Entendue : Christine


Ni corbillard écarlate à la King & Carpenter ni pâtisserie historique à la Romy Schneider.


And all men kill the thing they love,
   By all let this be heard,
Some do it with a bitter look,
   Some with a flattering word,
The coward does it with a kiss,
   The brave man with a sword!

Oscar Wilde, The Ballad of Reading Gaol

My life has taken another turn again. The days can go on with regularity over and over, one day indistinguishable from the next. A long continuous chain. Then suddenly, there is a change.

Travis Bickle, Taxi Driver

Puisque le film débute par la fin, je ferai de même et je renouvelle mes remerciements pour sa confiance, mes félicitations pour son talent, à la généreuse Agnès Godey, qui me permit de le visionner en privé, en province, tant pis pour l’avant-première dans la capitale. Je crois qu’elle ne m’en voudra pas de rendre public mon avis sollicité, c’est-à-dire de mettre en valeur son travail et par ricochet celui de toute l’équipe du titre. « Inspiré d’une histoire vraie », Entendue repose sur le personnage et l’actrice, poser cela ne revient certes pas à minorer les responsabilités, les beautés, les qualités sur lesquelles je vais vite revenir, que les intéressés se rassurent. Ce que j’écrivais naguère à propos de Vesper, dans l’esquisse énamourée du CV d’AG, je ne le reprendrai pas ici, je veux par contre souligner à quel point la comédienne impressionne, inquiète, émeut, effraie, durant cette vingtaine de minutes aussi tendues qu’une corde d’escalade sur le point de lâcher, sorte de plongée sans recours (ni retour) dans un puits de ténèbres sise en plein jour. Il existe un mystère duel au cœur de Entendue, celui de Christine, Médée d’Essonne, celui d’Agnès Godey, femme au caractère cordial et au tempérament positif – je suppose, qu’elle me détrompe sinon. De la première, nous ne savons rien, nous savons tout ce qui la rend captivante. Christine déprime, suffoquée d’un « bonheur insoutenable » à la Ira Levin, le géniteur de Rosemary’s Baby. Valérie, sa voisine néanmoins amicale, accueillante, le lui reproche au petit-déjeuner, la juge « indécente ». Ton mari (mélomane Alain) merveilleux, tes enfants admirables, ta situation financière (d’héritière) enviable, ça ne te suffit pas, ma grande ? Non, ceci ne lui suffit, en tout cas pas au bout de vingt-quatre « longues » années de mariage, quart de siècle vécu dans un coin au cordeau de banlieue résidentielle à faire défaillir l’Edward aux mains argentées de Tim Burton.

De la seconde, je sais peu, je sais déjà qu’elle compte pour moi, en tant que cinéphile français « numérisé », effrontément littéraire, clin d’œil à son amusé commentaire de « dictionnaire ». Entendue s’enracine dans le réel, admettons, mais il sait lui conserver son opacité, mais il ne fournit aucune explication à la con, et la folie à la fois froide et furieuse du protagoniste féminin demeure une énigme, une évidence, une manifestation de démence rationalisable, quelques clés figurant d’ailleurs dans le résumé. Et pourtant, comme dans Chute libre en son temps, autre « pétage de plombs » à main armée, pas avec des projectiles en plomb, les réponses essentielles se dissimulent sous le voile des motivations de saison, scolaires et rassurantes. Pourquoi Christine commet-elle l’irréversible, un salut à Gaspar Noé, spécialiste de la structure anti-chronologique ? Entendue ne nous le dit pas, il nous prête assez d’intelligence pour réfléchir par nous-mêmes, essayer de le deviner, ou pour renoncer face à l’indicible, l’incompréhensible. On n’explique pas un suicide, à quoi bon expliciter un double infanticide ? À défaut de la raison, pluriel optionnel, Entendue, portrait d’une femme que plus personne n’entend, n’écoute ni ne comprend, laisse entendre sa causalité peut-être démultipliée afin de se focaliser sur le comment, sur le déroulement. Le prologue, tuerie au ralenti dans la rue, sur un fond flou, trouvera sa conclusion, pas sa résolution, dans l’épilogue, mise au point d’optique et non éclaircissement psychologique ou retour à l’ordre du sens au moyen des « forces de l’ordre » hors-champ, dégainant et neutralisant (d’une balle en pleine tête) la mère/épouse/amie « qui gâche toujours tout », qui dorénavant ne gâchera plus rien, pas même son maquillage profondo rosso devant son grand miroir de marâtre à la Blanche-Neige, tellement triste, esseulée, à minuit dans sa robe de mariée immaculée.

