe). Prisonnière
du tableau, de la Black Lodge, de sa propre maison (comme la femme sauvage de The
Woman, livrée à l’éducation perverse d’un bon père de famille), Laura
ne trouve comme échappatoire que la drogue (nous verrons ses autres expédients
par la suite). Ce recours au rêve combiné à la satire rapproche Lynch de
Craven, qui dans ses meilleurs films sait se faire l’observateur attentif des
dysfonctionnements et des aberrations du rêve américain. Dans Les
Griffes de la nuit, il montrait des ados mourant de peur (dont se nourrit
Bob) dans des cauchemars où les poursuivait l’esprit d’un pédophile immolé jadis par leurs propres parents.
Dans Le
Sous-sol de la peur (réalisé un an avant Fire, avec deux acteurs
de la série), il présentait une famille incestueuse et cannibale, symbole,
poussé jusqu’à la farce noire, de la rapacité capitaliste déjà dénoncée par
Stroheim. Quant à La Dernière Maison sur la gauche, il retournait le serment
d’Hippocrate comme un gant pour mettre au jour la sauvagerie consubstantielle au
cœur humain (le Lado du Dernier Train de la nuit en donnera
une variation marxiste).
Ce dernier titre, le premier de son
auteur, transposait La Source de Bergman, qui s’avère une influence majeure de
Lynch. Non seulement Mulholland Drive devra beaucoup à Persona,
mais Laura, version nocturne de la solaire Monika, se fait voler son journal
comme la chambrière de Cris et Chuchotements – encore un
titre parfait pour Fire – dérobait celui d’Agnes. Les deux œuvres cheminent
ensemble dans leurs saisissantes explorations de la psyché féminine, d’une
sexualité problématique et violente, dans leurs expérimentations formelles et
narratives, dans leur imagerie où la trivialité recèle un point de passage vers
la poésie noire du fantastique, le cinéma considéré comme un moyen
d’enregistrement et un outil multimédia pour faire advenir toutes les réalités
dans un même plan, sur un même niveau, mondes extérieurs et intérieurs
cartographiés avec la précision et la versatilité d’un sismographe : mille
expressions sur le visage d’un acteur, mille significations dans un
photogramme. Fire peut aussi se lire comme une reformulation en couleurs du Septième Sceau : Laura aussi joue aux échecs avec la Mort, dans un univers
à la fois très américain et médiéval, peuplé de nains, de démons, d’allégories christiques
comme dans les romans de Chrétien de Troyes. La chronique de sa mort annoncée
s’apparente à un chemin de croix, à un calvaire au sein d’un enfer mental. Mais
une grande différence sépare les derniers regards des cinéastes. Bergman
trouvera le salut à son angoisse métaphysique dans ses souvenirs d’enfance,
dans la lanterne magique retrouvée de sa vocation ; Lynch perdra une
dernière fois son héroïne (la Laura Dern de Inland Empire) immobile chez elle,
puis renoncera au cinéma pour suivre des voies beaucoup plus discutables.
Les affaires continuent à Twin Peaks.
Bobby dérange Leo en plein nettoyage, un autre maniaque de l’hygiène à l’âme de
suie, qui assène une gifle lourde et banale à sa compagne, parce qu’elles ne comprennent rien, parce qu’elles ne méritent que ça. Bobby croit au Père Noël qui lui
fourguera sa neige dans l’inversion des valeurs familiales. Le soir venu, qui
envahit peu à peu le film, Donna débarque en socquettes blanches et mocassins
noirs chez Laura, blonde femme fatale (telle Sylvie Vartan dans L’Ange
noir). « Où vas-tu ? – Nulle part et vite. » Laura fume,
les mégots s’entassent dans le cendrier jouxtant une boîte en verre émeraude,
devant sa photo au diadème, iconique et mensongère. Suivie par Donna
l’apprentie détective, Laura s’éclipse au Roadhouse. Sur son front rougi par
une enseigne en forme de revolver issue des sérigraphies de Warhol, la main
douce de la Dame à la Bûche se pose et diagnostique un feu difficile à éteindre, attisé par le vent qui se lève ; toute bonté s’avère alors en péril, ajoute-t-elle.
Fièvre intérieure à laquelle répond la fièvre extérieure du bâtiment, sur la
vitre duquel Laura croise encore son reflet.
- Velours bleu
À l’intérieur l’accueille et l’attend
une chanson de Julee Cruise, qui parle de questions dans un monde bleu, qui
synthétise le film et le contient tout entier, comme une goutte de parfum
détient son essence. Dans une robe immaculée, comme celle de l’ange au final, sous
un projecteur bleu, sur un fond rouge, telle Isabella Rossellini dans Blue
Velvet, elle raconte la vie de Laura, semble s’adresser directement à
elle par le jeu des regards et la magie du montage, rencontre intime de l’art
et de la vie qui magnifie une expérience fréquente à l’adolescence, l’identité
en mutation se reconnaissant dans les couplets et les refrains d’une chanson pop
(le Roquentin de La Nausée ordonnait le monde avec un air de jazz). Laura
pleure, comme pleurent les héroïnes de Jacques Demy (Lynch écrit aussi les
paroles) et de Douglas Sirk, qui chacun traitèrent l’inceste des contes de fées
(Peau
d’âne) et le joug social (Tout ce que le ciel permet). Mélodrame, au sens littéral du terme, Fire
combine drame et musique pour mieux affirmer le pouvoir scandaleux des larmes,
émotion suprême qui met à nu plus sûrement que les pires débordements de la
pornographie, eau salée qui sert de bain révélateur à tous les tourments.
