L’Amour, l’après-midi : Adultère, mode d’emploi


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric Rohmer.


À Laurence, fidèle et fervente

En découvrant L’Amour, l’après-midi (1972) après treize heures, horaire adéquat, donc, film gris éclairé par Almendros & Rousselot en mode monochrome de couleurs assourdies, ouvrage visionné sans soleil, accord climatique, ainsi, je pensais surtout à Eyes Wide Shut (1999) et l’épilogue, poignant, confirme les correspondances : Frédéric (pas Raphael, le scénariste du Kubrick) demande à Hélène « Il n’y a personne ? », réplique à double sens, et elle répond, en larmes, robe ouverte, « Jusqu’à cinq heures. Allons dans la chambre », équivalent autant que présage du fameux « Fuck » de Nicole à Tom. Auparavant, Frédéric faillit flancher face à sa propre tentation, un salut à celle de saint Antoine selon Flaubert, c’est-à-dire baiser avec Chloé, l’amie retrouvée, l’amie audacieuse, ensuite amoureuse, « paumée » in fine presque rangée, accessoirement apologiste d’une polygamie choisie. Elle sortait de la douche de son studio de chambre(s) de bonne, elle se fit essuyer avec une serviette immaculée, aussi blanche que ses fesses en gros plan caressant, elle s’allongea sur le lit, souriante, toile vivante. Mais Frédéric, col roulé autour de la tête, aperçoit son reflet au miroir de la salle de bains-cuisine et le spectateur se souvient aussitôt du même geste qui amusait son marmot. Non, je ne peux pas faire l’amour avec toi, même si je te désire, même si cela me déchire, je ne sais aimer deux femmes à la fois, en même temps, peu importe si j’en rêve et crève. Le bosseur respectueux, spécialement de ses deux charmantes secrétaires, le mari « parfait », dixit son épouse désormais à nouveau mère, le personnage du Paris des années 70, quand les femmes s’habillaient court, quand on les filmait en caméra pas si cachée dans la rue, quand on fumait, servait le thé, cet homme anonyme, monotone, se raconte, depuis son mariage « trouve toutes les femmes jolies ».


Durant une scène de rêverie drolatique et cinéphilique, au cours de laquelle défilent, éphémères, quelques muses d’Éric Rohmer, citons Marie-Christine Barrault, Françoise Fabian ou Haydée Politoff, il s’imagine en train d’en aborder une poignée, muni d’un pendentif au pouvoir hypnotique. Que deviennent toutes celles croisées, séduites, séduisantes, évanouies ou envahissantes ? Quels mystères recèlent ces tracés, ces visages, ces corsages, réflexions à l’infini de la femme de sa vie ? Chez Truffaut (L’Homme qui aimait les femmes, 1977), Charles Denner, pas un brin pervers, quoique, s’épuisait à suivre les mouvements grisants de jambes apparentées à des compas ; chez Rohmer, l’immobilité demeure, une force supérieure paraît régner sur un monde fossilisé, l’aventure, antonionienne ou non, avorte avant que d’avoir débuté. Comme Stanley K., l’érotique Éric pousse le vice, et deux ou trois travellings avant secouants, jusqu’à employer un vrai couple hors et à l’écran. Françoise & Bernard Verley livrent une partie de leur vie, de leur véritable intimité, de leur confiance mise à mal par un argument congédiant le marivaudage. Ils s’aiment, nous le savons, nous le voyons, nous ignorons si Chloé parviendra, d’une manière ou d’une autre, à les séparer, à les éloigner. Rétif au manichéisme, à la misogynie, à la misandrie, à une victimisation pas encore de saison, le cinéaste ose aussi sonder le désir féminin, abyssal à l’instar d’un utérus supposé libéré ou d’un escalier pris en plongée en écho à Hitchcock, vertige dévalé in extremis par le faux coupable. La belle, douce, thésarde et anglophone Hélène, qui ne s’effarouche de la présence à domicile d’une fille au pair peu farouche, Suze Randall sortie des pages de Playboy, devine-t-elle l’infidélité refoulée ? Pire, possède-t-elle, elle-même, un amant, au moins en pensée ? La possibilité formulée, on le sait, dévastait le promeneur solitaire, nocturne, new-yorkais, inspiré par Schnitzler.


Film mental, film de fantômes, film de fantasmes, film en voix off et dialogues postsynchronisés, de repas à plusieurs expédié, L’Amour, l’après-midi exerce en 2018 un charme intact, délicat, singulier, intériorisé, parvient à peindre un portrait masculin guère serein. Lecteur de Bougainville & Cook, épris de la « diversité » de la réalité, Frédéric, tel tout cinéphile, se fait des films, se miroite des mirages, manque d’imploser lorsque le réel le déçoit, le détrompe, finalement s’offre avec une facilité affreuse. On pourrait lire le film d’Éric Rohmer en conte moral petit-bourgeois consacré à un bourgeois désargenté, « étudiant » âgé placé, par goût de l’indépendance, sous le sceau de l’impuissance, professionnelle et au pieu, en tout cas extra-conjugal. Son éducation sentimentale, un salut, bis, au Frédéric Moreau du roman homonyme de Gustave, again, il l’accomplit au côté de Chloé, hédoniste suicidaire et future mère célibataire incarnée par une Zouzou de caractère, légère et grave, tendre et terrible, physiquement et moralement au carrefour de Claire Nebout & Simone Signoret. Le remarquable trio et le brio de la réalisation, élégante, distante, rythmique et empathique, transforment le vieux vaudeville, réchauffé à la sauce Sautet, en traversée des apparences, du confort rance, des conférences d’assurances inexistantes, alibi du mercredi. La dimension méta, soulignée par un zoom avant surprenant cadrant le regard bleu de Bernard en très gros plan à la Leone, avant qu’il ne dérive en vain vers ses victimes volontaires, dénote en outre la saveur funéraire d’une œuvre bipolaire. Le sexe, petite mort de grands efforts, chaos de tombeau, amoralisme de chimie, s’imposerait en talisman contre la malédiction qu’il suscite, boucle bouclée narcissique reprenant celle de la nudité dédoublée du métrage sage et fiévreux, heureux et malheureux.


