Les miracles n’ont lieu qu’une fois : Nous nous sommes tant aimés
Revenir sur ses pas, revenir à la vie, périr après les soupirs,
s’enterrer ensemble.
La principale raison de (re)découvrir
ce titre méconnu d’Yves Allégret ? La présence d’Alida Valli, évidemment,
à revoir, à réécouter, de surcroît en français, sa belle voix grave prononçant
la langue de Racine avec une compréhension et une clarté exemplaires, presque à
la manière de sa consœur Jodie Foster. Apparue dans Le Procès Paradine
(Hitchcock, 1947), Le Troisième Homme (Reed, 1949), Senso (Visconti, 1954), Le
Cri (Antonioni, 1957), Les Yeux sans visage (Franju, 1959),
Le
Professeur (Zurlini, 1972), La Maison de l’exorcisme (Bava,
1973), L’Antéchrist (de Martino, 1974), La Chair de l’orchidée
(Chéreau, 1975), 1900 (Bertolucci, 1976), Suspiria (Argento, 1977), liste
subjective, l’actrice d’origine aristocratique possédait une beauté altière,
une intensité singulière, un talent qui traversa les ans. Toujours elle sut tresser
sa propre personnalité à celle des cinéastes de sa filmographie cosmopolite, autoportrait
diffracté autant qu’œuvre per se,
n’en déplaise aux myopes réduisant l’auteur au réalisateur. Avec Les
miracles n’ont lieu qu’une fois (1951), elle parvient à conjuguer
l’extase et l’agonie, à jouer une vierge puis une victime. Jacques Sigurd signe
le scénario et l’on retrouve ici l’amertume et la mélancolie de Manèges
(1949), Une si jolie petite plage (idem),
Les
Amants de demain (Blistène, 1959). Si Cocteau, via La Belle et la Bête (1946), voulait réenchanter la France grâce
aux contes de l’enfance, Allégret, guère allègre, dépeint un désenchantement,
celui du couple étendu à celui du/des pays. Claudia & Jérôme remémorent (et
présagent) Nellie & Georges selon Les Orgueilleux (1953), mélodrame
exotique, érotique et in extremis heureux,
l’alcoolisme rédimé par l’amour, amen.
Déjà médical, Les miracles n’ont lieu qu’une fois ne déploie pas de happy ending, a contrario de Voyage en Italie (Rossellini, 1954),
auquel il fait parfois penser.
L’ancien assistant de son frère Marc
et de Renoir sur Partie de campagne (1936) n’entend pas livrer au spectateur une
partie de plaisir, alors l’opus
paraît prolonger l’argument contre la montre de L’Horloge (1945) de
Vincente Minnelli, brève rencontre ferroviaire, de permissionnaire, à la fois
sentimentale et triviale. Hélas, le Temps détruit tout, on le savait avant
Gaspar Noé, a fortiori le contexte
d’un conflit. La guerre sépare nos étudiants en médecine – dans Les
Yeux sans visage, Alida Valli assistera de façon sinistre Pierre
Brasseur déguisé en chirurgien œdipien et zinzin – et ensuite le retour à la
paix les limite à un emploi d’infirmière religieuse, romaine, désargentée, à un
statut d’homme d’affaires parisien devenu détective, sur les traces
transalpines de son premier amour pas vraiment à la Tourgueniev. Entre les étés
1939 et 1950, onze ans s’écoulent, une éternité à taille humaine, et le feu de
la passion précipitée, au bord du départ, allumé trop tard, s’éteint à l’usure du
quotidien, du malsain, du rien, se transforme en tas de cendres au soleil
toscan, où un second tandem
faussement rassurant rejoue la comédie de la joie du toi et moi, lui-même
soumis à la menace tacite d’une similaire spoliation militaire, de guerre froide,
d’Algérie (au dernier plan, pour les gosses insouciants de la place,
l’Américain mime des mitraillettes d’avion). Le fatum plombait de facto
la voix off réflexive, liminaire, rancunière,
panoramique sur Paris au générique synchrone. Dépouillé de sa panoplie
animalière, princière, conservant sa blondeur aryenne, Jean Marais convainc à
moitié en amoureux rugueux, en tombeur au vocabulaire daté. Cependant il raconte ses souvenirs avec sincérité,
prend de l’ampleur, de l’épaisseur, en trentenaire bruni, désabusé.