Fassbinder, que nul ne peut accuser
de sentimentalité, ni dans son œuvre et encore moins dans sa vie, ne s’y trompa
guère, célébrant certains titres de Sirk. La noblesse du genre, comme celle du
cinéma d’horreur, tient à sa violence émotionnelle, à sa cruauté chatoyante,
exercée notamment sur des femmes, à sa lucidité presque aveuglante à travers
les pleurs (ou le gore). Donna remplace Jeffrey en témoin désemparé de la
déchéance de son amie. Mais plus courageuse que lui, inconsciente et armée du grand courage inutile de l’amour, selon
la définition admirable de Luc Dietrich, elle ne se cache pas dans un dressing
et décide de se mêler au jeu pervers
de son amie, chanté par Chris Isaak dans Sailor et Lula. La crudité de Laura
la transforme une fois de plus, en prostituée qui tient le gouvernail de son
bateau ivre (et les testicules de son partenaire), avec des accents de défi qui
annoncent les prestations d’Ashlyn Gere – dans le pilote de la série, Cooper et
Truman trouveront dans ses affaires un magazine échangiste au titre évocateur, Flesh
World. Elle sait bien pourtant que tout cela ne la conduira pas à Walla
Walla, vignoble renommé de Washington, et assonance enfantine du Walhalla, le
paradis nordique cité par les groupes de hard rock, dont Sailor et Lula ou Lost
Highway draineront l’énergie bruyante. Le baiser lesbien que Laura et
Donna s’échangent par procuration avec les étalons s’épanouira doublement dans Mulholland
Drive. Dans un monde masculin à ce point létal, point de salut hors du
saphisme ?
Une chanteuse peut en cacher une
autre, et l’on songe à Kylie Minogue se demandant Who Were We, dont les
mots participent de l’interrogation identitaire de Fire, diamant a capella parmi la verroterie méta de Holy
Motors (là encore, paroles de Carax) ou confessant ailleurs There’s a dark secret in me/Don’t leave me
locked in your heart (Can’t Get You Out
Of My Head), supplique de Laura à Leland, par une précieuse revenante
des années 80 et une survivante blessée dans sa féminité. Ou encore à Lana Del
Rey, à la mélancolie sexuelle et glamour
très lynchienne, qui reprendra Blue Velvet de sa voix blanche,
héritée d’Astrud Gilberto, pour une enseigne de prêt-à-porter, avec un
play-back empreint d’autodérision. Après ce pacte aux langues apparentes (comme
dans un blue movie), le quatuor du Grand
Nulle part passe une autre frontière, juste après celle du Canada, et se
retrouve dans la Pink Room. Une lumière infernale tombe depuis des orifices au
plafond sur des danseuses nues qui s’abandonnent au blues incandescent de Badalamenti, au motif répété ad nauseam en prélude au Grand Départ formulé par Jacques, qui fait
mine de se suicider avec un doigt sur la tempe (un geste très kitanoesque).
Ronette, prisonnière consentante de ce Sodome et Gomorrhe stroboscopique,
aborde avec Laura les projets de chantage de Teresa, puis les deux filles
s’accordent un cunnilingus dispensé sous une table par un mâle, ce que les Américains
désignent par l’euphémisme de « sexe oral ».
Plus tard, dans le temps aboli et le
présent itératif des Enfers, Laura, dans un instant de lucidité, aperçoit Donna
en train de s’offrir en reproduisant la version de 1790-1791 du Cauchemar
de Füssli, ce tableau hypnotique où un démon accroupi sur la poitrine d’une
femme voisine avec un cheval blanc derrière un rideau noir (l’animal viendra
hanter le sommeil de la mère). Une lettre du peintre adressée à l’oncle du
modèle conviendrait dans la bouche de Leland, ou dans celle de Bob, s’il
pouvait parler : « La nuit dernière, je l'ai eue dans mon lit – mes mains
chaudes et serrées l'étreignaient – son corps et son âme ensemble ont fusionné
avec les miens – j'ai déversé mon esprit, mon souffle et ma force en elle.
Quiconque la touche maintenant commet l'adultère et l'inceste ! Elle est
mienne, et je suis à elle. Et je l'aurai, j'espère... »
Hurlante, Laura se précipite pour
couvrir les seins de Donna, et les filles prennent la fuite. Pour la transition
vers le lendemain, Lynch utilise des plans de mégots, la pente escarpée d’une
montagne, une excroissance moussue, sculpture naturelle entre la main tendue et
la couronne de pieux, un ensemble lié à la peinture allemande, celle de Caspar David
Friedrich. Si Lynch se montre romantique dans l’effusion des sentiments, l’individualisme
singulier, l’intensité d’une conscience au bord de l’abîme, il puise aussi abondamment
dans l’imagerie picturale du mouvement. En bon petit gars du Montana, il sait filmer une forêt, son mystère opaque, sa grandeur menaçante ; il lui
suffit de branchages caressés par le vent pour nous faire sentir le souffle
cosmique. Dans la maison verte de Donna qui avoue son amour, les filles
s’étreignent, suscitant la concupiscence attendrie de Leland et réactivant le
souvenir du couple Laura/Ronette entr’aperçu au motel avec Teresa.
Suit alors un autre sommet de
l’œuvre, la scène du feu rouge, préparée par la bande jaune fragmentée de la
route, celle bientôt empruntée par Fred Madison (celle, aussi, qui ouvrait En
quatrième vitesse d’Aldrich). Un camion transportant des troncs d’arbre
(encore Lumberton, et bois dont on se chauffe)
s’arrête pour laisser passer un vieillard en déambulateur (Alvin
Straight ?). Tandis que Leland fait brûler son moteur, un manchot se range
à sa hauteur et l’accable d’invectives : « Le fil sera rompu !
C’est lui… » Laura crie comme le personnage asexué de Munch, et Leland, et
Mike.
La scène entrecroise la stase du feu
de circulation et le vagabondage de la mémoire. Leland se souvient de Teresa,
lui dit qu’elle ressemble tant à sa Laura (et surtout à Patricia Arquette), ses
lèvres rouges et la fumée blanche de sa cigarette font surgir d’autres images
fixes, celle de Lynch photographe, avec leurs modèles nus, maquillés et fumant. Il lui couvre les yeux,
l’interroge sur sa propre identité, projette une partie fine avec ses amies. Un raccord son/image lui fait détourner
la tête, appelé par Laura dans la voiture, assise du côté du mort : le
passé et le présent de la diégèse se répondent, cousus dans la même étoffe du
film. « Où va le monde ? » se demande le pauvre Leland, secoué
par sa rencontre avec cet ange Gabriel amputé (comme un freak de Browning). Le monde va droit dans le mur, s’y écrase déjà,
même moteur coupé.
