Open Water : En eaux profondes : Un homme et une femme
Un « film de requins » ? Certainement pas. Un drame
physique (et non psychologique) homemade et handmade ? Assurément. Mais surtout une œuvre
de/sur un couple, face à la mer aussi infinie que la mort.
Un homme et une femme quittent leur
maison, ferment une porte à la poignée dorée, passent deux ou trois derniers
coups de fil, se parlent via des cellulaires, avec un sourire. Ils partent en vacances,
deux jours pour faire de la plongée au paradis des touristes. Des sacs bleus
comme l’eau qui les attend, les attend patiemment, dans le coffre de
l’imposante automobile, ils abandonnent le foyer sans feu ni enfant. Elle
s’occupe de production (au cinéma ?) ; il s’occupe d’inspection (des
fraudes ?) : ils croient contrôler leur confortable existence eugéniste
(l’ordre et la propreté de la cuisine inquiètent, décor familier de la fiction
américaine où personne ne mange vraiment) mais savent bien qu’ils ne font plus vie commune, séparés par le travail, les
autres, la routine ou l’usure. Ils veulent et doivent se retrouver, au bout du
monde. Par-delà les nuages, comme chez Antonioni, dans l’avion qui les emmène
loin d’ici, les ramène à eux-mêmes, aux braises de leur amour à raviver sous
l’eau, Susan sourit à Daniel – les noms viendront plus tard, pour l’instant,
ils pourraient s’appeler Adam et Ève, il s’agit d’ailleurs de leurs
« vrais » prénoms –, et les deux exilés volontaires, partis pour plus
longtemps qu’ils ne le pensent (et souhaitent), regardent dans la même
direction, droit d’avant, vers la flamme des origines, vers les premières fois
à reconnaître, à éprouver à nouveau, inconscients de la passagère à leur gauche
(la baby-sitter du couple de cinéastes !), mutique, au visage fermé – sa
faux dans la soute, qui sait…
Elle prend des photos comme n’importe
quelle touriste, elle sourit derrière l’objectif à l’homme placé devant qui lui
sourit en retour. Ne savent-ils donc le pouvoir létal de l’appareil de prises de vues, qui ne leur volera guère
leur âme mais les fige à jamais dans une image morte, funeste présage du sort
qui les attend « dans la vraie vie » ? Signe de mauvais augure
redoublé, du reste, avec cette tête hilare glissée entre les mâchoires d’un
simulacre de requin à la devanture d’une échoppe (l’argent du voyage et de
l’expédition reviendra dans les griefs rageurs de l’homme joué par le
sort : « Et on a payé pour ça ! »). Tout commence comme un
film de vacances, dans la texture brute d’images capturées en Mini-DV, presque
volées parmi des figurants qui s’ignorent par des cinéastes incognitos, l’homme
dans un axe, la femme dans un autre, couple à la ville shootant son couple à l’écran. L’effet miroir produit aussi une
grande proximité avec le spectateur, sa présence immédiate aux côtés de
l’acteur et de l’actrice dont les traits suffisamment anonymes le(s) placent
d’emblée dans l’évidence de la fiction, la présence au monde ici et maintenant,
découpé par le cadre numérique, Dieu merci pas trop heurté ni tremblant, mais
l’excédant, se poursuivant au-delà, dans le risque du hors-champ, ainsi que
plus tard, au large, dans l’obscurité anxiogène sous la surface.
