Trauma : Notes sur le viol au cinéma


Article de polémique provocatrice ? Musée imaginaire d’un tropisme pas si mortifère.


He treated me as a collection of holes.

Emily Watson, Apple Tree Yard

[…] in Deraa that night the citadel of my integrity had been irrevocably lost.

Thomas Edward Lawrence, Seven Pillars of Wisdom

Le cinéma souvent magnifie les femmes – parfois il les immole comme on démolit une idole adorée, comme on casse une statue sur piédestal. Le viol constitue l’un des crimes sexuels les plus ignobles commis par l’espèce humaine, que les minables humanistes se démerdent avec la violence de l’évidence. Le viol dégrade la séduction en agression, le don en profanation, la jouissance en souffrance, l’orgasme en mécanisme, une pensée peinée envers Brigitte Lahaie, un peu vite condamnée en ligne pour avoir rappelé, certes sous une formulation maladroite, une réaction automatique instrumentalisée, sinon inaudible. Le viol abolit l’esprit et détruit des vies, principales ou « collatérales ». On viole partout et toujours, en peinture et en littérature, visitez la galerie de Lucrèce, feuilletez Sanctuaire de Faulkner, dédaignez Les Salauds (2013) de Claire Denis. On viole à deux, à trois, « en réunion », en Inde ou non. On viole des femmes, des enfants, on se viole entre hommes, en prison et même des nourrissons, si l’on visionne A Serbian Film (2010). Trêve de truismes, fi d’une victimisation de saison : le viol au cinéma n’existe pas, y compris dans la « niche » discutable du X, Dieu merci guère crédible, l’intrépide Sandra Romain ne nous contredira pas, inoffensive mise en scène fantasmatique du problématique « fantasme de viol ». Mais sa représentation tient bon, elle persiste à s’insinuer dans les récits fictifs, surtout ceux des années 70, possible réponse délocalisée-individualisée au féminisme médiatisé, à l’hédonisme communautaire des blue movies propices au blues. Dans Les Chiens de paille (1971), on laisse violer son ancienne fiancée en signe d’amicale virilité. Dans Délivrance (1972), on viole à la Rousseau, en mode homo et au son du banjo. Dans Un justicier dans la ville (1974), on viole à plusieurs la fille devant la mère avant de blesser mortellement cette dernière.


Dans Le Vieux Fusil (1975) et auparavant La Ciociara (1960), on viole en temps de guerre, en présage « indigène » ou nazi du triptyque asiatique/arabique de Outrages (1989), Redacted (2007) et City of Life and Death (2009). Naissance d’une nation (1915), épopée à propos de Sécession, racialise la question, avec blanche « demoiselle en détresse » poursuivie par un Noir en rut ; heureusement pour elle, tant pis pour lui, les cagoulés du KKK passaient par là. Parfois, une femme se tient derrière la caméra, par exemple Ida Lupino pour Outrage (1950), loué par votre serviteur, Karen Arthur à la TV pour The Rape of Richard Beck (1985), avec Richard Crenna en flic incrédule, voire misogyne, brutalement confronté à une réalité niée, ou à la marge et en vidéo, l’inénarrable Laetitia pour l’interminable série « sociologique » Intimité violée par une femme (1991-1997). Parfois, la métaphore s’impose et Psychose (1960), Les Oiseaux (1963), Rosemary’s Baby (1968), Pulsions (1980) ou L’Emprise (1982) comportent cinq mémorables viols sublimés, à défaut d’être sublimes, quoique le terme, pris dans son acception kantienne, recèle une importante part de terreur. Parfois, un cinéaste malmène régulièrement sa muse, cf. Josey Wales hors-la-loi (1976), L’Épreuve de force (1977) et Le Retour de l’inspecteur Harry (1983), trilogie SM où Clint Eastwood place Sondra Locke dans des situations suspectes, euphémisme doucereux au vu des sévices avérés, partagés par sa sœur cinglée pour Sudden Impact, de quoi vous transformer fissa en tueuse en série in extremis absoute. Dix-neuf ans après, Irréversible (2002) renverse les salles, particulièrement à Cannes, et son plan-séquence au sein d’un souterrain de scandale et d’indifférence – une silhouette masculine apparaît au bout du tunnel utérin puis disparaît sans prêter secours à la passante soucieuse – possède une puissance renforcée par la persona de Monica, aussi star que Janet & Angie alors.