Au motel, le père adultère et indigne
abandonne son fantasme de plan à quatre,
découvrant sa fille en tenue de travail (accoutrement repris pour l’étui
français du DVD, taillé à la hache par les concepteurs artistiques de MK2). Il
s’éloigne en se retournant, avisant le petit-fils Chalfont en train de
sautiller sous son masque de médecin vénitien au temps de la peste (une lèpre
plus mortelle ronge les esprits et les cœurs du film, aucun feu ne permettra
d’en guérir). Sur la bande-son, Badalamenti lui-même chuchote The Black Dog Runs at Night, rime
chantée au plan subliminal d’un chien noir aveugle qui aboie (dans Faust,
Méphisto prend la forme d’un canidé pour se déplacer, comme la Chose de
Carpenter).
Voici un grand moment d’hystérie
sonore, une cacophonie très construite qui associe aboiements, bruit de moteur,
klaxon et hurlements. « Tu es passé vendredi » finit par demander/affirmer Laura, et son père, après un premier déni, se ravise et trouve un prétexte pour
confirmer l’inéluctable. La corde se resserre, le masque (bleu de Lou Reed) s’ajuste
au vrai visage, soulignant les trais comme du latex : la gueule de Bob transparaît au travers des traits
faussement rassurants de Leland. Lynch maîtrise parfaitement ces scènes paroxystiques, cet affolement du récit, des personnages et des flux
charriés par le film. Comme les scientifiques du CERN construisant le
gigantesque anneau souterrain de leur accélérateur de particules, il conçoit
chaque long métrage comme un dispositif plastique, sonore et narratif pour entrechoquer
des énergies contraires, des courants opposés qui se heurtent violemment. Si
les chercheurs souhaitent atteindre les origines de la matière, faire
l’archéologie de l’univers, le cinéaste s’approprie la démarche d’un autre
voleur de feu, Prométhée, qui paya cher son audace de connaissance et de
transmission.
Le film devient un laboratoire, un
atelier où conduire de très étranges et limpides expériences, à mi-chemin de
l’alchimie et de la nécromancie. Cronenberg considérait avec raison qu’un
artiste se reconstruit au quotidien, assemble les morceaux épars de son œuvre
organique, tel ce bon vieux baron Frankenstein condamné à se venger de la perte
de sa bien-aimée dans la glace foulée encore par Carpenter dans The
Thing. Mais s’il entend illuminer un monde jeté aux oubliettes de
l’audimat par l’érosion du succès, s’il parcourt à nouveau un territoire qu’il
connaît par cœur, cette fois en compagnie de Robert Engels au lieu de Mark
Frost, Lynch le fait avant tout pour un personnage, une actrice et une femme,
laissant le péché d’hubris à d’autres
démiurges. Fire, avant de se lire comme un film de genre après un coup
d’éclat télévisuel, le jalon d’une filmographie riche de dix longs métrages en
trente ans, s’avère un cadeau de retrouvailles et d’adieu, un diamant noir
offert à une fille au cœur brisé (comme la Julee Cruise de Industrial Symphony).
Après les cris, les hurlements, ne reste que le silencio de Mulholland Drive.
- Cœur sauvage
8 h du soir : Laura fait le lien
entre les univers reliés par la même bague verte, que portent Mike le manchot,
le Man From Another Place et Teresa. Au salon, Leland en sueur se souvient de
son meurtre à coups de bâton sur la nuque, après l’explosion de la télé, meurtre
sale filmé avec sécheresse, souvenir introduit par la neige du téléviseur en
écho à l’orage intérieur dans la chambre de Laura, qui interroge le plafond
d’un « Qui êtes-vous ? » Un bourdonnement électrique signale la surchauffe
des consciences (on peut presque voir Sheryl Lee en train de penser, de
découvrir l’incroyable vérité). Une dose de poussière d’ange matinale, et Bobby le fournisseur
donne rendez-vous à Laura dans la forêt, « à deux portes de chez
toi ». Chez Lynch, non seulement les espaces se caractérisent par leur
porosité, leur épanchement nervalien l’un dans l’autre, mais aussi par la
terrible proximité du Mal, voisin de palier ou chef de famille.
Minuit dans la forêt, celle de Dante,
dont le seul souvenir effraie, où Laura danse le twist, bourrée, hilare, à la
lueur non des flambeaux mais de lampes torches qui reprennent l’effet
stroboscopique. Laura réutilise les mots de son père : « J’ai trouvé
une pomme de pin… une saleté. » Débarque l’adjoint du shérif, celui dont
la caravane se trouvait à quelques pas de celle de Teresa dans le parc exploré
par Desmond puis Cooper. Le Démon dans ma peau de Thompson
dressait déjà le portrait-robot terrifiant d’un flic assassin (oubliez le
téléfilm de Winterbottom, relisez l’autobiographique Vaurien, qui revient sur
les sources réelles du roman). Laura crie et instille le doute dans l’esprit
d’un Bobby hébété : « Tu as tué Mike », le grand gaillard à la
chemise rouge qui la saluait avec Donna sur le chemin du bahut, caricature du footballeur américain bien trop sain pour une
telle histoire. Bobby enterre son ami avec ses mains nues, comme Antigone son
frère, avec la maladresse vaine d’un enfant armé. Au matin, Laura entrevoit James
sur sa moto, sur la route déserte qui mène à sa Maison de l’inceste (dans
Henry
et June, Anaïs Nin écrit « Je suis la femme amoureuse de
l’inceste ») – « Encore défoncée ? » De plus en plus, à
vrai dire, matin et soir, comme Tony Montana amoureux de sa sœur. Leland offre
dans un miroir un verre de lait (au Valium) à son épouse, de la même façon que
Cary Grant apportait le sien à Joan Fontaine dans Soupçons. Il peut
désormais allumer tranquillement le ventilateur aux grandes pales.
Sarah Palmer s’endort, une méthode
d’apprentissage de l’allemand à la reliure verte (encore le romantisme) ouverte
sur son soyeux pyjama rouge sang, cadrée comme le futur cadavre de sa fille,
son alliance, comme celle de Leland, répondant à la bague verte.
