Pleins feux sur l’assassin : Une mise en lumière d’Eugen Schüfftan


Après Bruce Surtees, mise à l’honneur d’un autre lumineux « prince des ténèbres ».


Il faudrait gifler tous ces critiques assermentés pas même fichus de lire et encore moins de comprendre un générique de film. Il faudrait rappeler aux « cinéphiles », cette caste si peu remplie d’iconoclastes, double acception, que n’en déplaise à l’idéologie-stratégie de la Nouvelle Vague, « l’auteur du film » ne s’identifie pas (seulement) au réalisateur, que chaque collaborateur procède du métrage, que ce dernier, disons dans une perspective structuraliste, à tout prendre plus stimulante que l’approche biographique, déjà rassie au temps de Sainte-Beuve analysant l’œuvre de Baudelaire à la lueur de son CV, quel crétin, finit par se réaliser lui-même, sans jeu de mots, quoique, qu’il constitue un organisme (polymorphe), une machine (de guerre), une dialectique collective, un jeu sérieux, un monde en soi ouvert sur le monde « réel », une énigme sensorielle que chaque spectateur spectateur(trice) pourra résoudre, sans lui ôter son mystère, sans le minorer à un « message ». Tout ceci pour dire que Citizen Kane appartient de plein droit à Orson Welles – dois-je à nouveau mentionner l’inanité de la thèse spoliatrice de Pauline Kael, l’une des plumes les plus surfaites de son pays/époque ? – et pourtant doit énormément à à Bernard Herrmann, à Herman J. Mankiewicz, à Van Nest Polglase, à Edward Stevenson, à Robert Wise, à l’ensemble du casting (le cinéma wellesien, égocentrique et généreux, pratique la mise en abyme du créateur-acteur autant que la mise en valeur d’une troupe talentueuse et fidèle, sinon familiale) et à un certain Gregg Toland, qui apprit rapidement au théâtral et radiophonique Orson comment fonctionnait une caméra, alors que d’innombrables étudiants s’agglutinent dans des « écoles de cinéma » sélectives aussi suspectes et stériles que les « ateliers d’écriture » pour la littérature.


L’amour du ciné se transmet, maladie vitale et non pédagogie professorale, ce qui ne dispense évidemment pas, ce qui implique directement de fréquenter ou dans le meilleur des cas de côtoyer les « maîtres du passé », oubliés ou enterrés, sans le relais souvent dispensable de « passeurs » installés, institutionnalisés. Tu veux filmer, camarade lecteur, amicale lectrice ? Regarde des films, réfléchis sur ce qu’ils produisent en toi, sur la façon dont on les produisit, façonna, va t’acheter (ou louer) fissa une caméra, regarde tout autour de toi et au-delà, vis deux ou trois traversées des ténèbres afin de mieux y voir, de t’éclairer sur une obscurité constitutive, puis libère-toi de toutes les théories, de tous les discours, y compris du mien, et sors de chez toi, mets-toi hors de toi, histoire de nous raconter des histoires ou pas, de faire le cinéma qui te convient, qui te révèle et te masque, qui nous parle un peu de nous, qui nous reflète à ta manière singulière. Singulier, Eugen Schüfftan représente également un cas exemplaire, une sorte de cristallisation historique et technique, je m’explique. Juif, Allemand, peintre, architecte, décorateur, inventeur, truqueur, chef opérateur, réalisateur, voyageur, merci aux nazis, oscarisé mais mal syndiqué, il résume à lui seul le parcours de beaucoup (de ses confrères, concitoyens), il incarne une période précise et une industrie cosmopolite, depuis sa naissance en Pologne jusqu’à sa mort à New York, il traverse deux siècles et traverse l’Allemagne, la France, la Suisse, les États-Unis, les milieux, les enjeux, les courants et les langues. Dans la vie de Schüfftan souffle le vent mauvais de l’Histoire munie de sa grande hache à la Perec, et cependant le porte la part peut-être la plus émouvante d’un art qui sait se jouer des multiples frontières, quand bien même il déploie de facto un caractère national et ne tend pas, « naturellement », vers cette insaisissable et anxiogène « universalité », chimère des Lumières ou d’humanistes modernes méconnaissant la relativité romantique (ou celle d’Einstein), vite alibi altruiste propice au colonialisme, « éclairé » ou non à l’instar du despotisme du même nom, à l’imposition d’une vision de l’existence et de la réalité ethnocentrée, à l’invasion des terres et des imaginaires « d’indigènes » à acclimater à nos mœurs tellement supérieures, à nous qui rédigeons des deux côtés de l’Atlantique des déclarations de saison associées à l’usage éhonté de l’esclavage et au maintien flagrant des inégalités (la démocratie universelle de la mondialisation mercantile et totalitaire, jadis conspuée par un lucide Pasolini, je la laisse volontiers aux épiciers du système et du ciné, aux marchands indécents de fraternité frelatée).