Deux femmes se voilent et se dévoilent dans un décor identique, sorte de Vénus seventies issues de l’eau ou de la foule assimilée à la mer, accessibles et insaisissables chimères pour le rêveur tout sauf dictateur, témoin de son temps, ligoté par ses sentiments. Jamais Rohmer ne juge, ne se moque, ne s’amuse avec des pantins de plaisanterie dix-huitième, siècle ou arrondissement. Ce maître de la parole filmée assume ici le silence des non-dits, des secrets sans effets, des rancœurs rentrées. Certes, l’histoire d’amour s’autorise l’humour, de situation(s), de propositions, dites indécentes, néanmoins l’ensemble se signale par sa mélancolie, sa sensation d’inabouti, de ratage autorisé, encouragé, embourgeoisé. Pour que le triangle aux angles obsédants, à défaut d’être vraiment coupants, devienne un cercle parfait, rencontre comme au premier jour corrigé, ouverture enfin advenue, des cœurs et des avenues, il convient, je le disais, que Frédéric & Hélène en viennent à occuper le même espace-temps de scénario, de cinéma, qu’ils disposent de ce temps libre sur un canapé, puis un lit, qu’ils s’enhardissent à se dire, y compris via du double entendre, tout ce qui pèse si lourd sur leur amour, menace de le changer en désamour. Le final assez bouleversant de L’Amour, l’après-midi ressemble à un naufrage, rassemble deux rescapés, transmue l’anecdote falote en victoire provisoire, en retrouvailles-funérailles. Quelque chose meurt au terme du métrage, quelque chose d’autre le remplace, adieu à l’innocence, bienvenue à la survivance. Par son abstraction autarcique, par sa radicalité discrète, par sa tonalité funèbre, le film d’Éric Rohmer m’évoque Crash (1996) de David Cronenberg, similaire sommet différencié de sociologie sentimentalo-sexuelle, d’adultère en plein air, en effet à tombeau ouvert, a contrario des espaces clos de l’architecte racinien, bureau, bistrot, appartements en rime.


En 1972, Linda Lovelace affolait les foules, affichait la fellation, à l’occasion du superficiel Gorge profonde signé Damiano. En 1972, Rohmer réalise l’un de ses titres les plus clairs, obscurs, simples et complexes, pierre angulaire méconnue d’une filmographie souvent abordée par votre serviteur et opus majeur, même dépourvu de musique, puisque puisé à la source de la justesse, de la profondeur, de la beauté, de la mortalité, à savourer les yeux grands ouverts ou fermés sur la fragilité, la préciosité des unions banales et vitales, des angoisses d’après-midi, des rapports interdits, des corps déjà remplis de mort et pourtant vivants, désirants, pleurants. L’existence, un jeu vidéo existentiel, pas seulement au Canada rural, en simulacre, de eXistenZ (1999) ? Bien sûr, et en sus un mélodrame adulte, qui donne envie d’explorer, sous les draps, à la caméra, l’origine du monde, avec ou sans Courbet, bouche d’ombre et de luminosité, de chute et de salut, d’outrage et de partage. Quittez Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962), faites fi du faune de Mallarmé, de Debussy, satyre d’après-midi hermétique, mis en musique : le Frédéric fraternel et pathétique de L’Amour, l’après-midi vous attend dorénavant en ligne, en version restaurée, jusqu’à la fin de l’été. Accordez-lui quatre-vingt-dix minutes de votre vie et reparlons-en, oui.

Commentaires

  1. "Et elle accourait, cette après-midi-là, avec le besoin fiévreux de hâter les choses." Zola, Le Docteur Pascal,1893...
    L'amour dans l'entre-deux, le dit et le non dit, ce reflet qui interroge un réalisateur qui s'interroge peut-être ainsi sur lui-même au travers de son film, Verley sublime à mon goût dans le souvenir d'un autre film L’Amour à la mer réalisé par Guy Gilles et sorti en 1965, Zouzou étant née à Blida...
    Rêve de liberté qui s'achève en se parachevant par ce mensonge partagé
    d'un couple qui se rabiboche au-delà du désir.
    Chaque soir le rideau de la coutume familière re tombe sur l'entracte de l'après-midi
    et c'est ça qui donne cette touchante couleur en demi-teinte mélancolique, celle de ces rêves caressés de si près, aussitôt évanouis...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir