The Ipcress File : Ouragan sur le Caine
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sidney
J. Furie.
Film pop, film d’époque, ce Dossier Ipcress constitué en 1965
demeure délicieusement drolatique et fait souvent sourire en 2018. Davantage
qu’une réponse supposée sérieuse à la franchise
bondesque, car la convention du réalisme, y compris social, tradition locale,
en pleine période du ciné estampillé émancipé, vaut celle du spectaculaire, commise par la
même équipe, Ken Adam, John Barry, Peter Hunt, Harry Saltzman, contemporaine
d’un certain Opération Tonnerre, où figure aussi Guy Doleman, il s’agit d’un
exercice de style dédoublé, doté d’une surprenante et cohérente dimension méta.
On s’en souvient, Otto Heller éclaira Le Voyeur (Powell, 1960) et revoici
un « traitement » éprouvant, qui anticipe celui de Orange
mécanique (1971), prodigué par l’anglophile, sarcastique Kubrick au
juvénile, immoral Malcolm McDowell. Palmer, magouilleur en Allemagne, soldat
insoumis, muté à l’Intérieur, aux « tendances criminelles » peut-être
utiles, en sus séducteur, mateur, amateur de fine cuisine, cf. la boîte de
champignons français acquise au supermarché US, l’une des scènes les plus
amusantes et sociologiques du titre, doit enquêter sur le ravissement d’un
cerveau et surtout sauver sa propre peau. En effet, un fieffé Albanais non
seulement le rend paranoïaque mais de surcroît le kidnappe et lui lave la
cervelle à l’aide d’un dispositif audiovisuel, à la fois artisanal et fatal,
bande-son psychédélique + projecteur emprunté à Mark Lewis inclus. Notre héros
à lunettes, à omelette, à veuve vite consolée, pas si fiable, va-t-il succomber
au sigle de l’intitulé ? Heureusement non, puisque la souffrance salvatrice
lui permet de conserver son identité, ses capacités, in fine de discerner le traître sympathique, dont le gros abat-jour
rouge correspond chromatiquement à la blessure de sa main.
Pas d’amnésie pour Harry, à peine un
vrai-faux dépaysement à l’Est et un cynisme amical formulé par son supérieur un
brin manipulateur : risquer sa vie ou sa raison, tu te savais payé pour,
mon garçon. On se rappelle qu’en 1982, Mister
Sidney malmena de manière similaire la chère et douée Barbara Hershey selon L’Emprise,
abracadabrante et cependant tétanisante, demandez donc à Martin Scorsese,
histoire de viol invisible infligé à domicile par une force surnaturelle à
faire frémir le féminisme moderne. Dix-sept ans plus tôt, Michael Caine s’y
colle, modèle d’élégance, de prestance, de distance et de résistance
britanniques. James & Harry représentent le Royaume-Uni, c’est-à-dire son
imagerie, et le réalisateur canadien, contrairement à ses confères un peu
flemmards affiliés à la flamme de Fleming, en rajoute une couche, plutôt
plusieurs, il délaisse la transparence du classicisme au profit d’une
expressivité soulignée. Comme Leone, au temps de sa trilogie du dollar, équipé du Techniscope permettant
une profondeur de champ renforcée, Furie multiplie les contre-plongées, les
surcadrages, les perspectives, les axes obliques, les différentes échelles de
plans et des êtres ou des choses dedans. Outre s’inscrire au sein d’un contexte
expérimental, ludique, au cinéma et en musique, je renvoie vers Richard Lester,
embarqué par les Beatles ou pas, le caractère baroque de la réalisation épouse
le discours lui-même masqué de l’espionnage d’un autre âge. Espionner ou
observer, filmer ou microfilmer, tout ceci s’équivaut, dialogue, devait se
rencontrer, tandis qu’un Philip K. Dick saura hisser la décennie suivante ce
jeu sur les apparences jusqu’à la métaphysique de Substance Mort.