Si le cinéma peut être perçu tel un miroir stendhalien ou spectral du dehors et du dedans, de la matérialité, de l’intériorité, les miroirs adroitement placés par Schüfftan sur le plateau des Nibelungen puis de Metropolis prennent tout leur sens d’astuce métaphysique (le Polanski du Locataire s’en souviendra pour le plan d’ouverture à la Louma). Le maniement élégant, évocateur des échelles, notre directeur de la photographie exilé, partout chez lui au ciné, connaissait, en effet. Après tout, les « effets spéciaux » ne font jamais que redoubler le fantastique ontologique d’une imagerie fantomatique et immanente, où le corps du décor, de l’acteur, du récit, élabore dans sa démultiplication réflexive une chorégraphie d’harmonie, y compris dans la blessure, la destruction ou la déréliction (je vous renvoie vers l’univers de David Cronenberg). Ce double caractère matérialiste et onirique, ce flottement entre les régimes d’images et les sensibilités dispensées, au sens photographique et psychologique du terme, se retrouvent dans le travail de l’opérateur éclairé, éclairant, lui-même semblable et différent sous l’ombre portée de réalisateurs divers. On sait que le DP accompagna Lang, Siodmak, Pabst, L’Herbier, Ophuls, Carné (deux partenaires privilégiés), Clair, Sirk, Astruc, Franju, Mocky (idem), Rossen (suprême récompense américaine méritée accordée à L’Arnaqueur), liste subjective non exhaustive, que les films en filigrane partagent par-delà leurs idiosyncrasie « quelque chose de lui », pour paraphraser le titre de l’autobiographie d’Isabella Rossellini, que ces ombres et ces lumières lui reviennent et néanmoins résonnent avec les ouvrages de Henri Alekan (La Belle et la Bête), Léonce-Henri Burel (Crainquebille + Un condamné à mort s’est échappé), Stanley Cortez (La Splendeur des Amberson + La Nuit du chasseur), William H. Daniels (La Reine Christine), Karl Freund (Le Dernier des hommes), James Wong Howe (La Marque du vampire), Jules Kruger (Les Croix de bois + Pépé le Moko), Christian Matras (La Ronde + Madame de…), Russell Metty (Le Criminel + La Soif du mal), Nicholas Musuraca (La Féline + Le Voyage de la peur), John L. Russell (Macbeth + Psychose), Joseph Ruttenberg (le Docteur Jekyll et M. Hyde de 1941) ou Gilbert Taylor (Docteur Folamour + Répulsion).   


