El aviso : Drowning By Numbers


Le 12 avril 2018 ? Le 30 juillet 2018.


Téléfilm de luxe façonné par Netflix, qui semble se spécialiser dans ce type de produits, El aviso (2018) pouvait s’avérer une œuvre vertigineuse, la rencontre improbable et pourtant cohérente entre La Jetée (Chris Marker, 1962) et Le Nombre 23 (Joel Schumacher, 2007). Son argument intéressant associe deux temporalités principales, à dix ans d’écart, et ressuscite brièvement, en noir et blanc, trois autres époques. En Espagne, durant plus d’un siècle, à la même date, cinq fusillades se produisent sur un identique « lieu maudit », sorte de triangle des Bermudes spatio-temporel abritant successivement une banque, un hôtel, des pompes à essence puis une station-service. Hier, un trentenaire passé près, hospitalisé six mois pour schizophrénie, se convainc d’avoir découvert une suite mathématique et en arrive à vouloir éviter que le futur ne ressasse le passé. Aujourd’hui, un collégien harcelé, sur le point de fêter son dixième anniversaire sans son père, mesure judiciaire d’éloignement oblige, trouve glissé dans son magazine d’informatique préféré l’avertissement de l’intitulé. Déroulées en parallèle, reliées par cette mise en garde d’outre-tombe, les chronologies duelles finissent par se rejoindre au cours du dernier quart d’heure. Jon, pas si cinglé, malgré des chenilles maousses, mentales, des volatiles en rafale, avise dans un miroir extérieur, en hauteur, Nico en train de l’apercevoir à son tour, la glace en métaphore du montage (alterné), en passage (de relais, sinon de réincarnation) parmi les âges. Le professionnel de l’arithmétique calcule, terme idoine, à la double acception, tardivement, comprend à l’instant, prévenu par cellulaire de la résurrection inattendue de son ami comateux, victime collatérale, initiale, d’un règlement de comptes nocturne, qu’il devait prendre sa place prédestinée, qu’il constituait lui-même la pièce manquante du puzzle quantique.


Le minot amené là le jour J par sa mère célibataire, qui ne se laisse pas faire, ne saurait accepter l’idée que son fils vive dans la peur, échappe de justesse à un braquage et l’ouvrage s’achève par sa propre naissance à la décennie précédente, avant de s’évanouir en fondu au blanc. On le voit, tout ceci ne manquait pas de mystère, de mélancolie, de poésie chiffrée, à déchiffrer, reposait sur le besoin très humain de conférer un sens à l’absurdité, pas seulement celle du fait divers, de la violence avérée, itérative. Depuis Pythagore, la science ésotérique pratique la numérologie jolie et l’aphorisme du savant soupçonné d’être dément par ses proches, par son ancienne petite amie, mariée avortée, jusqu’à la bague du miracle médical, lui va comme un gant : « Les nombres ne mentent pas ». Dès lors règne un ordre supérieur, où même un attentat de l’ETA change de signification, s’inscrit au sein d’une abstraction. Il faut juste un brin de jugeote obsessionnelle et un bon tempo, un contexte synchro, pour faire en sorte de modifier le fatum, de le réorienter vers la vie, merci aux parents prudents gardant leur gosse à la maison, en mémoire d’une aimable malédiction. Il fallait simplement davantage de talent, d’engagement, pour transformer El aviso en fable métaphysique, en réflexion douce-amère sur l’intelligence, les correspondances, le libre arbitre et l’herméneutique. Il faudra, en l’état, se contenter d’un divertissement dépressif et optimiste assez prenant, jamais renversant, qui résonne à sa modeste mesure avec Pulsions (Brian De Palma, 1980), en raison du miroir précité, accessoire d’identité, avec Dead Zone (David Cronenberg, 1983), à cause de sa coda sacrificielle, du présage au bord de la psychose, de l’amour interrompu, dépassé par le trop tard.


Si le hasard n’existe pas vraiment, si l’existence s’avère un tissu de rimes, de relations, de reflets, d’échos, le scénario de nos CV ne possède pas d’auteur, de principe organisateur, contrairement aux conneries du karma, de la rétribution des religions, a contrario de ce qu’affirme implicitement El aviso, film à la fois mystique et laïc, portrait croisé d’une divinité numérotée, in extremis cruelle et clémente. Délaissons les sociologues épris de géographie nous instruire à propos du poids du passif, a fortiori franquiste, et de la culture catholique hispanique, à base d’héritage d’outrages, de culpabilité, de boucle bouclée. Citons plutôt les noms de Paul Pen, bien nommé signataire du matériau original ; de Jorge Guerricaechevarría, partenaire régulier d’Álex de la Iglesia, depuis Action mutante en 1993 jusqu’à Pris au piège en 2017, notamment sur Mes chers voisins (2000) ou Crimes à Oxford (2008), en outre collaborateur de Pedro Almodóvar à l’occasion de En chair et en os (1997) et de Daniel Monzón placé en Cellule 211 (2009), auquel on doit un premier assemblage de scènes ; de Chris Sparling, la plume de Buried (Rodrigo Cortés, 2010) et du Projet Atticus (réalisé par ses soins en 2015), auquel on doit un second script lui-même adapté par Patxi Amezcua, mille-feuille de feuillets pour un résultat proche du plat, puisque le quinquagénaire Daniel Calparsoro, reconverti à la TV à l’orée du millénaire, filme l’ensemble avec un classicisme anémié, anonyme, guère propice au lyrisme et à l’urgence de la situation-convergence. Le cinéphile estival appréciera cependant les prestations de l’impeccable Raúl Arévalo, vu récemment dans La isla mínima (Alberto Rodríguez, 2014) et d’Aura Garrido, véritable révélation vivante, déterminée, sensuelle et tendre, du métrage si sage, itou moitié d’un émouvant tandem de ciné formé avec le jeunot Hugo Arbues, pareillement issu du petit écran.


En dépit de son traitement tout sauf passionnant, El aviso mérite par conséquent d’être envisagé, visionné, évoqué par le texte que vous venez de lire, présent déjà derrière et toutefois moment doté de sa relative éternité, l’écriture, à l’instar (et à la différence) du cinéma, du maniement des nombres, à pratiquer en été, en hiver, à travers les ères (l’air du temps), tel un art solitaire, funéraire, volontaire et solaire.

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