Les Mille et Une Nuits : La Souris qui rugissait


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Miguel Gomes.


Faire du cinéma politique ou faire politiquement du cinéma ? Naguère, Godard formula l’alternative. Maintenant, hier, Miguel Gomes répond à sa manière, populaire plutôt que révolutionnaire, par le documentaire et par l’imaginaire. Le nom de la société de production cite Faulkner, mais l’ouvrage, étalé sur six heures, s’avère, dommage, dépourvu de bruit et de fureur. Si le premier volet déploie ses séductions, fait encore illusion, le deuxième patine vite et le dernier, interminable, se pose en opus superflu. Cela se voulait un portrait de la société portugaise, accompagnée durant une année d’austérité européenne. Cela visait, en trois temps, via la désolation centrale, à passer de l’inquiétude à l’enchantement, intitulé de trinité sous-titrée. Cela entendait entrelacer l’art poétique et l’art politique, la dimension méta du mentir-vrai opposée aux mensonges des banquiers et des gouvernants. Toutefois le triptyque échoue sur les trois tableaux. Les Mille et Une Nuits écarte certes les tentations auteuristes et arty de Tabou, congédie son crocodile colonialiste, il use hélas à la place d’un bestiaire au symbolisme scolaire et se repose sur son sens du cadre en Scope, sur la sensualité d’une direction de la photographie signée Sayombhu Mukdeeprom, collaborateur délocalisé du languissant Apichatpong Weerasethakul et au générique du remake de Suspiria, bon courage pour rivaliser avec le maestro Luciano Tovoli, l’ami. Dès le début, le cinéaste narcissique, mis en abyme, s’interroge en pure rhétorique à propos du merveilleux, du dandysme, du militantisme. La solution surviendra sur un manège de plage estivale et sudiste, sous la forme d’une sagesse paternelle, d’un truisme réflexif : ma chérie aux multiples panoplies, les histoires proviennent de la peur et du désir, aident à survivre, relient les (futurs) vivants aux (déjà) morts et inversement, amen.





Les mauvaises langues remarqueront que ce résumé squelettique se situe au somment d’une grande roue du Destin et des destinées, rapprochant Gomes davantage du Lelouch de La Belle Histoire que du Malcolm Lowry (voire John Huston) de Au-dessous du volcan. Dockers désœuvrés, réalisateur démissionnaire, exterminateur d’insecte, vierges insulaires, émissaires parlementaires impuissants, littéralement, et marabout moqueur francophone, coq nocturne à la cassandre + pyromanes par passion (amoureuse, en SMS), syndicaliste cardiaque flanqué d’une punkette sympathique et de baigneurs « magnifiques », fugitif tueur de femmes presque corse, magistrate d’amphithéâtre et sa fille écarlate, banlieusards suicidaires, amateurs de Lionel Richie, précédemment camés, concierge supposée colorée ou Allemandes naturistes, Shéhérazade en escapade, « pinsonneurs » en plein air, Chinoise spectrale de lexicale forêt réchauffée sur fond de manifestation policière – la troupe de la tragi-comédie défile et finit par tourner en rond, par marcher sans but, sans direction, cf. le travelling latéral du final sur le vieillard au hasard. Sarcastique, didactique, anecdotique, le film réduit la collectivité à la communauté, mésestime l’héroïne, oublie même sa voix off, abolit la suite de son CV, ne parvient jamais à faire ressentir le sentiment d’urgence et la vaillance d’une narratrice en sursis, raconteuse d’histoires de survie(s). Pour une culpabilité partagée, on renvoie, allez, vers Hallali de Jim Thompson ; pour les fresques chorales, vers Robert Altman ; pour les animaux en miroir des hommes, vers Robert Bresson. Quant à l’épisode marseillais, incluant « crasseuse » de calanques, château d’If lui-même fictif, basilique protectrice en arrière-plan, il ne rime pas avec le ciné de Robert Guédiguian, auteur à demeure de contes œcuméniques, à défaut d’être communistes, il rappelle le dispensable Jeannette de Bruno Dumont, similaire spectacle de MJC déguisé en produit culturel homologué, humoristique et mélomane, musique métallique en commun.





