Le Nom de la rose


Mots tribaux, lignes en ligne, accord tacite de la malédiction du sort.


Rien de plus politique et poétique que la linguistique, hormis le film cinématographique, mais que deviennent les termes mués en images sonores, en mouvements de temps, en textures impures ? Disons que deux langages se rencontrent au cœur du métrage, que le ramage et le plumage fusionnent afin d’afficher un paysage sans outrages. Mankiewicz, Pagnol, Rohmer, cinéastes classés littéraires, ne font pas du cinéma de papa, ne mettent pas du théâtre en conserve, et moins encore Cronenberg, métamorphosé désormais en romancier. Les dialogues, souvent admirables, où chaque vocable devra porter avec le maximum de puissance, la banalité enfin congédiée, la paresse aussi, n’existent pas ex nihilo, ne se déploient pas dans je ne sais quel éther universitaire. Décors naturels, appréciez l’oxymoron, ou huis clos de studio, l’écrin fonctionne à plein, enracine les répliques au sein de la réalité transfigurée, sens esthétique et mystique, de l’espace et des secondes reconfigurés par la séquence et le montage. La durée scénique n’équivaut pas à la durée filmique, ni la perception spatiale, ni la perspective univoque renversée par l’ubiquité de la caméra. Le même spectateur n’entend pas les mêmes mots de la même manière car l’écran se manifeste en tamis, en chambre d’écho, en continuum définitivement différent. Le truisme de l’arbitraire des langues, cette césure essentielle entre les êtres, les choses, les sensations, les émotions, les réflexions, et les phonèmes, l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, la syntaxe qui servent à les désigner, à les définir, à en finir avec eux, tant le fascisme inné de l’auteur, écrivain ou réalisateur, rejoint celui du lecteur, du locuteur, se voit pour ainsi dire conjuré durant la projection, relié à l’origine du monde retrouvée, réconciliée, y compris au cours du dirty talk des blue movies, peu connaisseurs de Courbet, okay.

Le mot écrit, dit, proclamé, murmuré, rendu nécessaire par la dramaturgie, délesté de ses contingences utilitaires, fonctionnelles, pragmatiques, didactiques, je pense aux modes d’emploi, aux journaux, aux textes officiels, au babil infantile de la société civile, acquiert au ciné une sensorialité unique, une intériorité ontologique, d’où, parfois, la redondance de la voix off, il harmonise l’immanence physique du comédien avec la transcendance fantomatique de l’acteur. Une pièce constitue toujours un effort, un exercice, un instant de grâce aussitôt évanoui, bien qu’inscrit dans la mémoire charnelle du public ; un film s’avère jusqu’à la nausée un effet en soi spécial, un tour de malice, un moment d’éternité mécanisée, assemblage de matières davantage que de messages, à destination individuelle et générationnelle. Caractérisé par ses contradictions, l’art funéraire et solaire, naguère éloquent muet, mise en sus sur le silence, de Godard, Bergman, Lynch ou Strickland, le dialogue avec la musique soulignant, pas seulement chez Minnelli ou Demy, les Archers ou De Palma, la dimension lyrique et mélodramatique d’une expression synthétique, à la fois opératique et intimiste. Peu importe si le monologue, de préférence rohmérien, se tient au bord de la logorrhée, puisque la musicalité immersive, l’érotisme acoustique, remportent l’adhésion souriante de l’auditeur. Adaptant Ballard, le soft-spoken Canadien précité sut susciter du triolisme spectral, létal, uniquement par la parole compulsive et le cadrage rapproché. Cela ne pouvait avoir lieu qu’au royaume des morts, territoire itératif et existentiel, singulier et pluriel, dont on ne saurait cesser, se lasser, d’écouter, à la fois charmé, terrifié, à l’instar de l’aventurier rusé, sudiste, hédoniste et nostalgique, le chant funèbre des sirènes sereines, malsaines, profération de sarcasme et de marivaudage, avec ou sans accent estampillé marseillais.


In fine émancipés du scénario, véhicules autonomes, abolis bibelots de sonore inanité à la Mallarmé portés par le corps inanimé, embaumé, des naïfs, des narcissiques, des courageux et des odieux osant affronter l’objectif fatal, les mots de/au cinéma composent un requiem amène, en éléments charmants de divertissement démocratique, sinon amnésique, qui nous permet de contempler la mort au travail, de se focaliser sur sa face fantastique et fatidique, en outre de succomber à sa mélopée macabre et agréable, mots d’amour et de meurtre, Hitchcock ne me démentira pas, directement glissés dans l’oreille du récepteur soumis, voire asservi, tel le père ensommeillé-empoisonné d’un célèbre prince danois, qui maudissait les mensonges maternels méta, le lexique inique à force d’être lucide. Dormir, mourir, rêver, voyager ? Entendre la mer et la mère, beau et cher duo de chair, de chambre mortuaire.

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