Sismographe des sentiments, maître du montage, Peckinpah pratiquait le découpage avec maestria, l’offense à double détente, tandis que Noé installe de manière radicale-frontale dans l’éprouvante durée les acteurs et les spectateurs, donc l’actrice et les spectatrices. Inutile de reprendre ici ce que j’écrivis jadis sur ce titre discrètement drolatique, en écho à Kubrick sous les drapeaux, mais soulignons à nouveau la confiance et la connivence nécessaires entre tous les partenaires pour la réalisation à prise multiple d’une telle scène unique, exact contraire sur le set des rapports de force atroces envasés dans la « vraie vie ». Le cinéma, art d’artifices réalistes et de paradoxes à la Diderot, autorise ainsi des exemples de vraie complicité durant des tournages a priori difficiles. Au ciné, le viol cesse d’être un traumatisme physique et psychologique, un fait divers, un élément statistique, un gimmick de myopie lobbyiste ; il devient un motif narratif, un support sensoriel, une chorégraphie délicate, il procède de la démonstration ou démontre de la complaisance. Sur la bande-son, Enrico coupe les cris de Romy. Winner cadre en contre-plongée des arches au-dessus du désastre. Eastwood, De Palma et Noé situent le supplice au creux de nuits aux résonances expressionnistes. Martial ou conjugal, le viol filmé s’avère en définitive une conquête de territoire(s), une intrusion assortie d’une appropriation. Le décor et ensuite le corps, le second d’ailleurs métonymique du premier – la dialectique du ho(m)me invasion innerve l’imagerie et se vérifie de façon explicite dans l’intégralité des titres précités, De Sica adaptant Moravia poussant le vice jusqu’à utiliser une église, déréliction d’occasion à l’unisson du ton mélodramatique d’une œuvre datée, à faire enrager Rachid Bouchareb, où Sophia Loren endure son calvaire flanquée de sa fifille nubile, bigre.


Dans Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976), on viole aussi en famille et pourtant Pasolini se refuse à tout pathos, cette émétique et insipide nourriture à laquelle carburent d’innombrables téléfilms dits à thèse consacrés au « sujet », véhicule pour médiocre comédienne cynique et pénible prologue à débat pathétique en vue d’émouvoir la ménagère quadragénaire ou de consolider dans leur misandrie les adeptes de la « prédation », la version ciné de ce type de produits procéduriers, lacrymaux, revenant à l’anecdotique Les Accusés (1988) avec sa juvénile Jodie Foster violentée sur un flipper, fichtre. Pire, le poète frioulan transpose superbement Sade en conservant son humour noirissime, à l’effet décuplé par un contexte fasciste sinistre ouvertement autobiographique, car endeuillé par l’exécution communiste d’un frère révéré. S’il fallait s’appeler Blier pour oser suggérer un gang bang ludique-sudiste dans Un, deux, trois, soleil (1993), avec une institutrice rejointe au sol en plein air par une nuée d’ados excités, en train de se marrer, leur criant : «  Mais me violez pas, bande de couillons ! Je suis consentante ! », réplique probablement incapable à caser aujourd’hui, à l’heure du politiquement correct généralisé, numérisé, délateur et censeur, il fallait certainement se prénommer Pier Paolo pour se risquer à indiquer, dans un article des Écrits corsaires, que le viol cellulaire, sans minorer la responsabilité des agresseurs ni l’indicible douleur du jeune prisonnier sodomisé, participait en outre d’une « misère sexuelle » imposée par le système pénitentiaire, en sus de contredire le « traditionnel » et confortable machisme transalpin abreuvé de mamans et de putains, notre salut à Eustache ou à un certain Siffredi, pas celui de Delon, on s’en doute.


Afin de ne point donner dans la redite, je n’aborderai pas les cas du Grand Embouteillage (1979), Cannibal Holocaust (1980), Baise-moi (2000) ou Love Hunters (2016), items déjà évoqués sur ce blog, et je cède à présent à la perspicacité cinéphile une poignée d’incontournables thématiques, parmi lesquels Rashōmon (1950) et sa structure réflexive, Pas de printemps pour Marnie (1964) et son œdipienne frigidité, Orange mécanique (1971) et sa prophylaxie répressive, Anna et les Loups (1973) et son autarcie domestique-franquiste, Il était une fois en Amérique (1984) et sa limousine plus âpre que le fiacre de Madame Bovary, Thelma et Louise (1991) et sa fuite féminine motorisée. Pareillement, je ne cultiverai pas le greffon du rape and revenge, à l’intitulé explicite, qui comporte ses réussites – Le Dernier Train de Gun Hill (1959), La Source (1960), Répulsion (1965), Le Passager de la pluie (1970, Bronson bis), Le Dernier Train de la nuit (1975), La Maison au fond du parc (1980), L’Ange de la vengeance (1981), La Jeune Fille et la mort (1994), La piel que habito (2011) – et ses ratages – Gutterballs (2008), le remake de La Dernière Maison sur la gauche (2009), Mothers’s Day (2010) avec Rebecca De Mornay en brune –, irréductible à l’étiquette simplette « d’exploitation », comme si l’auteurisme européen ou la comédie de box-office pouvaient s’exonérer du circuit des exploitants et ne comportaient pas leur propre indécence, a fortiori plus répréhensible que celle du « genre » supra puisque déguisée d’intelligence ou d’innocence. Ce texte s’exile de l’exhaustivité, il ne développera pas les viols ensommeillés, à peine dissimulés, de Inseminoid (1981) et Parle avec elle (2002), deux succès, les viols extrêmes/arty de The Great Ecstasy of Robert Carmichael (2005), Mother of Tears (2007) et The Bunny Game (2012), trois échecs, il vous convie à vous y risquer ou non aux risques et périls de votre rétine.