Dans la chambre de Laura se déroule
un ravissement, plaisir et kidnapping
mêlés. Lynch retravaille le thème du vampirisme, comme Eastwood dans Mystic
River (« Ce sont des vampires » tremblait Tim Robbins à
propos des pédophiles). Dans le victorien Dracula de Stoker, Lucy Westenra,
l’amie de Mina, désire et redoute le baiser mortel du Comte ; comme Laura,
elle laisse sa fenêtre entr’ouverte. Bob, tel le vrai tueur de Scream,
passe donc par cette entrée dérobée, entre le bureau de la lycéenne et… un
radiateur, avec une démarche biaisée, rampante, à la Kinski (dans Nosferatu, fantôme de la nuit
et ailleurs).
Lynch une fois encore fait preuve
d’une inconfortable justesse, sans renverser les rôles, sans remettre en cause
le statut de victime de Laura, mais en le nuançant d’un terrible désir pour son
bourreau, s’expliquant par l’habitude (il la prend depuis l’âge de douze ans,
confiait-elle à Harold), la culpabilité, le besoin de se salir encore plus,
jusqu’à en mourir, parce que le corps d’une jeune femme exige sa part de
jouissance, indifférent à la répulsion de l’esprit, et qu’elle la cherche avec
James, Bobby et tant d’autres.
La scène égale son double des Chiens
de paille, qui débute par une lutte d’anciens amoureux, se poursuit
comme une scène d’amour entre des amants réunis, puis s’achève en un viol par
un étranger sous le regard du premier homme. Peckinpah fait-il l’apologie du
viol, et Lynch celle de l’inceste ? De quelle myopie intellectuelle
faut-il souffrir pour oser le soutenir ? Lynch montre une fille à la
dérive fauchée dans sa puberté, qui ne peut jouir que dans le cadre pervers que
lui impose son assaillant familier. Comme la Dorothy Vallens masochiste de Blue
Velvet qui incitait Jeffrey au sadisme, Laura pratique et s’emprisonne dans
une sexualité non pas déviante en soi
mais dévastatrice car induite par une
violence coercitive. Dans ce domaine comme dans celui de la drogue et de
l’alcool, Lynch se garde bien d’un quelconque discours moralisateur – il filme
une chute, certes, mais avec une compassion extrême, à la hauteur du désarroi,
sans prendre les symptômes pour la cause du mal.
« Qui es-tu ? »
demande-t-elle avec défiance, et la réponse insupportable du taciturne Bob – le
visage de Leland remplace le sien, réponse éphémère à l’énigme existentielle –
provoque un long hurlement. Le lendemain, les céréales au lait dans l’assiette
de Laura ressemblent à la mixture au nom imprononçable dans le récit de Jeffries
(qui lui aussi laissait une chaise vide). Les tremblements silencieux d’animal
effrayé de Laura – comment vivre après cela ? Comment le formuler ? –
la rapprochent de ceux de sa presque homonyme, Lara Belmont dans The
War Zone de Tim Roth, autre grand film sur le sujet. Tout le jour se
passe dans un vertige, celui du temps accéléré de la pendule, du thème de Laura
distordu par les dissonances, celui qui
semble la happer loin de sa chaise de classe. L’objet, vide, vaut un plan
anxiogène, aussi puissant que son homologue de M le maudit. Elsie ne
reviendra pas, et Laura non plus.
Le film devient réellement asphyxiant,
à l’image du Sang du châtiment de Friedkin, autre plongée suffocante dans
les ténèbres blanches de la folie et de la profanation. La révélation de
l’identité de l’agresseur évoque encore le final de Chinatown, son grand
déballage dans la rue, avec un John Huston abusant de Faye Dunaway, sa propre
fille. Musicalement, le très beau thème d’amour de Jerry Goldsmith repose sur
la même explosion lyrique à l’œuvre dans le morceau de Badalamenti. Bobby se sait
manipulé mais, bon prince, donne sa poudre d’oubli à Laura. Elle rentre, sa
mère ne voit rien, elle se drogue, boit, enfile ses bas noirs. Au moment de
sortir également par la fenêtre, l’ange du tableau disparaît. Malgré ce mauvais
signe, elle rejoint James pour leur dernière et poignante rencontre, qui module
celle du début dans le gymnase. Elle ne
s’offrira pas ce soir, elle se moque de lui en imitant son ton plaintif, elle
le gifle ; James sourit, paraphrasant Wilde : « On blesse ceux
qu’on aime. » Avec le retour de son thème, Laura avoue son amour impossible,
car il ne voit rien, lui non plus, car il ne la connaît pas. « Allons nous
perdre », puis, les yeux au ciel, « Ta Laura a disparu. Il n’y a que
moi. »
Laura, dans les ténèbres de Twin
Peaks, éprouve une solitude insondable, digne de Gethsémani, ses sept derniers jours la
conduisant à une mort atroce qu’elle sait, mieux que nous, inéluctable. Avec sa
famille incestueuse (loin, très loin de l’inceste solaire proposé par Demy dans
Trois places pour le 26 mais pas si éloignée des dynasties noires de Dune),
son fatum, son chœur qui commente
l’action (Julee Cruise, en femme de cœur), Fire brille aussi en grand film
tragique. La scène d’adieux se clôt sur un doigt d’honneur, un baiser fougueux,
un feu rouge grillé puérilement.
- Autoroute perdue
Dans le chalet avec Jacques, Leo et
Ronette, Laura coule un peu plus. Miroirs, rouge à lèvres et feu dans la
cheminée : tous les attributs du pire film érotique. Le corps magnifique de
Sheryl Lee, dévoilé par des sous-vêtements blancs et soyeux, arbore la bouche
barbouillée de Laura, clown triste qui danse toute seule sous la pleine lune,
oiseau en enfer comme celui en cage, au rythme du blues de la Pink Room. Leland
surgit, met Jacques KO et Leo en fuite. Mike arrive, trop tard. Les retrouvailles
du père et de la fille se font à nouveau sous le signe du hurlement, métaphore
de l’empreinte indélébile laissée par les assauts de Bob, dont les victimes en
viennent à utiliser le langage, le seul qu’il connaisse, le Mal contaminant
leur gorge après leur sexe. Il emmène les deux filles ligotées dans la forêt, attelage
hurlant et défait d’esclaves sexuelles.