Comme Jacques Demy avant lui, remember l’hélicoptère très seventies de Peau d’âne, Miguel Gomes ne craint pas l’anachronisme et la fifille du vizir pratique le zodiac. Tout ceci se termine par une dédicace à une gamine intime, paraphe de film de vacances et rétrécissement subit de la perspective. Pourtant, le sourire solaire de Cristina Alfaiate, son élan maritime, promettaient tant. Il faudra se contenter, au cours de L’Inquiet, d’une scène assez superbe dans sa discrétion, sa précision, l’émotion qu’elle instaure. Un couple de chômeurs « par condition » expose son parcours. Contrairement au témoignage précédent, monologue filmé en zoom avant insistant à force de se vouloir imperceptible, Gomes découpe et sait capturer la pudeur du mari, sa distance douloureuse, amusée, je ne mangerai plus de soupe, surtout celle de la charité, la chaleur de l’épouse, son visage éclairé de l’intérieur au souvenir des jeunes jours de l’amour, sa beauté anonyme, imparfaite, dentition de profil à horrifier Hollywood, si sereine dans sa présence éloquente, taciturne. Ici, pas ailleurs, à cet instant totalement désarmant, Les Mille et Une Nuits laisse entrevoir ce qu’il pouvait devenir, à savoir un grand film de colère et de lumière, enraciné dans l’âpre réel et néanmoins riche des possibles pluriels du fictionnel, et non pas un ersatz inoffensif, guère excitant, de l’érotique puis reniée « trilogie de la vie » transposée par Pasolini. Cette femme, cet homme, cristallisent et excèdent le Portugal, la « crise » économique, sociale, les problématiques cinématographiques, car ils existent, respirent, expliquent et ne verrouillent aucun récit. L’avenir leur appartient, noir ou rose, qu’importe. La sincérité des mots, des silences, langage verbal et physique, le rythme particulier de l’espace-temps du présent, s’harmonisent avec la justesse du regard, la distance empathique, pas mélodramatique, de la caméra qui le crée, qui lui permet de traverser les frontières, les ères.





Voici la vraie merveille de l’œuvre, voici sa vérité, celle de notre époque, du côté de Lisbonne ou non. Des gens comme vous et moi, des real people à la John Cassavetes, s’expriment enfin, ne renoncent pas, ni (con)damnés ni classés assistés. Le cinéma estampillé politique, bien délimité, engagé, pensé, subventionné, franchement, je m’en contrefous, je n’attends rien de lui, et certainement pas qu’il modifie un monde à la fois immonde et magnifique, minable et mystérieux, généralement malheureux et rarement heureux. Par contre, je crois encore au cinéma, à sa capacité politique à miroiter la Cité, à nous inciter à la rendre davantage « décente », dirait le Nanni Moretti de Aprile, à essayer de la délester de déséquilibres d’une indécence cruelle, éternelle et actuelle. Raconter des histoires, en littérature ou sur l’écran, n’équivaut pas à se raconter des histoires. Le cinéma devrait arrêter de faire son cinéma, de commettre chaque mercredi ce ramassis de conneries avec connards de comics en costumes, comédies cyniques et sinistres à la sauce humaniste, drames misérabilistes à vocation édifiante, où des nantis singent des défavorisés, obscénité à récompense cannoise. Dans le sillage de la faillite définitive des idéologies – comment recommencer à penser en masse après Auschwitz, Hiroshima ou la Sibérie –, il faut dorénavant, apparemment, du football organisé auprès du démocrate Poutine afin que la nation « se ressemble et se rassemble », formule de journaliste. Tant pis pour Albert Camus, j’abandonne le ballon rond aux bruyants, furieux, (joueurs) friqués, (supporters) désargentés, amnésiques chauvinistes et présidents démagogiques, j’en reste au ciné poétiquement politique, que ça te plaise ou pas, camarade convaincu, inamical, occidental, oriental.


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