Les historiens, pas seulement ceux du cinéma, les sociologues, les psychologues, feront remarquer que « l’expressionnisme » – ce réalisme intériorisé, outrageusement expressif, au risque du décoratif – affiché, assumé, modulé, tamisé, innerve le « polar », le « film noir », « l’horreur » (je ne crois pas aux « genres » ingénieux, je ne crois qu’à l’unité permanente du cinéma), qu’il provient en grande partie des flambeaux fachos, des défilés nocturnes mis en scène à la Leni (Riefenstahl, of course), spectacle macabre avant le massacre mondial, et certains essayistes réfugiés chez l’oncle Sam (relisez Kracauer) n’hésiteront pas à envisager les monstres du muet comme d’éloquentes cassandres présageant la nuit européenne éclairée a giorno, profondo rosso, par le trou noir crématoire d’Auschwitz. Certes, sans doute, pourquoi pas, même si la séduction de perversion d’un Hitler me paraît largement irréductible à l’hypnose de fête foraine aliénée d’un Caligari bouffi, passons. Avec Schüfftan, les années 30 et 40 s’imposent dans leur noirceur trouée de lueurs, mythologiques ou sentimentales, et toutefois se prolongent pendant les deux décennies suivantes, débordent du cadre, du plan, de l’instant, pour illuminer un néant plus profond, plus intime, un retour du refoulé filmique au sein de la nouveauté aérée, ludique, colérique, politique, des nouveaux courant émergents à l’orée des années 60, ici et ailleurs, par exemple en Angleterre ou au Brésil. Au cinéma, le temps devient espace, et inversement, et l’enlisement du Quai des brumes anticipe l’enfermement de La Tête contre les murs et le surplace de L’Arnaqueur, tandis que la chronologie gentiment désarticulée de C’est arrivé demain annonce la course perdue d’avance contre (la montre) le pourrissement des Yeux sans visage.


Schüfftan bossa sur Marianne de ma jeunesse et La Première Nuit, deux contes de fées (défaits) pour adultes nostalgiques, mélancoliques, et son apport au chef-d’œuvre défiguré de Franju se teinte d’ironie et de modestie, puisqu’il ne sublime plus une face, la dissimule sous un simulacre immaculé repris par le Romero de Bruiser (photo d’Adam Swica) et le Carax de Holy Motors (photo de Caroline Champetier), puisqu’il évacue le gigantisme dystopique de Metropolis au profit d’un drame de chambre (à coucher de clinique paternelle à la Frankenstein). Les palmarès ne donnant la nausée, les superlatifs me faisant doucement rigoler, je me garderai d’ériger Eugen en « plus grand » je ne sais quoi, je me bornerai à souligner que sa filmographie demeure largement à redécouvrir, espérons que ce bref article vous y invite. Au lieu de dispute de propriété citée supra, parlons plutôt de personnalité, de regard individuel et reconnaissable par un œil exercé, énamouré, inutile d’être un expert en ouverture de diaphragme ou en profondeur de champ, les (grands) enfants. Ceux de notre sujet/objet me semblent suffisamment présents et puissants pour mériter une attention attentive et une poignée de lignes en ligne. L’homme d’images disparut voici une quarantaine d’années, mais les siennes lui survivent et nous captivent encore aujourd’hui. Détentrices d’une magie inhumée, d’un savoir évaporé ou alors ressuscité aux limites de l’arty (je pense à La Liste de Schindler shooté par Janusz Kaminski, à Blancanieves éclairé par Kiko de la Rica), elles persistent à nous séduire et à nous troubler, dans leur « inquiétante étrangeté », dans leur familiarité glacée (sensation particulièrement prégnante durant la projection ou le visionnage des Yeux sans visage).


Artisan et artiste, dualité artificielle souvent instrumentalisée par arrogance, mépris ou mégalomanie, Eugen Schüfftan ne se mit pas à mettre sa vie sous les projecteurs, il préféra se mettre au service de réalisateurs majeurs ou moins et par cet humble moyen rétif à tout auteurisme parvint à s’affirmer en auteur de sa lumière, de ses jours et de ses nuits, de sa double existence sur le set et loin des spotlights. Sans le rayon et sans le son, le cinéma n’existe pas, peu importe le scénario, les acteurs, les producteurs, la machinerie confortable ou épuisante (on peut aussi succomber au confort de son métier, de sa pensée) ; avec des gens du talent et de la trempe de notre ami allemand (et pas uniquement), le cinéma se réinvente constamment, il vibre et palpite en soleil noir de salles (de domiciles) pas si obscures, souvent bien trop claires d’intelligence (de son absence) et troublées de cynisme poseur, de compatibilité rance. Direction de la photographie ? Orientation de la vie, oui.

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