Une sinistre voiture de chemin de fer
désaffecté deviendra le tombeau de ces lucioles, où signer l’armistice (de la
guerre intérieure de Laura) des mystères de l’Ouest (de la frontière de l’État
de Washington, mais aussi d’une série qui présentait un duo d’agents très
spéciaux, un nain maléfique nommé Loveless, une voiture ferroviaire et la nuit
omniprésente dans le titre de chaque épisode) et, plus cruellement encore, le
sarcophage d’un certain cinéma. Ronette prie : « Je suis si sale »
et Leland/Bob pose un miroir devant Laura agenouillée. La neige télévisuelle
parasite le film, le Nain hurle de terreur, les espaces se contaminent et se
dérèglent. Leland à sa gauche lui montre les pages du journal, Bob à sa droite
reformule les justifications du père sur leur identité respective. Puis
soudain, tout se fige et se tait dans le silence d’une épiphanie : un ange
s’élève, prélude au destin de Laura. Celle-ci, en plongée peu flatteuse,
ressemble à Méduse autant qu’à une performeuse endurante de la San Fernando
Valley, le visage souillé de sang, de larmes et de maquillage saccagé.
Leland jette Ronette délivrée hors de
la voiture, tabassée hors-champ. Laura, elle aussi les mains libres, enfile la bague.
« Ne me fais pas faire ça ! » hurle Leland, qui accuse sa
victime de le contraindre à l’irréparable (Fire en dit plus sur ces liens que
toutes les thèses universitaires). La bande-son irréaliste, proche de celle du final
de Police fédérale Los Angeles, embrasé
par un incendie dans l’antre du faux-monnayeur, va de pair avec une relecture
du sacrifice d’Abraham. Leland, ganté comme Sutherland durant l’autopsie, se
livre à un massacre dans un abattoir, la stroboscopie des écrans noirs
alternant avec des flashes de violence pure, où l’oralité de la bouche ouverte
ensanglantée de Laura reproduit celle de Teresa et la sienne en plein onanisme
(explicité par celui de Diane dans Mulholland Drive). Le Requiem
en ré mineur de Cherubini, composé pour ses propres funérailles, débute
et se poursuivra sur le générique de fin, chœur masculin de tous ces hommes qui
ne surent aimer Laura, qui la blessèrent, qui la profanèrent.
Finalement, elle expire, sa vie
terrestre s’achève, son pendentif arraché comme un dernier outrage. Lynch filme
sa mort de son point de vue à travers la
bâche, comme le héros du Vampyr de Dreyer assistait dans son
cercueil vitré à son propre enterrement (un plan remonté pour le BR cite le sourire aliéné de Sybille Schmitz). Laura finit dans le même suaire que
Teresa, sur l’eau calme de la nuit, bouclant la boucle avec le corps dérivant
liminaire. Leland, un temps possédé comme sa fille chez Harold, s’approche
d’une flaque et d’un rideau rouge, qui ouvre sur la Red Room. Qu’y
voit-on ? Des zébrures au sol, éclairs figés qui rappellent la décoration de Eraserhead,
la coiffure d’Elsa Lanchester dans La Fiancée de Frankenstein, la bipolarité
du courant alternatif ; trois fauteuils en cuir noir, deux lampadaires, la
statue antique d’une femme sortie des paysages métaphysiques peints par De Chirico ;
enfin, un globe vert cerné d’un anneau saturnien, qui renvoie à la tristesse
comme les poèmes du même nom de Verlaine. En lévitation, Leland, sous le regard
du Man From Another Planet et de Mike, comme Frank et ses sbires spectateurs du
play-back de Dean Stockwell sur Roy Orbison dans Blue Velvet, subit une
opération à mains nues, qui le libère.
Tandis qu’un rocher immobilise la
dépouille flottante de Laura, le petit homme exige sa ration de « garmonbozia »
(douleur et chagrin) : le néologisme de Lynch évoque la terreur et la pitié
théorisées par Aristote dans sa Poétique en bases de la catharsis,
purgation de passions vitales mais trop douloureuses dans la « vraie
vie » et donc transposées, épurées sur la scène de la tragédie grecque. Puis
il enchaîne sur deux plans : le premier, inversé comme chez Cocteau,
montre une bouche en train d’avaler une cuillère de maïs (nourriture évoquée
par Mike dans la scène du feu rouge) ; le second nous fait entrevoir,
peut-être, le visage d’un animal, déjà présent sous le masque du petit-fils
Chalfont, adéquat dans le bestiaire cauchemardesque et boschien du film. Sur la
grève, une main découvre le visage bleuté de Laura, Ophélie glacée très
différente de la version végétale de Millais, qui renoue brièvement avec la
série (s’ouvrant aussi par la fugue psychogénique de Ronette, annonciatrice de
celle de Pete dans Lost Highway et de Diane dans Mulholland Drive).
- L’Histoire directe
Le meilleur reste à venir, dans une
inoubliable coda en forme d’assomption. De nouveau dans la Red Room, la main
droite de Cooper posée sur son épaule, dans une proximité qui conjure celle de
Leland, Laura vit sa dernière incarnation, en star glamour de l’âge d’or d’Hollywood,
fantôme d’un cinéma perdu, celui de Rita Hayworth dans Gilda (ressuscitée dans Mulholland
Drive), celui de Gene Tierney dans Laura de Preminger. Le final hyperbolique
de Mission
impossible puisait son ivresse dans la foi totale des pouvoirs du
cinéma, lieu de tous les dépassements, de toutes les vitesses, des combats
antédiluviens remis au goût du jour de la technologie, train déchaîné lancé à
la conquête d’une série et du monde des images numériques, osant réécrire le
sacrifice d’Abraham avec un père truqué/truqueur, au cours d’une opération à la
taupe significativement nommée Job, et prolongeant le dernier plan de La
Mort aux trousses. Le film funèbre de Lynch fait entendre au contraire
l’élégie du cinéma, immobilisé, à l’abandon, accessoire dont plus personne ne
veut, art du vingtième siècle finissant usé par trop de déraillements, mais combattue
de l’intérieur par la réussite absolue de l’œuvre, d’une perfection et d’un
déchirement comparables à ceux de Sueurs froides.