Film davantage asphyxié qu’aéré, en
dépit d’extérieurs tournés in situ,
merci à la co-production, au coup de main de Pontecorvo, Les miracles n’ont lieu qu’une
fois bénéficie de l’apport de Trauner (intitulé du carton) aux décors
et renoue bien sûr avec l’esprit, plutôt que l’imagerie, de l’estampillé réalisme
poétique des années 30, désespérance particulière en partie modelée par une
époque peu propice à la gaudriole. Gabin redoutait le pire, Marais le traverse
et ne saurait en sortir indemne, malgré son costard de prix et son hiératisme
de statue. Allégret ne s’exila pas aux USA, se préoccupa, sous l’Occupation,
d’à peine deux comédies sentimentales, et il évoque brièvement la période avec
une discrétion évocatrice, à base de reconstitution et d’archives. Femme dotée
d’une étoile embarquée en bagnole, file d’attente et d’effondrement devant une
boutique, femme tondue et moquée en public : l’échantillon des exactions,
des privations, des humiliations suffit à faire ressentir un sentiment prégnant,
que Jérôme/Jean résume d’un mot adéquat : l’écœurement. Vêtu d’un
imperméable à la Melville, le médecin déçu, désillusionné, n’entre pas dans la
Résistance, il pénètre dans l’errance, connaît la prison (du stalag),
l’évasion, les faux papiers, la complicité lucide d’une patronne de bar,
excellente Marcelle Arnold. Sa bataille ne se livre pas sur le rail, son
silence évite le maritime. Il se débrouille, ironise sur le vocable
cristallisant son temps, il survit à l’instar de millions d’autres et s’en tire
mieux que beaucoup, mariage-naufrage avec une silhouette friquée, dos tourné,
divorce bienséant. Sur la bande-son, Schumann côtoie Lili Marleen, Mon
amant de Saint-Jean et La vie en rose.
Tout ceci s’inscrit au sein d’une
décennie que François Truffaut exécutera au moyen d’un article fameux, toutefois
cette « qualité française » mérite mieux que le mépris
compréhensible, discutable et intéressé d’un critique antibourgeois bientôt cinéaste
embourgeoisé. D’une part, Allégret ne prend point la pose doloriste, il
poursuit un sillon personnel et propose une version disons assourdie du Panique
(1946) de Duvivier, règlement de comptes enragé, sur fond d’antisémitisme à la
sauce Simenon, avec une nation dorénavant peuplée à satiété de héros très
discrets, dirait Jacques Audiard, dont le père ambivalent vécut en direct les
mille et une saloperies hexagonales. D’autre part, son classicisme un peu trop
sage, soigné, séquentiel, anémié, s’accorde parfaitement avec l’envasement et
l’immobilisme de la diégèse, récit nécrophile d’un gâchis, d’une « miraculeuse »
occasion manquée. Le regard, qui pourrait être estimé en retrait, se reposant
sur l’actrice et l’acteur, leurs retrouvailles au goût de funérailles, sert en
réalité (cinématographique) le propos, et la fatigue du film convient à celle
du scénario. Enfin, il faut rappeler aux amnésiques que les années 50 virent
sortir des titres majeurs nommés Manèges, Orphée, La
Ronde, L’Auberge rouge, Casque d’or, Journal d’un curé de campagne,
Le
Plaisir, Madame de…, Le Salaire de la peur, Lola
Montès, La Traversée de Paris, Un condamné à mort s’est échappé, Voici
le temps des assassins, Ascenseur pour l’échafaud, Mon
oncle, Hiroshima mon amour, Pickpocket, Les Quatre Cents Coups, liste subjective (chronologique et succincte) bis. Les miracles n’ont lieu qu’une fois ne se hisse pas à ce
niveau-là, personne ne le lui demande ni le lui reproche. Sa vraie valeur
réside ailleurs, dans sa capacité à convoquer un climat, à matérialiser une
intériorité.