Une seconde scène réflexive trouve Christine/Agnès dans la salle de bains, en train de regarder le saccage quotidien, de remonter ses joues, de tirer sur ses cheveux. Oui, tu vieillis, toi aussi, à l’abri dans ton autarcie de bourgeoisie, et contre le temps tu ne peux rien, tandis que le cinéma parvient à le retenir, à le remonter, à le dilater ou à l’accélérer, à t’immortaliser en magnanime machine à tuer (« à momifier le mouvement » affirmait André Bazin). Si le Temps tue (« détruit tout » reformulerait Noé), il faut à son tour le tuer, détruire sa progéniture, interrompre la lignée, ne pas baisser son revolver emprunté au voisin juvénile épris en secret de votre fifille, cf. les photos de paparazzo découvertes dans sa chambre par sa sœurette, ainsi la police, après la sommation d’usage, vous retirera définitivement du montage. Avec son argument de vieillissement, de dispute familiale à table, de normalité anormale (pléonasme), Entendue évoque le cinéma de Maurice Pialat – quel dommage, Agnès, qu’il ne vous dirigea pas, voire vous malmena de votre plein gré –, de François Ozon, de Markus Schleinzer, l’auteur de Michael loué par mes soins. Toutefois il ne possède pas la rudesse du premier, le cynisme du deuxième, le formalisme du troisième ; mieux, il détient sa propre radicalité, son sérieux pas sentencieux, sa vraie perspective de cinéaste et accessoirement un soupçon d’humour noir, par exemple à l’occasion d’un bouquet de roses bicolores offert-déposé en guise de dessert, en coda d’un repas-règlement de comptes à vous couper l’appétit, irrésistible sonnerie de soap incluse. Raphaël Chiche filme en numérique et son implosion de la « cellule familiale », expression pleinement idoine, ne se départit pas d’une douceur précise de la lumière, du cadre (de ciné, d’existence), du mouvement.


Le rouge à lèvres débordé-névrosé mentionné supra survient à la fin d’un déplacement virtuose au steadicam (on frise le slasher, revoyez la mise en abyme de Blow Out) qui cadre les deux filles endormies, gisant déjà, présence spectrale de la caméra (et de l’opérateur Arthur Dilouya) à l’intérieur d’une maison aux allures de mausolée meublé par une célèbre marque suédoise. Tout respire l’eugénisme, le conformisme, le factice, la propreté suspecte, la gaieté forcée, en écho à l’ouverture de Martyrs et sa famille publicitaire également décimée par une Euménide de banlieue parisienne. Pascal Laugier entendait réaliser un film témoin du gouvernement Sarkozy, violence horrifique en réaction à une violence étatique et sans doute Entendue, au-delà de sa limitation géographique et « sociologique », nous apprend-il quelque chose sur la France d’Emmanuel Macron et de son prédécesseur qui se voulait un président « normal », sur la terreur à portée de main, sur le calme acharnement d’une exécutrice (mes amitiés à Brigitte Lahaie) insoupçonnable, cristallisation blonde et avinée à la bouteille de rouge d’une paranoïa épidémique. Je le redirai jusqu’à ce que vous le compreniez : chaque film relève du politique, parce qu’il procède de la projection (ou du visionnage) dans la Cité, parce qu’il nous miroite et nous interroge, y compris lorsqu’il feint de nous « divertir » en bonne orthodoxie pascalienne. On ne se fuit pas, pas même au cinéma, et Entendue n’accorde aucune issue de secours à Christine, autant qu’il rend compte des contemporaines conditions de production puis d’exposition, à savoir le « financement participatif », l’hébergement sur plate-forme et la projection cannoise prévue au mois de mai (je renvoie la lectrice et le lecteur vers ma prose festivalière, juste ou sévère, à vous de voir).

