La Maison près du cimetière : Don’t Look in the Basement


Fulci for ever. Fulci faux rêveur. Fulci en sa faveur et avec ferveur.


À Nicolas Rozier

Dans Sous le sable, une veuve dépourvue de cadavre visite un appartement plaisant avant d’aviser qu’une fenêtre fatale donne sur une nécropole… Je me (com)plais à le répéter pendant quatre années : le cinéma constitue un art funéraire, il raffole des fantômes, il affole avec des reflets, les nôtres, morts en sursis miroités sur la glace de l’Alice de Lewis, de saint Paul s’adressant aux Corinthiens, du camé sous couverture de Substance Mort (que Dick intitule en VO via l’explicite A Scanner Darkly). S’enfoncer de l’autre côté, incitait Jim Morrison et ses po(r)tes de la perception, sillage funeste du graphique Alfred Kubin, afin d’y trouver quoi ? La coda de La Maison près du cimetière répond, module la découverte stérile de L’Au-delà son prédécesseur. Deux spectres au féminin entraînent un gamin au sein de leurs limbes glacés, désespérés. Comme disait Dante, toi qui entres ici, délaisse toute espérance. Les Boyles, pour ne pas savoir lire les (mauvais) signes, ou bien trop tard, pour ne pas écouter leur fils séraphique en communication avec une gosse décédée depuis longtemps, trucidée en compagnie de sa maman par son papa terriblement fada, pénètrent par conséquent dans un enfer sis en Nouvelle-Angleterre, autour de Boston, bientôt ville de Aenigma, et l’emménagement provisoire en province va devenir définitif, hélas. En surface, The House by the Cemetery, visionné hier soir en VA non sous-titrée de tournage, évoque évidemment un avatar des mésaventures à l’Overlook, le blondinet Bobby substitué au brun Danny. En profondeur, en dépit d’un passif refroidissant, d’un écoulement de sang (à l’horizontale), d’une hache de saccage (de porte), oripeaux empruntés of course à Shining, il ne cesse de s’en différencier, de corriger l’optimisme ironique de Kubrick, auteur d’une comédie noire qui ne fit pas rire un certain Stephen King.

Ici, au royaume de la peur, tout le monde meurt, le second infanticide à peine dissimulé sous l’épilogue dépressif précité. Ici, on ne sort pas (indemne) du manoir modèle de gothique américain, établi par Massimo Lentini, inspiré de Poe, cerné de tombes sur lesquelles ose rouler l’agent immobilier, arrogante et méprisante, promise à périr au tisonnier, incarnée par la Dagmar Lassander du Chat noir. « On ne vit pas dans un tombeau » résume la sœur du Secret des Marrowbone. En effet, on y survit, on y trépasse de façon assez dégueulasse, et Fulci filme ces scènes excessives avec une excessivité assumée, je pense au moutard éventré approché en POV, il découpe au montage la découpe des dépouilles soumises aux outrages. L’esthétisme opératique d’un Dario Argento, notre Lucio ne s’en soucie pas, même s’il débauche l’hypnotique Ania Pieroni de Inferno et Ténèbres. Il n’explore pas sa piaule en architecte, il la cartographie en croque-mort entiché de terreur aussi sonore. Nul hasard si le prologue puritain – crever après avoir copulé, marronnier de l’imagerie –, surplombé par des hurlements de loups, comporte une réplique empoussiérée, recouverte de toile d’araignée, de l’escalier métallique en colimaçon métonymique de La Maison du diable de Robert Wise, son antithèse expressive et pas si curieusement sa matrice apocryphe. L’un des passages les plus troublants de l’opus passe par la parole, par le récit d’un macchabée, ce putain de Peterson, étalon d’obsession, a priori adultère, assassin et suicidaire, en réalité confrère de recherches historiques piégé par l’ancien propriétaire. Tandis que tourne la bande d’abord silencieuse, son monté, baissé, le film mental défile, le musée des horreurs se visite, et Norman (nos amitiés à Bates) voit ce que décrit la voix, à l’unisson du spectateur.