Saltzman détesta cela et ne
s’entendit pas avec le ressortissant du Canada, pourtant The Ipcress File bénéficie à
chaque instant de son regard précis et inspiré, de son désir de construire par
la caméra un univers en déséquilibre, rempli de duplicité, d’une singularité
perceptive en opposition avec une réalité diégétique disons assourdie, la
direction de la photographie et le production
design privilégiant l’anonymat, la
discrétion, l’absence de soupçons, politique esthétique habilement et
comiquement symbolisée par la couverture de la société d’embauche domestique,
les portes des divers départements arborant des pancartes en trompe-l’œil explicite
et ironique. Si l’argument de l’opus
le rapproche de Un crime dans la tête (Frankenheimer, 1962), son traitement,
ici cinématographique, l’amène à rimer avec Blow-Up (1966). Certes
moins épris d’arabesques tout sauf gratuites, décoratives, Michelangelo
portraiture à son tour une Alice de Lewis transgenre saisie en hédoniste
odyssée phénoménologique londonienne. Au terme du métrage de l’Italien en exil,
le macchabée, déjà remplacé par son substitut photographique pris à son insu,
n’existe plus, et des joueurs de tennis
à la Marcel Marceau peuvent dorénavant mimer un match mutique. Au terme de sa mission, accompagné de Ross, Palmer s’éloigne
d’un cadavre cadré en plongée, preuve par l’image d’une facticité avérée puis
neutralisée. Antonioni achève et ouvre sur le vertige, enregistre la
disparition du réel et même de son simulacre, dissous dans un agrandissement
qui le transmue en pure abstraction. Furie termine sa partie rythmée,
mélancolique en sourdine, au cymbalum, aux trompettes, par l’affirmation d’une
vérité vérifiable, d’une interruption radicale de la routine matinale, musicale,
administrative, celle de la mort, d’un nervi chauve au commissariat, d’un
co-équipier futé au feu rouge, d’un premier agent de la CIA en sous-sol, d’un
second menaçant sous une lampe.
Durant un marchandage massacrant
Mozart en fanfare, Palmer le mélomane parle de torture, il ignore encore que la
littérale l’attend, il ne sait lire le moment telle une mise en scène organisée
à ses dépens. Plus tard, l’échange prendra des allures de chorégraphie de parking, une pensée pour Demy, avec
véhicules maquillés en mode médical. L’électron libre s’occupe d’un
professionnel des protons et le train parisien, méta, du cinéma dissimule des
doublures, des impostures. Grantby, mauvais génie digne d’appartenir à la
galerie des ennemis de Jim, s’avère ainsi un alter ego inversé de Furie, un metteur en scène et en sons porté
sur la destruction, spécialement du passé précieux, présent de guerre froide oblige. Bien
entouré par une troupe de qualité, anglaise, n’en déplaise à François Truffaut
sur le point de tourner au même endroit Fahrenheit 451 (1966), citons les
noms de Sue Lloyd, Frank Gatliff, Nigel Green, Gordon Jackson, Caine incarne
avec charme un personnage ensuite repris à quatre reprises. À l’instar de
nombreux items issus d’Albion, le
scénario de The Ipcress File, adaptation parfois infidèle d’un bouquin
matriciel, ne néglige pas l’arrière-plan des origines, les rapports de classes
et de grades, toutefois il ne s’y attarde pas, n’en fait pas le centre du drame
jovial ni de la fenêtre focale, pas plus qu’il ne prophétise le conflit œdipien
de Mission
impossible (De Palma, 1996), superbe et suprême sommet d’heuristique
appliquée, d’ivresse réflexive, situé en partie au pays du cachottier Frantz
Kafka. Il préfère divertir intelligemment, avec une fable sur le discernement,
où même les bancs portent un numéro de code, où l’on peut interroger une
espionne fouineuse, assise à hauteur de pantalon et de pistolet, d’un
« Have you seen everything? » à double sens, où les sévices
sensoriels, mémoriels, s’interprètent en punition, en correction par
procuration, d’une insubordination de saison.
Ex-trafiquant
de Seconde Guerre mondiale, Harry Palmer reçoit une leçon insulaire et acquiert
in extremis sa rédemption, guéri de
sa myopie, ressuscité parmi des hommes de l’obscurité, dont il vient, ultime
plaisanterie, de liquider l’un des cerveaux, Janus moustachu. Près de vingt ans
après, son dossier persiste à séduire, yes
indeed.
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