Le projet surhumain de Lynch –
ranimer une morte, revitaliser un cinéma à l’agonie – devient,
miraculeusement, réalité, film qui tient debout tout seul, et de quelle façon,
sans les béquilles charmantes d’une série. Avec dans sa main la carte rouge de
la reine de cœur, Lynch réussit tout, insolemment pour ses détracteurs, ses
émules, ses imitateurs, ses exégètes : un grand film d’horreur, un grand
film de femme, un grand mélodrame, un grand film religieux sur le tabou et le
sacré qui ne s’abaisse jamais au prosélytisme (Friedkin coupa un dialogue entre
deux prêtres dans L’Exorciste, pour ne pas faire du film « un tract pour
l’Église catholique », puis le réinséra dans la version
« intégrale » actuelle). L’inspiration religieuse court tout au long
de l’œuvre d’un homme élevé dans la foi presbytérienne, riche en trajectoires
christiques ou messianiques (celles de John Merrick ou Paul Atréides), en
personnalisations d’épisodes ou de figures bibliques (Eraserhead reprenait le
sacrifice d’Abraham, Fire la sainte pécheresse et la
femme « innombrable », Marie-Madeleine), découvertes et combats avec
le Mal (toute la seconde partie de l’œuvre, de plus en plus noire, avec
l’exception radieuse d’Une histoire vraie, traduction
sereine de la parabole du fils prodigue). Le feu du titre pourrait dès lors se
lire comme celui de la colonne guidant l’Exode, marchant avec lui (13 : 21-22).
Laura lève les yeux vers Cooper, son
ange gardien civil. Une tristesse immense voile son regard, et le film,
épousant sa léthargie, passe au ralenti, pour ne pas la quitter déjà. Les
premières notes du dernier thème de Badalamenti, The Voice of Love,
s’élèvent (il fermera l’album éponyme de Julee Cruise). Un dernier effet
stroboscopique réveille Laura, l’extraie de l’engourdissement de sa tragédie,
revenue de tout. Un ange apparaît, son ascension répondant à la lévitation de
Leland, le pantin de Bob. Cette épiphanie en miroir de la présence de Cooper
assure à Laura une protection redoublée. Elle reprend aussi la figure de l’ange
évanoui (tel l’agent Desmond) sur le tableau de sa chambre. Laura le reconnaît,
cet ange au féminin, opine de la tête et se met à pleurer, pour la dernière
fois, et à sourire, puis à rire à gorge déployée (Sheryl Lee parvient
miraculeusement à concilier ces deux expressions, épiphanie à elle seule).
Ni purgatoire (un concept absent du
protestantisme) ni paradis (Bob veille certainement dans une autre pièce de la
Black Lodge, il tua et tuera encore), la Red Room (bien plus sexuelle dans La Motocyclette de Mandiargues) s’apparente à une salle de
cinéma – Laura éclairée par le faisceau bleu de l’écran, spectatrice aux anges
– où elle contemple sa pureté perdue et rendue dans le mystère de la grâce.
Lynch, comme le Cassavetes de Gloria (in excelsis Deo), aime trop
son héroïne pour l’abandonner au trépas ; il lui offre une renaissance,
une jubilation – une extase, en
langage religieux, qui mêle et abolit les états contradictoires, qui résout la
crise de foi (dans le monde, dans le cinéma) par la preuve indubitable de la
lumière (celle d’un ange, celle d’un projecteur). L’iconographie religieuse
retrouve l’enfance et la peinture et les fantômes des images, de toutes les
images.
Ce final, au-delà de l’infini, comme
l’odyssée intérieure du Bowman de 2001, l'Odyssée de l'espace, dans le salut qu’il accorde au
personnage principal (le mot rédemption conviendrait pour l’expiation d’une
faute, or Laura ne commet aucun crime, sinon contre elle-même, en un suicide
différé acté par le meurtre paternel), prolonge celui du Pickpocket de Bresson (Michel
terrasse le Dragon du vol et retrouve Jeanne (d’Arc ?), son bon ange,
incarné par Marika Green, la future tendre amie de Sylvia Kristel dans Emmanuelle).
Schrader, qui considérait ce film comme un chef-d’œuvre absolu, signera le
scénario (amputé du troisième acte, ce qu’il ne pardonna jamais à De Palma)
d’un autre grand film lyrique, Obsession, réflexion sur l’œuvre
d’art comme palimpseste et récit proustien d’un inceste lumineux, conclu par un
travelling à 360° sur une valse chorale de Bernard Herrmann, immortalisant par
un arrêt sur image l’exultation du père et de la fille enfin réunis.
L’avant-propos du film de Bresson semble idéalement résumer Fire,
à l’exception du sexe du héros : « Ce film n’est pas du style
policier. L’auteur s’efforce d’exprimer, par des images et des sons, le
cauchemar d’un jeune homme […] cette aventure, par des chemins étranges,
réunira deux âmes qui, sans elle, ne se seraient peut-être jamais connues. » Elephant
Man proposait déjà une fin lyrique avec le suicide de John Merrick sur l’Adagio
de Barber. Humanité, pureté, éternité, ne peuvent advenir que par un sacrifice
ultime, terme de la vie et de l’histoire, dans l’écrin du lyrisme. Laura porte
la main à son pendentif, cœur sacré du film qui bat à l’unisson de celui du
spectateur. Dans Eraserhead, la Dame du Radiateur chantait qu’au Ciel, tout va
bien (reprise par Pixies, pour les fans).
Camus, dans Le Mythe de Sisyphe, jugeait le suicide le « seul problème
philosophique vraiment sérieux » : comme celui qui roule inutilement
son rocher quotidien, avec pour seul trésor la sensualité du monde, il faut
imaginer Laura heureuse, délivrée, protégée, aimée enfin. Dors en paix, ma chérie.
Le dernier plan du film : un arrêt
sur image du visage de Laura émergeant d’une brume bleue, en réponse au
tohu-bohu initial de l’image télévisuelle. Sur la poursuite du requiem, elle
nous regarde, comme nous regardaient Gelsomina/Giulietta Masina dans La strada
(n’oublions pas les larmes d’Anthony Quinn éprouvant la perte de la pureté,
recouvrant in extremis son humanité)
et Harriet Andersson dans Un été avec Monika. Le quatrième mur
qui nous sépare de la fiction frémit comme un rideau bleu ou rouge et le regard
caméra rencontre le nôtre, le reconnaît fraternellement. Lynch, comme dans Blue
Velvet, ne sacrifie pas à la convention de la fin heureuse mais accorde
à son héroïne (et à son actrice) l’éternité fragile de la pellicule (l’édition
MK2 comprend une relique fétichiste de la liturgie, de la cérémonie secrète du
film : un morceau de copie numéroté !). Ni tout à fait la même ni
tout à fait une autre, comme la femme du Rêve familier de Verlaine, Laura
nous sourit à jamais, renaissante vingt-quatre fois par seconde, marchant vers
sa mort malgré notre amour et celui de Donna, puis la dépassant.
