Pars vite et reviens tard


Un métrage, une image : Nosferatu le vampire (1922)


Freud affirmait, se flattait, raffolait d’apporter la peste psychanalytique en Amérique. Le comte Orlok se contrefout des Amerloques, il veut juste acquérir la bicoque à côté de la belle Ellen, voir en vrai son cou à (le) rendre fou, déjà fascinant en photo. À bord de l’Empusa, voilier sympa, empesté pourtant, littéralement, notre étrange étranger en exil volontaire emporte sa terre mise en bière et deux ou trois rats, histoire de polluer la ville portuaire, d’y planquer avec délice son vice avide d’hématies. Longtemps avant d’inspirer des suiveurs renommés dénommés Stephen King (Salem, 1975), Werner Herzog (Nosferatu, fantôme de la nuit, 1979), Tobe Hooper (Les Vampires de Salem, idem), E. Elias Merhige (L’Ombre du vampire, biopic drolatique-anecdotique de 2000) et Tim Burton (Edward aux mains d’argent, 1990), Max Schreck, acteur pas si éphémère, inspire la peur, se tient sur le pont, tient bon, prend la pose et pose pour l’éternité cinéphile, fragile, qui faillit, sous forme d’autodafé autorisé, succomber au courroux d’une héritière endeuillée. Le scénariste Henrik Galeen, plagiaire désargenté, fidèlement infidèle, évacue la xénophobie narrative, littéraire, de Bram Stoker, motif non dénué d’ironie puisque l’Irlandais, par ailleurs porté sur l’occultisme plutôt que sur le romantisme allemand, dut se délecter de contaminer ses victoriens d’Albion si respectables par une altérité radicale, venue d’Europe centrale. En effet figure de proue, au propre, au figuré, de l’horreur filmique et mutique, notre non-mort ne perd pas le nord, vogue à bâbord, direction d’étymologie sinistre, se glisse dans l’intimité accueillante, vaillante, offerte en offrande, de la femme fatale, pour elle-même et lui-même, du clerc de notaire rebaptisé Hutter – notez que Hütte, suivant la langue de Handke, signifie à la fois baraque et refuge, Galeen & Murnau s’amusent.

Cinéaste architecte, géomètre, certes moins millimétré que Lang, quoique, Friedrich Wilhelm compose une image-paysage aux verticales multiples tendant toutes vers le visage polysémique de Maximilian. Selon l’orientation d’interprétation, le passager de la funeste traversée pourrait représenter le Juif, repoussoir de caricature antisémite ou présage des survivants émaciés d’Auschwitz. Un sociologue à la Siegfried Kracauer le traduit en épouvantail de tyrannie nationale, en métaphore des ténèbres teutonnes refoulées, bientôt déversées, l’expressionnisme tempéré de réalisme, un salut à Lotte H. Eisner, à lire en matrice sublimée du nazisme. Un psychologue épris de gender theory/study penchera vers le sous-texte homosexuel, inclination personnelle du réalisateur, la cale faisant office d’orifice rectal sous des mâts très phalliques, bâtiment directement d’attraction-répulsion, donc, pour mecs entre eux amateurs de pieu, terme duel et triple, bout de bois, bite et lit. En résumé, se faire vampiriser, sodomiser, dévorer ou asservir, à la Fassbinder du Droit du plus fort (1975) ou à la Cronenberg du Festin nu (1991). En simple cinéphile straight, énamouré de beauté jusque dans la laideur, friand de frissons qui transforment, font grandir à partir du pire, proposons une vision subjective, rétive aux vanités des sciences supposées humaines. Le cinéma fantastique, pléonasme générique à tout familier du miroir des fantômes, je n’évoque pas que mon blog, vous le devinez, relève du train point malsain de fête foraine, s’apparente à un voyage immobile, en profondeur, au pays des peurs, des outrages, des atrocités enfin personnifiées, apprivoisées, mises à distance via la catharsis. Il peut reposer sur une moralité conservatrice, voire réactionnaire, renvoyons vers Anatomie de l’horreur (1981) du sieur Stephen, pas celui de Pauline Réage, mon esclave volontiers en nage.


L’ordre du monde immonde in extremis rétabli, les monstres se voient remerciés, le spectateur (s’en) sort rassuré. Mais cette imagerie-ci sait aussi émouvoir avec le noir, faire venir à la surface de l’effroi une fraternité réflexive. Schreck, observé en plongée d’entomologiste, magnifié en contre-plongée iconique, possède son propre pathos de prédateur promis à périr au chant du coq, animal connoté depuis le reniement réitéré de saint Pierre, à la gloire surcadrée de la lumière solaire. Ici, une fenêtre suffit à faire un film, car contrairement au cadre du tableau ou au rectangle du roman, elle inclut le hors-champ, le vide livide au creux de l’écran, hantise invisible et menace anticipée dont se souviendront Tourneur ou Carpenter. Ellen meurt, Orlok l’imite, ermite venu trouver une chambre en ville, Richard Berry sourit, et cependant Nosferatu le vampire leur survit, nous enterrera, leçon d’épouvante, de résistance, de sacrifice et de ciné. Une fois « franchi le pont », carton prêté pas con, on rencontre des fantômes qui vous donnent envie de vivre, écrire, vomir, chérir et admirer Murnau, ach so. 

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