Il paraît opportun de nommer maintenant les apports déterminants de Florence Collet aux décors, de Capucine de Lavigne (quel prénom et patronyme « poétiques » !) au scénario, de David Bastard au montage, de Jérémy Gaucher à la musique et d’Adrien Lallau à la direction de la photo, postes négligés par les critiques rémunérés, par paresse, par petitesse. Un film, a contrario d’un article dématérialisé, au moins celui que vous lisez, doit tout à une communauté concrète, congédie l’individualité de l’écrivain (avec plus de 860 articles au compteur en compagnie des fantômes et de David Cronenberg, je m’accorde le droit de me considérer à ma modeste mesure comme un auteur, tant pis pour la tarte à la crème rassie de « l’auteurisme » dans le sillage de Truffaut and Co.) au profit de la personnalité du réalisateur. De la personnalité, Entendue n’en manque pas, en déploie, celle d’Agnès Godey fusionnée avec celles des Capucine + Raphaël précités, mise à leur service non pas servile, plutôt fertile. Que deviendrait le ciné sans les acteurs (et donc les actrices, pas de procès en misogynie, please) ? La question peut sembler rhétorique et cependant elle acquiert une résonnance particulière à l’heure de la motion capture. Entendue opte pour la capture d’émotions, pour la discrétion de citations, remarquez les « faucons de la nuit » de Hopper (utilisé itou par le Dario Argento très pictural des Frissons de l’angoisse) et le « chevalier noir » de Nolan (couverture de magazine estampillé spécialisé), par conséquent des anonymes sidérés de la réalité hyperréaliste, contaminée par la narration, la fiction, « l’aliénation » et un orphelin psychotique ploutocrate se déguisant en justicier ailé, en écho dédoublé au public découvrant le court et au jeunot de la diégèse trop tard effaré par les conséquences de son acte-cadeau, lui-même alter ego du spectateur en observateur planqué derrière son store à la  Blue Velvet (similaire démystification d’un confort de carte postale) et à proximité de cellulaire pour alerter les policiers (possible incarcération en vue).

La bande-son élaborée (crescendo bruitiste anxiogène coupé cut par un bruitage de make-up) de Entendue s’ouvre sur un extrait de l’increvable Requiem de Mozart, section du Lacrimosa et s’achève sur un slam récapitulatif, interrogatif, écrit et interprété par Guillaume Chevaucher, l’amoureux mateur et indirectement massacreur, chant de mort et chant d’amour (maternel) en dialogue, à l’unisson, au risque de l’emphase et de la répétition, d’un film endeuillé, obscur à force de clarté, dévastateur dans sa sérénité, gore (beau boulot de Lauranna Péronni) et soft, idiosyncrasie audiovisuelle judicieusement schizophrène, à l’instar de Christine, lui interdisant assurément une diffusion en prime time sur TF1 ou ARTE, ce qui ne me déplaît. Film funèbre de famille peu tranquille tel le superbe Nos funérailles de Ferrara, Entendue reprend avec classe et une élégance de chaque plan la tuerie de classe du Charme discret de la bourgeoisie et de La Cérémonie, s’extraie du surréalisme drolatique, du marxisme d’analphabétisme, pour verser dans l’iconographie religieuse (pietà finale en tandem) et viser le frisson du drame antique des Atrides. Schématisons à dessein et disons que les hommes s’immolent depuis leur apparition avec une force de conviction invitant au respect, alors que les femmes se situent davantage du côté de l’horizon, de la (pro)création, des possibilités du lendemain – à vous la vie, à nous la mélancolie. Le scandale de Entendue, irréductible à celui causé sur la chaussée herbée par la mère motorisée, en route pour du shopping avec la maladroite matheuse Maddie (le « coefficient directeur négatif » justifie la « fonction décroissante », surtout l’entropie du récit), ulcérée de croiser sa Tiphaine flanquée de son « voyou », provient du renversement opéré, de la « dénaturation » mise en scène au cours d’un anniversaire cruel.


Une femme assassine, une « femme sous influence », un salut à Gena & John, décide sciemment de mettre un terme précipité au parcours de celles qu’elle mit au monde (de toute façon, nos mères nous transmettent la vie et la mort d’un même élan, non ?). Chiche, « compatriote » marseillais né à une génération d’écart, cela me le rend sympathique, cela ne me ramollit pas, sait parfaitement qu’au cinéma le détail « diabolique », remember le dicton asiatique, s’insère dans un ensemble, que le plan, pur « signifiant », se transmue en « signifié » par son articulation avec ce qui précède et suit, dialectique à la Eisenstein, élaboration d’une signification empreinte d’abstraction (le ciné identifié en rencontre de formes énergiques, ludiques et tragiques, en collision harmonieuse de particules suspendues dans le rayon de la salle ou soutenue par l’électricité du PC, certainement pas en alibi joli pour « message » humaniste et moralisme misérable). Entendue accumule les éléments (du crime, me murmure Lars von Trier) graphiques et sémantiques qui concourent à sa réussite organique et au tissage de « l’image dans le tapis », métaphore exotique et mystique de Henry James au sujet d’un motif à déceler, à décrypter, en littérature et pas seulement, ce qui nous ramène au mobile opaque et limpide de Christine. Notez les lettres rouge sang du générique, l’écran large réservé par Fritz Lang aux « serpents » et aux « enterrements » ; notez la robe bordeaux d’Agnès se blessant de dos, dans sa cuisine, en contre-plongée, près d’une sarcastique (et pathétique) boîte de mouchoirs en papier, angle repris sur le bitume posthume, magnification d’abomination(s) ; notez que la seconde famille ne baigne pas non plus dans la « joie de vivre » ; notez le visage de Maddie en gros plan, absent, pressentant qui sait la tragédie à venir (« Et ta mère, ça va ? Ouais, ouais, très bien ») ; notez les éloquentes répliques de Christine : « Toi tu sais rien. T’es rien. T’es qu’une merde », « Je vais bien. Tout va bien à la maison », « Faut pas croire tout ce qu’on dit. »