- Route de Mulholland
Au terme de son voyage au bout de la
nuit, à la fin de ce film constamment éprouvant, souvent bouleversant, où l’on
pleure beaucoup et qui fait beaucoup pleurer (aveu sans honte de l’auteur de
ces lignes), une scandaleuse vérité se fait jour, nimbée du « Soleil noir
de la Mélancolie » : tous nous allons mourir, moi qui écris, vous qui
lisez, tous nous allons pénétrer dans le miroir des fantômes. Une partie du
ressentiment critique et public s’explique par cette frontalité de notre
mortalité, que Lynch nous assène dans une tragédie « dont le héros est le
Ver conquérant » pour citer Poe après Nerval. Face à cette évidence, face
à la démonstration quotidienne de la férocité du monde, face à la perte
irréversible de ce que nous aimons (qui ne connaît une Laura, dont les traits
se confondent avec le visage volé d’une mère, d’une sœur, d’une amie ou d’une amante ?), il faut faire de grands films qui nous réconcilient avec
nous-mêmes, avec la nuit claire de notre âme, ou bien fonder une religion –
Nietzsche, dans les fragments de La Naissance de la tragédie, déclare
que parvenu à un certain seuil de lucidité, on ne peut devenir qu’artiste ou
prêtre.
Depuis la création de sa fondation en
2005, Lynch choisit de faire la promotion de la Méditation transcendantale,
renonçant au cinéma. Sur un site effarant, il passe en revue les
« populations à risque » : écoliers, militaires, femmes,
Amérindiens, sans-abri, prisonniers et Africains [sic] et compile les
témoignages ravis de tous les adeptes, avec un seul mot d’ordre (la Paix
Mondiale et l’Éducation basées sur la Conscience) et un unique slogan (Le
changement commence en-dedans) ; les dons vont de 25 à 1000 dollars (et
plus). Un documentaire, David et les yogis volants, montrait
récemment le vrai visage de l’organisation, déjà portraituré par Kubrick dans
son testamentaire Eyes Wide Shut avec la Scientologie, la face abjecte des
pharisiens de toutes les époques. La série se terminait par un reflet, comme Cruising :
Cooper découvrait Bob dans le miroir, ennemi intime qui attend de surgir de
l’autre côté, de prendre possession du corps des jeunes filles et de l’esprit
malléable des enfants ou des adultes dans les ténèbres de leur vie. Les
visages de Laura et de Bob ornent la même pièce, et aux chansons d’amour à
fendre le cœur offertes au hasard d’une rencontre font écho les mantras
individualisés chèrement vendus. Où va David Lynch ? Loin, trop loin de
Laura, de son cinéma précieux et vivant, autant que celui de Pialat, autre
transfuge célèbre de la peinture, et nous pouvons décider, cette fois-ci, de ne
pas le suivre.
- Empire intérieur
Mais ne quittons pas Laura, pas
encore, pas tout à fait. La révolution copernicienne du cinéma de Lynch, sa
féminisation opérée à partir de ce pivot, donne la trilogie noire Lost
Highway/Mulholland Drive/Inland Empire, labyrinthes
allégoriques, boîtes de Pandore ouvertes par des femmes pour les supplices et
les délices des aficionados de « l’œuvre
ouverte » façon Eco. Dans chacun l’on peut entendre, parfois
assourdissants, « les soupirs de la sainte et les cris de la fée » (El Desdichado)
de Laura. Et le feu qui la dévorait brûlera aussi Alvin dans Une
histoire vraie, mais sous la forme d’un traumatisme de guerre et d’un
périple pour se réconcilier avec son frère, parce qu’il ne reste finalement que
la famille à ce vieillard magnifique. On chercherait vainement la texture de cet
univers dans les produits inoffensifs de la petite lucarne ou du grand écran.
Ni le roublard et conservateur American Beauty, ni les sucrées et gay friendly Desperate Housewives ne
rivalisent avec le film-monde de Lynch (ironiquement, Sheryl Lee interpréta le
rôle de la défunte narratrice dans le pilote non diffusé).
Tournons-nous une fois encore vers De
Palma pour repérer des harmonies. Une femme en détresse hante son cinéma, avec
une incarnation iconique dans Carrie au bal du diable (Piper Laurie comme un double
inversé de Ray Wise, pour un effet aussi désastreux). Sa propre trilogie Outrages/Le
Dahlia noir/Redacted retravaille le motif de la femme avilie, suppliciée,
démembrée ; les deux derniers films s’achèvent sur cette image
insoutenable. Dans Redacted, très grand film sur la guerre, les différents régimes
d’images virales, la violence et l’altérité généralisée – un film pour
aujourd’hui, par conséquent, qui entretient une vraie proximité formelle et
thématique avec Fire, et foudroie autant, pour d’autres raisons –, De Palma pousse le vice ou l’inconscience
jusqu’à monter son diaporama final de foire des atrocités, inspiré de YouTube,
non sur le requiem de Cherubini mais sur un extrait de Tosca, conférant à un
fait divers plus que sordide la noblesse mélodramatique du bel canto (et le spectateur sidéré de se sentir dans la peau d’Alex pour Orange
mécanique, bombardé d’ignominies tressées à du Beethoven).