Intérieur/nuit dans une chambre
d’hôtel : le couple nu se couche, de la crème solaire sur le visage. Pas un
gramme d’impudeur ni de voyeurisme dans cette scène tendre et complice, qui
parvient à nous faire croire à la réalité du couple parlant le langage du
corps, cette familiarité, cette absence de gêne entre les êtres qui s’aiment
vraiment et connaissent chaque centimètre de leur peau. Le même sentiment
naissait des étreintes entre Monica Bellucci et Vincent Cassel dans leur propre
voyage en enfer sans retour. Enfin de la nudité adulte dans un film
« grand public », qui ne cherche pas la complaisance, le petit
plaisir facile et salace, l’effeuillage initiatique de la jeune première pour
payer sa place à l’intérieur : ici, les corps, dans la chaleur nocturne
estivale, dans leur pilosité masculine et féminine – alors que l’épilation
constitue un marqueur contemporain des mannequins nus du « divertissement
pour adultes » – provoquent l’empathie, la sensation rare d’assister à un
vrai moment d’intimité, non pas en intrus, dans le rôle du troisième homme
(femme) enlaçant les amants hitchcockiens qui n’en finissent pas de s’embrasser,
mais à la bonne distance, ni trop près (pornographie majoritaire) ni trop loin
(érotisme bourgeois), témoin attentif et attendri d’une scène d’amour qui ne
viendra pas, dernier don refusé avec douceur avant le grand plongeon, chance passée
de s’étreindre, s’ouvrir, se rejoindre dans la jouissance – la petite mort, en effet, mais aussi vaste
que l’océan – une dernière fois ; d’où la mélancolie rétroactive du
moment : la beauté, la santé, la force de ces deux corps réunis, amis,
amoureux, tout cela coulera dans l’eau glacée de l’oubli et des ténèbres, dans
une profondeur sans borne qui se fiche bien de leur gloire et de leur belle
humanité.
Il reste peu de temps avant la
plongée, avant les 06.30 rouges du radio-réveil, juste le temps de faire la
chasse aux moustiques devant un objectif bien nommé fisheye, qui courbe les perspectives comme dans un mauvais rêve,
comme le judas d’une porte de prison, comme l’œil sans pitié d’une caméra
de surveillance. La liberté du couple, dans le confort matériel, professionnel,
et sans la responsabilité d’enfants ? Un leurre, comme les appâts de pêche
ou la démonstration de l’organisateur de la plongée mimant les gestes de
secours. Sa petite comédie, numéro routinier, fait sourire notre couple et les
autres occupants du bateau (tous vrais plongeurs recrutés in extremis, dont la sœur de la co-cadreuse) mais ne servira à
rien, ne sauvera personne. Sur le pont, Susan et Daniel semblent étrangement
perdus, déjà absents, élus par la
caméra en héros de la fiction, bien plutôt du drame, isolés des autres comme
avant de partir, dans le calme menaçant de leur maison vide, cernés par une
invisible menace. Pourquoi eux ? Pourquoi ici et maintenant ? Le
film, à l’image de la vie, n’apporte aucune réponse, sinon le choc sourd,
amorti, des échelles, aux faux airs d’antenne de télévision, frappant l’eau
lumineuse, servant plus à monter qu’à descendre. À 09.45 AM, la plongée débute,
et les vingt-deux participants (ah, l’ironie de cette erreur de comptage aux
conséquences désastreuses) s’élancent pour heurter à la chaîne – bel effet de montage accumulatif – et avec maladresse, ployant sous le poids de leur
attirail, le fond peu profond, entre quinze et vingt mètres, que le couple
déserte vite pour découvrir à sa guise, à son rythme, la faune et la flore
sous-marines (dont une murène, qu’il faut éviter de caresser, qui mordit
légèrement Blanchard [Susan] Ryan, actrice justement primée, détentrice d’un
brevet de plongée, comme le solide Daniel Travis, vu parfois à la TV).
Les premiers requins surgissent
rapidement – dans le même plan avec les acteurs, en bonne ontologie bazinienne –, créant la stupeur du couple abandonné à lui-même, en avance,
pourtant, au point de rendez-vous, déjà ballotté par le courant, bouchons de
chair et de sang dérivant sur la mer illimitée, en avatar des aventuriers
marins de Poe. Mais il ne faut guère les redouter, pas encore, en tout cas, et
sans doute moins que les méduses urticantes qui fraient dans les parages, dans
la grâce de leur corolle piquante. Autour d’eux, l’eau pas encore froide, inhospitalière
et hostile, accède peu à peu à l’abstraction, égare sa nature figurative sous
les yeux de Laura Lau pour atteindre une beauté dynamique, hypnotique, flux de
formes, de mouvements et de couleurs qui évoque le métal liquide d’un
Terminator, la lave d’un volcan sous-marin, la matière concrète, sensuelle,
étalée sur la palette d’un peintre. Si les corps humains, dans la chambre
protectrice, révélaient leur fragilité, leur impermanence, la mer s’affirme
dans ses métamorphoses, ses incessantes modifications d’apparence, « ni
tout à fait la même ni tout à fait une autre », perdant l’éclat du soleil,
changeant de couleur à vue d’œil, jusqu’à ce gris de pierre tombale, jusqu’à ce
bleu Klein horizontal – incroyable altérité de cet élément, matrice et tombeau
(pas seulement des marins), espace primordial et force incontrôlable, source
d’énergie hydraulique ou éolienne, dans l’air du temps, mais aussi flot de
destruction lors de tsunamis (auquel échappa notre couple de filmeurs).
