Fantôme avec chauffeur

 

Un métrage, une image : Le Manoir hanté (1920)

Des spectres, des nègres ? Spook désigne les deux, tant pis, tant mieux, mais en dépit de son titre à double sens, Haunted Spooks ne vise l’ambivalence, c’est-à-dire divertir avec le pire. Le racisme, personne ici ne s’en soucie, moins encore d’en commettre l’apologie. Certes, la crédulité instantanée, les jambes qui tremblent, les domestiques qui déguerpissent, le gosse aussitôt albinos, à face blanche, farine en prime, renversement du fameux noircissement, blackface balèze, du cinéma de ces années-là, on renvoie vers Le Chanteur de jazz (Crosland, 1927), dommage, tout ceci risque d’irriter certaines modernes sensibilités, ne plaira, n’en doutons pas, ni à Spike Lee ni à Jordan Peele. Pourtant, rien de révoltant, plutôt la prise en compte du présent d’antan, surtout sudiste, a fortiori le long du Mississippi, pays de possessions, sens duel, de plantations, de récente servitude, d’inconsciente négritude. S’il utilise des stéréotypes, le court métrage centenaire, jamais austère, réutilise des types, esquisse des silhouettes guère suspectes, anonymes, point à déprime, Oncle, Garçon, Fille de vrai-faux et rapide vaudeville, clos sur une question d’identité, des habits de nuit échangés, une chambre à coucher partagée. Item amène de mariage arrangé, Le Manoir hanté laisse à Griffith et aux kagoulés immakulés, sinon enkulés, du KKK la chasse à cheval au mal blanchi avide de la virginité, pas celle de la virginale Virginia Clemm éprise de Poe, quoique, et des tresses de livide demoiselle en détresse (Naissance d’une nation, 1915). Au contraire, une fois l’affaire tirée au clair, le stratagème de mise en scène découvert, le troisième couple in extremis en déroute, le rassuré majordome raccompagne le mauvais homme, le Noir ne craint plus le Blanc, son drap idem, son fantastique à fric, il le fout fissa à la porte, et toc. Quelque chose d’autre s’imprime en sourdine, selon le fiston à pantalon, comme l’image tendre, en avance, d’une famille bicolorée, recomposée. À côté de ces préoccupations de représentations, Haunted Spooks fait souvent sourire, dès l’orée des cartons d’introduction, mention spéciale à la série de suicides en enfilade, peu fatals, du soupirant se désespérant. Sur la route coûte que coûte et dare-dare du transmis manoir, Harold Lloyd et Mildred Davis, pas déjà mariés, ça ne saurait tarder, ne font l’amour, se débarrassent d’une basse-cour. Escortés par le score estimable de Robert Israel, animés par un trio – deux cinéastes, Goulding & Roach, un scénariste, Walker – ensuite au service de Laurel & Hardy, nos héros tourtereaux filent vite, ne prennent pas une ride. Le sommet du spectacle anticipe la coupe de cheveux très étrange de Jack Nance dans Eraserhead (Lynch, 1977) : tifs en touffe à la verticale, on rigole, Lloyd conserve quand même cravate, lunettes, retrouve recta le sourire honnête, l’élégance persistante d’un clown cool, moins sentimental et social que Chaplin, moins mutique et mélancolique que Keaton. En vingt-cinq minutes remplies de distrayant tumulte, Le Manoir hanté ressuscite ainsi l’art plastique du slapstick, de la course-poursuite, sise à domicile, d’une maison la suivante, d’une classe la seconde, annonce aussi, en sus, la démystification des frissons de La Nuit de tous les mystères (Castle, 1959), lui-même a priori parfois appelé… Le Manoir hanté, boucle bouclée, à nouveau ouvrage collectif, festif, de défi domestique, de très américaine réussite.

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