Remarquez l’utilisation discrète de la caméra portée en sismographie des sentiments, des tourments. Bien entourée par Véronique Bertoud, Margaux Genaix, Nathalie Grant, Camille Nakachian et, last but not least, Benjamin Haddad, vibrant de douleur (et de complicité) paternelle, Agnès Godey brille en soleil noir au creux de cette fable cruelle sur les apparences friables, de ce conte de fées défait dynamitant la perfection de la banalisation. Entendue lui doit beaucoup, à sa face reflétée à la Naomi Watts selon Mulholland Drive, semblable et différenciée odyssée mentale-méta d’outre-tombe ponctuée de larmes, close sur son silencio godardesque propice à une herméneutique sans fin. Le corps somnambulique, probablement plus désiré, assommé de médocs, de Christine/Agnès Godey nous guide et nous égare dans son dédale – un labyrinthe dont nul ne saurait sortir –, son Conte de la folie ordinaire presque à la Bukowski & Ferreri, son voyage d’impasse refermé sur la silhouette macabre de Théo, complice impossible, agent du Malin (pour un croyant) au prénom divin, Caligari de Longjumeau en paraphe du désastre. Porté par une actrice définitivement remarquable dans un rôle que pouvaient envier Catherine Deneuve (un ave à Répulsion, à Elle s’en va) ou Isabelle Huppert, Entendue prend congé du spectateur rempli de terreur et de pitié – la catharsis persiste au ciné – par trois zooms arrière (optique ou réalisés en post-production, comme dans Play) sur des natures domestiques en effet « mortes », mais son visionnage au carré nous venge par sa vitalité, sa vaillance, des conneries impunies de l’actuelle filmographie hexagonale. On peut désespérer pour mille raisons de ce qui se commet en amont et en aval, dans les sociétés assermentées, dans les salles désormais confondues avec des supermarchés, on ne peut pas baisser les bras ni passer son temps présent, provisoire, à se lamenter, à regretter le passé doré ou plaqué or.

Il faut bouger, il faut penser, il faut écrire et filmer, chacun avec son style et son souffle. Raphaël Chiche, pas prometteur, en pleine possession de ses moyens d’expression, de sensation, à développer/réinventer par la suite, qu’il se garde de nous décevoir, rejoint naturellement les gens vivants que je célèbre ici même, les Liova Jedlicki, Gabrielle Lissot, Anne Murat et autres Matthieu Chatellier, Antoine d'Agata, Cédric Dupire, Guillaume Foresti, Maxime Kermagoret, Gaspard Kuentz, Karim Ouaret, Jeremy Rosenstein, Kaspar Schiltknecht, Keyvan Sheikhalishahi, Benjamin Travade. Je l’écrivais récemment dans une Lettre à une jeune cinéaste imaginaire, permettez-moi cette autocitation indirecte, le cinéma français n’appartient pas à Messieurs Besson, Dumont ou Lindon et heureusement, et espérons que cela dure longtemps, même dans la marge, même à contretemps du mainstream ou des « niches » perfusées à la TV dite culturelle, aux organismes dédiés à la gestion (au détournement navrant) des deniers publics. Film indépendant, financièrement et spirituellement, tendre et violent, brutal et velouté, Entendue mérite qu’on l’entende, qu’on en redemande. Et Agnès Godey méritait bien cet article écrit avec rapidité, avec le cœur, en se contrefoutant des spoilers (je ne rédige pas des critiques, je réfléchis à des films, des livres, des musiques avec toute ma subjectivité argumentée). Aimera-t-elle le résultat autant qu’elle me toucha (en pleine poitrine, une pensée pour Tiphaine s’effondrant droit devant) ? On en reparlera, elle et moi, sur ce blog ou mes trois profils en ligne sur lesquels je répands volontiers, en apôtre bénévole et athée, la « Bonne Nouvelle » d’un (très) bon film, imitez-moi si tout ce qui précède vous donna envie, vous intrigua, vous désarçonna, preuve d’un texte vivant, pas complaisant (je ne lèche pas les bottes de Mademoiselle Agnès ni ne cire les bottines fétichistes de Mademoiselle Moreau chaussée par don Luis).

Trêve de phrases et de ramage : Entendue vous attend et je vous le recommande vivement. Merci, doué Raphaël. Merci, attachante Agnès.


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