Elle devient étrange, incompréhensible, intérieure, vraiment.
À l’horizon passent des bateaux
indifférents, des cargos bien trop lointains, silhouettes obscures se détachant
sur un ciel confondu, dilué dans l’eau, une tour en forme de phare hors
d’atteinte… La cavalerie arrivera trop tard – astuce de mise en scène volant des
embarcations de pêcheurs partant travailler, des avions prenant leur envol, des
hélicoptères enrôlés gratuitement, dans le décor de la carte postale ou le
ciel new-yorkais –, comme souvent hors de la fiction. Susan, nouvelle Ophélie
en combinaison de plongée, s’accorde quelques minutes de trouble repos, bientôt
réveillée sans ménagement par un requin glissant sous elle. L’isolement, la
terrible solitude aquatique du couple, autorise Daniel à hurler sa colère, son
ressentiment, son incrédulité aussi. Aucun des deux ne semble et ne veut y
croire, ces adeptes du contrôle, de l’organisation, des choses et des êtres acquis, assurés, se retrouvent au milieu du Grand Nulle part, dépossédés de
tous leurs biens, délestés de toute leur assurance (Susan se défait de ses
plombs qui tombent à pic dans le sable des profondeurs, rejoint par le couteau
inutile de Daniel, en écho au harpon fiché dans la végétation du long week-end
écrit par Everett De Roche, récemment emporté par un cancer). Ils se retrouvent
enfin, réduits à eux-mêmes, à leur sens pratique, à leur instinct de survie.
Les rancœurs remontent à la surface, les reproches et les récriminations,
pareils au vomi de la plongeuse : il faut se débarrasser de tout cela pour
affronter ensemble ce qui arrive, pour sauver son amour et sa peau, le
sauvetage de l’un passant par celui de l’autre. Le suspense sentimental,
émotionnel, se situe à ce niveau : voici un survival existentialiste, où la nudité devient dénuement, où
l’étreinte conjure la noyade, où le besoin de vacances cède la place à l’épuisement.
Combien de temps – affiché par le time
code de la caméra – vont-ils donc tenir ?
Tandis que leur disparition apparaît enfin aux yeux du monde, que le sauvetage se déploie,
les requins attaquent, parce que les deux plongeurs représentent une proie facile,
fatiguée, dans l’eau depuis trop longtemps. Les prédateurs ne surgissent pas de
nulle part sitôt un orteil dans l’eau, à quelques brasses de la plage. Ils
chassent pour se nourrir, non par sadisme, et le film, dans son épilogue, montre
bien que l’homme se situe tout en haut de la chaîne alimentaire, éventrant
l’animal victime de sa réputation (et de Hollywood) sans un soupçon de remords,
banal bourreau amputant les ailerons, capturant dans ses filets chaque année
une centaine de millions de squales inoffensifs. Pour l’instant, le sang de
Daniel se répand autour de lui, autre corolle rouge profond, et sa jambe mordue
brûle et fume tel un feu d’artifice, un son et lumière à quelques mètres de la
ligne de flottaison (Graeme Revell, la seule « star » du film, signe
des arrangements de chants traditionnels des îles Fidji, qui parlent de passage
vers un autre monde). Accrochés l’un à l’autre, l’homme et la femme, les
premiers et les derniers de l’univers, qui se passera très bien d’eux, qui
continuer à (mal) tourner dans les boissons et les rires des fêtards, dans un lézard
qui entr’ouvre un œil dans la nuit, dans la piscine tranquille, dans les jeux d’une gamine filmée à trois ans d’intervalle (la fille de Chris Kentis et Laura
Lau, qui lui dédient le film), comprennent l’évidence et l’enjeu : cette
mer sans limites et sans autre présence humaine, qu’ils fixent et qui les
fixent en reflet, tel l’abîme nietzschéen, équivaut ni plus ni moins qu’à la
mort, celle de la Bible fendue par le prophète aux cheveux blancs et au Décalogue,
celle de la poésie presque en assonance avec mer, celle des naufrages symptomatiques du dérèglement climatique –
leur propre mort, assurément, la disparition revenant par trois fois, dans le
comptage, dans le récit en images, dans l’épilogue (le fait divers dont
s’inspire l’œuvre reste quant à lui « ouvert », autant que l’évanouissement
de Lea Massari chez Antonioni, encore).