Citons itou une discussion non euclidienne avec interlocuteurs mineurs à bord d’une voiture et au bout d’une rue, en sus devant une église. La demeure quantique, carrefour de temporalités, creux de dédoublements, n’accumule pas les incohérences narratives reprochées, elle s’érige sur des vertiges, elle possède sa propre logique symbolique, que cristallise la silhouette de la baby-sitter, à la fois possible complice et victime avérée. Dans La Maison près du cimetière, le film et son univers, les valeurs s’inversent et la duplicité sévit, cf. l’aphorisme final, affirmatif, interrogatif, attribué à Henry James, fichtrement fulcien, écho à la vraie-fausse citation du bushido mise en exergue par Melville sur son Samouraï similairement létal. La monstruosité des enfants défunts rime avec l’enfance du monstre logé au sous-sol, organisme pourri de pure survie, par-delà le bien et le mal de la moralité, de la normalité, de la banalité. Il se nomme Freudstein et Fulci, épaulé par le fidèle couple Sacchetti et Giorgio Mariuzzo, le co-scénariste de Aenigma, se permet une minime touche d’humour avec ce patronyme fusionnant le paternel de la psychanalyse et la progéniture-créature de Mary Shelley. La cave de l’inconscient, cette chimère lucrative pour Occidentaux au bout du rouleau, Lucy & Bobby y descendent, s’y font descendre, à l’instar et a contrario des minots de La Nuit du chasseur (les exorcistes Blatty & Friedkin élèveront le Démon au grenier). En émule hardcore de Charles Laughton, Lucio Fulci confère l’impression de vouloir réaliser le film d’ogre ultime, désormais débarrassé du moindre contexte social, de sa dimension satirique. La Maison près du cimetière ne verse pas dans la critique de l’Americana, de sa bigoterie, de sa sexualité victorienne, de sa bienséance/bien-pensance rances.

Il tend vers le dénuement, il reprend la méfiance envers les pères, et Norman, convaincant Paolo Malco, ne paraît guère un partenaire sincère, il préfère que sa femme avale ses calmants assommants, quitte, ensuite, à halluciner, quoique, superbe plan ascendant terminé en plongée pour sommet d’hystérie acoustique et psychologique, avec vacarme produit par un battant tapant, un grognement bestial, cri primal d’acmé en réponse, à distance. Outre l’oublier au cours de courses (nourricières, pas motorisées, de jouet), il lui dit devoir rentrer à New York, territoire auditif d’avions puissants et de sirènes policières, où Fulci accomplit son caméo de supérieur cordial, muni d’une pipe conviviale, il se rend en fait à la bibliothèque, un dimanche, y croise le juvénile conservateur, pas très clair non plus, et peu auparavant le directeur, Carlo De Mejo contaminé par Cozzi, consacré par Mattei (Bruno, pas Jean-Pascal), en duo avec l’agent immobilier, lui avouait le reconnaître, alors qu’il prétend venir là pour première fois. Sur ce filigrane lovecraftien, sur cette incertitude-inquiétude généralisée, infusée dans chaque pièce et chaque plan, Fulci greffe ses propres motifs animaliers, oculaires, mentions spéciales à une chauve-souris d’anthologie et à un échange de regards à trois personnages digne de Leone. Cauchemar réaliste, La Maison près du cimetière démontre pleinement l’engagement du cinéaste sur un mode disons mineur, presque réservé, car il opte, exit la richesse chromatique de Frayeurs, pour un éclairage assourdi, hors l’écarlate des hématies, dû au régulier Sergio Salvati, car il décante la trame au maximum, la réduit à une épure encore aux allures melvilliennes. Le Jean-Pierre dernière manière filmait des rituels entre mecs moribonds, des cérémonies secrètes abstraites, homoérotiques et nécrologiques.