Il témoigne itou, par ricochet, d’un
présent défunt, de cinéma et au-delà, du système hollywoodien proxénète qui
prêtait ses stars aux petits
Européens paupérisés – « par arrangement spécial avec David O. Selznick »
ose sous-titrer la mention d’Alida Valli –, comporte un jardin du Luxembourg
(caméo de Daniel Ceccaldi) en carton-pâte, un miroir (aux alouettes) d’hôtel de
surcadrage symbolique, des chemises noires ravies au resto, une gamine grandie
refusée au stérile duo, une lettre amoureuse censurée par l’armée, un homme
attablé à un bar, la tête dans les mains, sorte de Munch existentialiste, un
compagnon d’occasion avec litron, des touristes envahissants, inconscients, une
nuit au lit aux allures de tombeau prolo, voire de viol par dépit, par
promiscuité désespérée. Assez poignant, l’épilogue boucle la boucle du début,
Jérôme à nouveau à la traîne de Claudia, tentant de la retenir une dernière
fois. Il y parvient ils marchent lentement, il lui parle de solitude, d’espoir,
la caméra d’Yves Allégret les accompagne/précède en long travelling arrière latéral, près de leur buste, de leur visage, la
foule floue au loin, et sur celui d’Alida Valli perle une larme salée, une
larme de ciné, qui perce le cœur cinéphile et citoyen. Elle tache sa veste,
elle rime avec la tache historique, Marais la remarque et finit par
(s’)émouvoir à son tour. « On ne
peut pas vivre seul », en effet, on vit en monophonie, on survit au risque
du solipsisme, mais l’ersatz de bonheur sur lequel s’achève le film fait peur,
donne un haut-le-cœur, une nausée accessoirement sartrienne. Claudia &
Jérôme s’aiment-ils encore ? Peut-on s’éprendre d’une disparition ?
Peut-on dépasser une séparation ? Les miracles n’ont lieu qu’une fois
répond que non, dès sa dénomination, et au final il ne reste que ce « reste »
dont on doit se « contenter », que cette fidélité de fantômes au
carré.
Le cinéma, art poétique et politique,
populaire et funéraire, préfère l’épiphanie à la généalogie, la réanimation à
la résurrection, la persistance (rétinienne) à la permanence (des destinées).
Un chef-d’œuvre oublié ? Une curiosité à saluer.
"Le cinéma, art poétique et politique, populaire et funéraire, préfère l’épiphanie à la généalogie, la réanimation à la résurrection, la persistance (rétinienne) à la permanence (des destinées). Un chef-d’œuvre oublié ? Une curiosité à saluer."
RépondreSupprimertrès juste !
D'Yves Allégret je retiens entre autres " Maigret et l'indicateur" avec Michel Blanc Crotton dit 'La Puce', Caroline Cartier Lise Marcia, Jean-Pierre Castaldi Manuel Bozzi, Jean-Claude Dauphin L'insecteur Lapointe, Sarah Sterling ... Blanche (as Sarah Sterline) et l'incroyable figure inquiétant interprétée par Maxence Mailfort ... Ribeira,
Jean Richard fidèle à son flair de fin limier aux accents de terroirs; bourru et tenace masse en action toute de patience imprégnée, un commissaire de poids enquêtant au coeur des gangs...
une histoire d'amour pathétique tournée à Montmartre,
moi qui y ai vécu dans ces années là et un peu après, l'ambiance y est !
Cet Allégret-ci termina en effet son CV à la TV, avec quatre épisodes du (trop ?) fameux Maigret...
SupprimerMême si Richard "assure", on peut (lui) préférer un second (ou premier) Jean, Gabin, bien sûr, excellent chez Delannoy & Grangier, trois items du commissaire au compteur, par conséquent...