Le lien de l’opéra relie aussi les
deux œuvres. Laura s’accorde avec l’héroïne de Puccini, proie sexuelle victime
des apparences, se suicidant en se jetant d’une tour du château Saint-Ange,
mais encore avec la Norma de Bellini, qui finira au bûcher après une invocation
à la lune (celle du chalet orgiaque ?), qu’Eastwood utilisera dans son
propre mélodrame, Sur la route de Madison. Le film de Lynch, exemple parfait
d’art total, qui mobilise toutes les formes d’expression artistique et convie
tous les sens du spectateur, peut s’écouter comme l’un des arias de ces opéras
féministes, la plainte d’un cœur brisé, la symphonie naturelle d’un Petit
Chaperon noir convoité par un ogre. Le conte de fées (pour adultes, pas
l’ersatz de Disney), l’opéra, le cinéma – tout conspire à inscrire Fire
dans le mythe, réceptacle de forces, d’histoires, de personnages à la fois
extraordinaires et spéculaires, plus grands que la vie et voisins de quartier,
presque trop puissants et instables pour lui, ruban de rêves de cent trente
minutes, merveilleux train électrique (Welles) et bien sûr train fantôme. Un
miracle n’arrivant jamais seul (comme un malheur), le destin de Laura la libère
de sa captivité en lui ouvrant la Red Room, et le film parvient à contenir
toutes les forces, les histoires, les personnages et les significations du
mythe à l’intérieur de lui-même, comme un réacteur où s’opère la fission
nucléaire du feu atomique, et tout autant
comme une bouteille qui attrape la foudre, pari insensé, dangereux et exaltant
tenté avec réussite par le photographe de Femme fatale.
Le dieu de la Genèse met une semaine
pour créer l’univers ; Lynch érige son monde en sept jours – un
commentaire composé rédigé en cinq, pour célébrer un poème au goût de cendres, peut-il
épuiser une œuvre elle-même épuisante de richesse et d’intensité ?
Certainement pas et tant mieux. La porte du tableau (ou le rideau de la Red
Room) ouvre sur une multitude de pièces de couleurs différentes, comme dans Le
Masque de la Mort Rouge. La lecture maternelle de Michel Chion dans sa
monographie du cinéaste, sous influence des travaux de Françoise Dolto, ne nous
convainc guère, sans doute parce que nous croyons davantage au film et au
cinéma qu’à l’inconscient et à la psychanalyse. Dans le miroir démultiplié de
cette dame de Twin Peaks, et non de Shanghai, chatoient toutes les Filles du
feu et mille autres rôles et actrices chers à notre cœur, parmi lesquels la
Belle platine et sa Bête de cinéma (Fay Wray dans King Kong), la Phoenix du
Phantom
of the Paradise (Jessica Harper, qui sourit également à la fin de Suspiria),
La
Femme flambée de Robert van Ackeren (Gudrun Landgrebe en maîtresse SM),
l’incendiaire Renée Soutendijk du Quatrième Homme de Verhoeven ou
Theresa Russell, encore, dans La Putain, en pionnière de la
télé-réalité.
Retour à la télévision : l’épisode La Tête ailleurs du Mentalist vient de relire Les Aventures d'Alice au pays des merveilles
de Lewis, Jane, ce dandy inconsolable obsédé par le Rouge, qui sourit pour ne
pas pleurer (et porte le gilet de Jim West), retrouvant sa fille défunte grâce
au poison de la belladone, qu’il décide de reprendre en toute conscience à la
fin, pour revoir encore Charlotte qu’il suppliait de revenir. Laura aussi se
droguait, avec de la poudre, de la bière, du sperme, pour échapper à
l’insupportable réalité (en modèle d’héroïne romantique et d’enfant abusée).
Paul Atréides quêtait l’épice visionnaire, et les cinéphiles développent avec
plaisir une accoutumance aux images, addiction incestueuse dans le cas des
réalisateurs autrefois critiques. Avec ce film-somme, Lynch revient à
Philadelphie, où il vécut, et à Missoula, où il naquit, pour de nouveaux
départs vers son Amérique intérieure. Il y peint avec un amour inflexible les
métamorphoses et le destin d’une jeune femme dont l’origine remonte à bien plus
loin que la peinture, la musique, la littérature ou le cinéma.
Nous connaissons cet animal croisé au
détour du titre d’un film d’Alain Tanner avec Bulle Ogier, nous savons qu’il se
nomme salamandre, qu’elle vit dans le
feu et meurt s’il s’éteint, qu’elle constitue un symbole important en alchimie
et en héraldique. En elle fusionnent l’un des quatre Éléments et la foi
incorruptible. Mais elle sécrète encore un poison mortel, qui fait penser au
charme vénéneux du film de Lynch et du cinéma que nous aimons, à des
années-lumière du parc d’attractions du cinéma contemporain, royaume des
aveugles, des fausses gloires et des petits
malins, cinéma post-moderne et cinéma karaoké, maillon supplanté par
l’économie du jeu vidéo dans la chaîne numérique qui emprisonne les imaginaires
et les consciences, dans la guerre douce du virtuel. Il faut donc fréquenter
les foyers d’insurgés qui mènent une
guérilla sans merci dans son sillage, ces quelques rares francs-tireurs pour
lesquels le cinéma, au-delà du formatage, du support (Inland Empire tourné en
DV, comme les derniers films de Cavalier, Miller et Brisseau, tous cinéastes
parfois assez proches de Lynch), de la politique ministérielle et des
perfusions étatiques ou privées, s’avère réellement un art du feu, pour qu’il marche avec nous. Car
nous n’ignorons pas que les morts ne reviennent qu’au cinéma ou dans les romans
(avec les conséquences terribles de Simetierre), dans notre mémoire
défaillante et dans nos yeux qui fatiguent. Quelque part entre Ciel et Terre,
reine sans diadème du cinéma, Laura nous sourit.
La Morte nous attend : on la
rejoindra vite.
Un article nourrissant et incomparable et si peu de commentaires, est-ce là la dure loi pour qui souhaite éclairer la lanterne du cinéphile moyen qui ne se pose guère de question ?
RépondreSupprimerJe rêverai donc d'un bel ouvrage de qualité qui rassemblerait le must de vos billets favoris et qui serait accessible à de vrais amateurs qui sachent accepter de faire le travail de lecture et d'écoute de la musique intime qui se dégage de l'oeuvre patiente, diligente action d'un critique de cinéma à l'âme artiste autant que passionnée ...
Merci pour votre présence, patience, bienveillance.
Supprimer"Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre" affirmait Mallarmé ; si cet item existait, je vous l'offrirais volontiers...
Je sais pourquoi et pour qui j'écris, ceci, pour l'instant, me suffit.
Très émue, merci de tout coeur pour votre franche réponse qui trouve écho sensible en mon âme...
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=NrgcRvBJYBE
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