Lucio agit de même et différemment, puisque son macabre intègre la féminité, remember l’introduction lesbienne, onirique et veloutée du Venin de la peur, s’anime d’une folie enfin libérée durant le dernier quart d’heure, sidérant de dynamisme immobile, de violence et de désespoir. Catriona MacColl une fois de plus s’y colle, reine du Theatre Bizarre, et ce métrage tout sauf sage, rationnellement aliéné, lui doit beaucoup. Sa beauté, son intensité, sa force et sa fragilité représentent la vivante humanité du film, sa seule source de chaleur, de vitalité, la jolie relation entre les mistons, attachants Giovanni Frezza, revu dans Les Nouveaux Barbares, Manhattan Baby, Démons, et Silvia Collatina, aperçue dans Le Grand Alligator puis Murder Rock, par définition entachée de terre, de cendres, d’absence d’horizon. Grâce à Wilde emprisonné à Reading, on sait que chacun tue ce qu’il aime, et Fulci malmène sa muse, fracasse son émouvant visage contre les marches d’une sépulture domestique. La pierre tombale de Freudstein, dépoussiérée par ses soins ménagers, colorés, à proximité d’une verrière à la Suspiria, s’orne d’un prénom duel androgyne, Jacob + Tess, c’est-à-dire l’association peu naturelle, sinon conflictuelle, d’une figure biblique fraternelle, prophétique, coupable et réconciliée, avec l’héroïne homonyme de Polanski, déjà signataire de Rosemary’s Baby et du Locataire, deux mauvais rêves magistraux autour de l’enfantement et de l’enfermement. Lucy essaie de s’en sortir, de faire fuir son petit Bobby, elle veut lui sauver la vie, lui redonner vie, le faire passer par l’ouverture très utérine du sépulcre surréaliste, que son mari justifie par une explication à la con de dureté du sol extérieur en hiver.

Cette seconde naissance ne saurait avoir lieu, pas dans ce lieu, vagin malsain dont le croque-mitaine, Mengele cannibale préoccupé de gériatrie cellulaire, supprime et instrumentalise les occupants, y compris ses propres épouse et enfant. S’extraire du sort, de la mort, personne ne le peut, ni sur l’écran, ni dans la dite vraie vie nervalienne, à moins de se savoir messie et de ressusciter sous les traits d’un jardinier à ne pas toucher, pas vrai ? J’ignore si Lucio Fulci croyait en Dieu, cela ne m’importe pas, je peux certifier que La Maison près du cimetière croit au cinéma, met à nu, brillamment, ses mécanismes d’embaumement, donne à voir des êtres condamnés à souffrir, à mourir, à errer ensuite en prisonniers d’une éternité mélancolique. La grandeur et l’importance de l’imagerie horrifique tiennent à cette capacité à nous présenter une image par nature impossible, invisible, irreprésentable, celle de notre trépas, à l’apprivoiser, à la pacifier, à la dépasser. Avec son climat funèbre et son gore obscur, l’ouvrage évolue dans un territoire méta, la diégèse issue d’une image-idée fixe, celle d’une gosse du passé derrière une fenêtre, cassandre captive de l’édifice aussitôt acquis, refermé tel un cercueil. Au cinéma, le Temps n’existe pas, l’Espace non plus, ne se déploie qu’un espace-temps subjectif, intériorisé, au carré, la perception du protagoniste dédoublant celle du réalisateur. Ces truismes, Fulci parvient à les transformer en métaphysique impitoyable et inexorable, hallucinante et poignante. Le corps putréfié du bon docteur d’outre-tombe, de catacombes bostoniennes, convient parfaitement à la piaule encline à causer la claustrophobie et matérialise au plus près de l’organique le corpus cinématographique, hécatombe de situations et de stars, d’étoiles mortes et de récits inhumés, montage nécrophage de membres épars, cosmopolites, politiques et poétiques.