Finalement, la « problématique » reviendrait à cela, à ce que le cinéma fait ou pas de cette « dénaturation » du désir, de l’exposition de son obscurité, de la manifestation de son abjection, innée, intemporelle, largement à contre-courant d’une « domination masculine » rassie et d’une « culture du viol » théorisée, totems stériles remis en cause à l’intérieur même du champ expressif spécialisé, « genré », pas seulement par Élisabeth Badinter ou naguère Annie Le Brun. Gardons-nous de l’angélisme, du manichéisme, du dolorisme. Le cinéma (ni l’écriture) ne se limite pas au spectacle rassurant et gratifiant de la beauté, de la clarté, de la joie, de l’union des cœurs et des corps. Le cinéma, en tout cas un cinéma adulte, émancipé, vacciné contre l’aveuglement et la peur, piètre principal moteur sociétal de notre paranoïaque modernité terrorisée, se doit de sonder les ténèbres, d’en extraire une part de lumière, de choquer, de questionner, d’effrayer, de dépasser la sidération, de proposer des portraits de mecs mélancoliques plutôt que droitistes, n’en déplaise aux pharisiens assermentés de la critique vomissant les mésaventures paraboliques des personnages au départ pacifiques de Dustin Hoffman, Charles Bronson, Jon Voight et Philippe Noiret, l’interprète de Rain Man actuellement dans la tourmente post-affaire Harvey Weinstein. Il existe une vie avant et après le viol, espérons-le au moins, bien que l’idée installée de « résilience » paraisse relever de l’autohypnose volontariste ou du mythe sélectif. Faisons en sorte, par l’éducation aux mœurs et aux images, au prix de la liberté indépendante, peut-être bienveillante, de scandaliser, du contre-exemple cathartique, que le viol filmé serve à quelque chose, qu’il s’insère dans un processus pas suspect de moralisme ou de sensationnalisme.


Si le survival et par ricochet le « film d’horreur » apprennent à (sur)vivre, à apprivoiser la mort, celle de ses proches et la sienne prochaine, à apprécier chaque seconde de la vie, de la cinéphilie, le « film de viol » inciterait par conséquent à respecter, à protéger, à essayer la tendresse, curieux et cependant cohérent CQFD. Des « prédateurs », des « proies », au cinéma, au-delà ? Des cinéastes sadiques et des actrices mutiques ? Des modèles indignes et des normes à revoir, à réévaluer ? Parions pour davantage de complexité, de dialogue, d’élan, de talent. Parions qu’une femme, un enfant ou un homme violé(e) vaut plus que sa blessure indélébile, invisible. Parions que le cinéma ne s’arrête pas aux clichés, aux codes, aux admonestations, aux bonnes intentions, aux organes génitaux, aux architectures mentales et aux contextes historiques, économiques, de créatrices et créateurs au service d’une praxis par essence politique, érotique et « nécrophile ». Décrétons un armistice prolongé vis-à-vis du fonds de commerce de la « guerre des sexes ». Au viol, substituons le temps d’un film, de quelques lignes, le presque palindrome du love, ni mielleux ni poussiéreux. Une acception régionaliste fait désigner au vocable un sentier : et si on le prenait, histoire d’abandonner enfin ces monstruosités bien trop réelles (de retour de « l’enfer vert », Michael J. Fox semble s’éveiller d’un cauchemar hélas vécu), histoire de croire au cinéma, en soi, en lui et en elle, un ave au Elle (2016) de Verhoeven, apparemment porté par une Isabelle Huppert ne se laissant pas (dé)faire ? Sans violons et sans sermons, remontons de l’abîme, arrêtons de nous abîmer, vivons et filmons avec nos différences, nos correspondances, nos chairs et nos âmes. Ou alors périssons aussitôt et succombons au chaos – pas de plan B, ma miroitée, pas d’autre sortie, mon ami.


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