Au crépuscule, l’orage éclate,
parachevant la colère de la nature, la petitesse de l’espèce, et l’aube
sanglante dévoile le cadavre flottant de Daniel, devenu lui-même Ophélie, reprenant sa position de gisant dans le lit. Il
faut se séparer, se quitter pour de bon, dire adieu pour toujours à celui qu’on
aime. Susan, plus seule au monde que le Robinson de Zemeckis, embrasse Daniel, le sel de ses larmes indiscernable de celui de l’eau indifférente. Puis, après
un dernier regard aux alentours, au vide de l’horizon, au ballet patient,
affamé, des requins, elle ôte son masque, sa bouteille d’oxygène et se laisse
chuter dans les ténèbres marines, à la façon de Jean-Marc Barr chez Besson. Les
deux corps disparaissent, engloutis par les requins, par les profondeurs sans
fond. Ce film commencé par un départ, une fuite, s’achève donc sur l’évasion
ultime, celle du suicide, de la mort non plus combattue mais acceptée, voulue,
accomplie par une femme, traditionnellement associée à l’élément aqueux, aux
eaux du désir et de la naissance. Elle n’enfantera pas, elle ne donnera pas le
jour dans la nuit du lent fondu au noir. L’album, le journal visuel de
vacances, se terminent en tragédie propre à alimenter les légendes et les
documentaires des chaînes thématiques. Que reste-t-il de Susan et Daniel, après
ce dernier plongeon ? Pas grand-chose, à vrai dire, les reliques
mélancoliques d’une vie brusquement interrompue : des cartes de plongeurs
qui les identifient en clin d’œil aux premières victimes du monstre marin de
Spielberg, lui-même inspiré de la baleine blanche et mythique de Melville, des
affaires glissées sous un banc, le souvenir instantané du moniteur, qui les revoie
au temps de leur rayonnement, de leur complicité profonde (autant que la mer,
en réponse aux Bee Gees qui s’interrogeaient sur la profondeur de l’amour) et,
bien sûr, l’appareil photo insubmersible du couple, retrouvé dans l’estomac
d’un requin ouvert comme une outre, qui signe les images que nous venons de
voir, qui boucle la boucle dans un rétrécissement de l’écran quadrillé de noir
pour le générique de fin, en habits de
deuil.
Fin du voyage, fin de la plongée, fin de l’amour et du film : en
trois ans de tournage, en 80 heures de rushes
élaguées à 76 minutes de métrage, tendu comme un arc, dégraissé à l’extrême,
presque en temps réel, le couple Chris Kentis/Laura Lau met au monde une œuvre qui se porte bien, qui émeut, qui
pratique la métaphore avec toute la puissance « réaliste » du cinéma
(en éclipsant la vraie-fausse suite dispensable de la dérive mortelle
allemande) : cette plongée, ce combat d’une vie ou de 24 heures, ce final
poignant et nécessaire, au sens premier du terme, nous concernent tous, nous font
suivre, éprouver, une odyssée primitive, minimaliste, essentielle, une sorte
d’exercice existentiel profitable dans notre propre mer intérieure et celle qui
nous attend tous au bout de la plongée ou de la nuit. En cela, le film rejoint in fine la nature et la fonction du
cinéma d’horreur, sans la panoplie mécanique des farces et attrapes : nous
confronter à notre mort et à celle de nos compagnons de vie, de cœur, la
regarder en face, l’apprivoiser, pour apprendre à se défaire de tout ce qui
nous retient, nous alourdit, nous maintient à la surface, de toutes les surfaces
– et nous pouvons alors plonger dans la mer éternelle, celles des premiers
âges, celle de la mémoire chez Tarkovski, celle qui efface jusqu’à notre nom,
car l’eau sans rêve ne s’ouvre finalement que sur notre grand sommeil…
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