Tout cinéaste rejoue le mélodrame cosmique du baron Frankenstein, David Cronenberg ne me contredira pas, et La Maison près du cimetière unit thématiquement, musicalement, écoutez les notes esseulées, élégiaques, de Walter Rizzati, entre Bach & Albinoni, le sang et le sel, la famille et les funérailles. Tout cinéphile, surtout hitchcockien, ne manquera pas de relever que la liminaire paire de ciseaux provient du Crime était presque parfait, le plateau porté du petit-déjeuner de Soupçons, l’ensemble des mausolées, en train de fermer, à enquêteur refoulé, à caveau introuvable, de Complot de famille et le suspense à la verticale final de La Mort aux trousses ; que le meurtre inaugural, foutrement phallique, fellation à l’envers, commis au moyen d’un gros couteau de giallo, reviendra suivant Le Sadique à la tronçonneuse ; que le mannequin décapité dans la vitrine, simulacre porteur des traits de la mutique Mademoiselle Pieroni, renvoie vers le Bava de Lisa et le Diable, poupées en option, un salut à la série contemporaine des Annabelle ; que le ralenti de la décollation d’Ann ou de l’égorgement de Norman remémore son usage par Peckinpah, rythme décéléré qui iconise et dévitalise l’objet-sujet. En tant que lecteur de Dracula, je rappelle pour mémoire que le toponyme imaginaire de New Withby délocalise le paysage du naufrage du Demeter pestiféré, littéralement vampirisé. Néanmoins, l’essentiel me semble résider ailleurs, dans les pleurs puérils qui scandent ce film pétri de tristesse, qui dialogue à l’évidence avec Ne vous retournez pas, pas seulement parce que Paolo Malco arbore des faux airs de Donald Sutherland. En accord au moins sur ce point, King & Kubrick décidaient d’épargner in extremis leur Poucet télépathe. Plus cruel ou davantage lucide, Lucio Fulci l’abandonne au pays des fantômes, configuration atone et monoparentale bancale, point propice aux réjouissances rassurantes.

La plupart des films, hier, aujourd’hui, sans doute demain, cherche à divertir, à consoler, à provoquer la supposée réflexion ou à prodiguer l’absolution par procuration. Les films de Lucio Fulci, ceux que je connais, ceux que j’apprécie – Le Venin de la peur, L’Emmurée vivante, L’Enfer des zombies, Frayeurs, Le Chat noir, L’Au-delà, L’Éventreur de New York, La Malédiction du pharaon, Murder Rock, Le Miel du Diable, Aenigma, Soupçons de mort –, n’appartiennent pas à cette catégorie, Dieu merci. Ils ne nous disent pas comment s’amuser, s’épancher, penser, pardonner – ils visent à nous atteindre par nos sens et notre intelligence, fureur et cœur, ils adoptent une perspective personnelle et une démarche marginale, ils s’inscrivent dans un courant commercial et procèdent d’une nécessité heuristique. Toutes les œuvres ne se valent, pas d’exception pour la filmographie du maestro toujours décrié, ignoré, mais quand elle se hisse à pareille hauteur de malheur, elle fait grandir le spectateur, elle le promène au milieu des atrocités, en parallèle à Bobby, son alter ego de marmot, dotée de sa bouleversante vérité, elle envoûte et ne déroute, ou rien que les cartésiens à tort sereins. Film d’enfance, sur et avec elle, les adultes, même immatures, vus à travers ses yeux, double vue incluse, La Maison près du cimetière séduit et s’impose en conte de fées endeuillé, en requiem majeur, en poème d’amour, de mort et de bien d’autres choses encore, interprétation multiple à l’égal de l’exégète. Je suppose que ce texte ne battra pas des records de vues et que mon état des lieux de Quella villa accanto al cimitero suscitera plutôt des envies de villégiature estivale. Tant mieux, tant pis, je sers à ma mesure, loin des impostures, indifférent aux thuriféraires, le talent tranchant du fraternel Fulci. Ciao, caro mio.


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