Le Cri : Paysage dans le brouillard
Affronter
ou fuir, rester ou revenir, se relever ou atterrir, crier ou écrire.
À côté de Michelangelo Antonioni,
Theo Angelopoulos & Béla Tarr ressemblent à des guides touristiques. Brume,
boue, déshérence, absence de transcendance et au bout de l’errance, une chute
mortelle, une pietà privée de Dieu,
l’annonce du vertige des apparences de Vertigo. Il grido se situe au pays
très appauvri de Gente del Po, se place dans la riche filmo entre Le
amiche et L’avventura. Le Ferrarais se trimballe depuis près de soixante
années une réputation de portraitiste des névroses de la bourgeoisie, d’esthète
refroidissant et distant. En 2018, merci au visionnage on line et en VO
sous-titrée en anglais d’une édition DVD irréprochable, on s’aperçoit fissa
qu’en 1957 Antonioni se fiche de l’auteurisme, cette marotte falote des
rédacteurs de cahiers de ciné. Avec son titre à la Munch, justifié in extremis
par celui d’Alida Valli – De Palma, longtemps après, fera hurler sa
Sally : de Blow-Up à Blow Out n’existe qu’un blow job –, Le Cri adopte une
structure épisodique, à la suite d’Aldo, ouvrier à la dérive. Cette Italie-ci
déprimera tous les OTSI et pourtant personne ne s’y plaint, personne ne pleure
sur son sort. Lui-même issu d’un milieu estampillé populaire, contrairement au « comte
rouge » Visconti, Michelangelo laisse le marxisme de maternelle à ceux
qu’il intéresse, qui le professent. Il filme la misère sans misérabilisme, il
cartographie un territoire rarement présent sur les écrans. Il se souvient du Voleur
de bicyclette et renverse le De Sica, lui emprunte même son monteur
dénommé Eraldo Da Roma. Ce film fiévreux, émouvant, se prémunit à chaque plan,
événement, contre le mauvais mélo pour bobo, contre la bonne conscience de
France. Antonioni parvient à plusieurs choses : il parvient à décrire sa
patrie, il parvient à dépeindre un épuisement corporel-existentiel, il parvient
à tracer des silhouettes de femmes indélébiles.
La masculinité impuissante-attachante
d’Aldo, tout simplement excellent Steve Cochran, jadis adversaire de James Cagney
au sommet de son brasier diablement œdipien, revoyez vite White Heat, rencontre et
se confronte à la féminité diffractée d’Alida Valli, de Betsy Blair, de Gabriella
Pallotta, de Dorian Gray, de Lynn Shaw, chacune remarquable de talent et de
beauté. Notre réalisateur francophile, Marseillaise communiste et
chansonnette sentimentale à l’appui, cadre au millimètre des êtres de chair et
de sang jamais étouffés ou muselés par sa direction directive, toujours
présents et vivants six décennies après. Le Cri, outre s’articuler autour
d’une relation père-fille pudique et poignante, procède de l’épure, du
dénuement. Aldo, durant cent dix minutes denses, perd tout ce qui peut donner
envie de vivre. Il perd la femme qu’il aime, veuve officielle sept ans plus
tard, amoureuse d’un autre tenu hors-champ, réduit à un anonyme Luigi. Il perd
son travail à l’usine sucrière, la camaraderie, syndiquée ou non, qui va avec.
Il perd sa seconde amoureuse, car le passé ne saurait ressusciter ni les
occasions manquées finalement se réaliser. Il perd sa gamine retournée à sa
maman, à l’école. Il perd le peu de tendresse acquis au cours de son picaresque
absurde, rétif à tout pittoresque, y compris celui du pire. Il en vient in fine à perdre le goût de survivre,
lui qui possède si peu de « volonté », lui qui jette à l’eau des
brochures sur le Venezuela, rêve d’emploi, lui qui se laisse tomber de sa tour
de désamour, de gardien de phare désormais sans illusions, sans horizon.
Michelangelo Antonioni met à nu son personnage, le fait disparaître d’une autre
manière que la navigatrice amatrice littéralement évanouie de L’avventura.
Aldo, égaré dans une forêt infernale
à la Dante, dans un désert gris, de pluie, présage du rouge industriel de la
muse Monica Vitti, se laisse envahir par une Nuit de l’âme en marche,
par une Éclipse plus insidieuse que l’eschatologie atomique. Chronique
d’un amour écourté, d’amourettes mort-nées, Le Cri ne pratique pas
l’explosion domestique et consumériste de Zabriskie Point, il donne à voir une
implosion au quotidien, il délaisse la villa
US saccagée, surdécoupée par le montage, au profit d’une destruction plus
intime, invisible, avérée. Dans Il grido, des fous déambulent au
milieu d’une plaine plate, ingrate, sur le point d’être inondée. Dans Il
grido, des vieux se battent à propos d’un arbre coupé, de terre
achetée, comme selon le Jofroi de Pagnol, puis s’échappent illico d’une maison de retraite
suspecte. Dans Il grido, des paysans manifestent contre une expropriation
aérienne, une pensée pour un fameux aéroport français. Dans Il
grido, on se fait livrer des légumes de mauvaise qualité, de la soupe
gâchée, on se nourrit de porcs-épics, on se prostitue pour manger, on hisse un
drapeau blanc pour avertir de sa maladie un docteur itinérant et déplaisant. La
malaria paraît une presque une habitude inoffensive au bord de ces
rives sans soleil magnanime, sans merveille miraculeuse. Le cinéaste sait
capturer le provincialisme du village, lui attribue le rôle d’un chœur mutique
lorsqu’Aldo, pendant une scène sidérante, gifle plusieurs fois sa pas si douce
Irma. Il retravaille ce motif quand Rosina, gosse devant des mioches de cour de
récré séparés par un portail, reçoit deux baffes de son père apeuré par une
voiture passée près. L’Aldo peut tant qu’il veut commettre « des violences
faites aux femmes », elles brillent et l’annihilent par leur prestance, leur
indépendance, leur endurance, elles se situent du côté de la vie, pas lui.
Irma, doublement maternelle, jeune
mère courant au secours de son compagnon immature, ne peut le sauver, arrive
trop tard. Pas de seconde chance ici, pas de fausse identité endossée à la
Nicholson dans Profession : reporter. Identification d’un homme camusien
dépourvu de sa sensualité sudiste supposée, Le Cri ne regarde pas Par-delà
les nuages pour y déceler les cieux dégagés de la révolution à main
armée, le mésestimé Mystère d’Oberwald dévoilé en 1980 à lire en
résumé délocalisé, antidaté, des récentes et sanglantes « années de plomb »
transalpines. Antonioni s’entoure du fidèle Elio Bartolini, d’Ennio de Concini,
scénariste éclectique pour Camerini (Ulysse), Bava (Le Masque du
démon, La Fille qui en savait
trop), Brass (Salon Kitty) ou Bellochio (Le Diable au corps), du piano de
Giovanni Fusco, de Gianni Di Venanzo à la direction de la photo, bientôt à
l’ouvrage sur l’éclairage du Pigeon, de Huit et demi, de La
Dixième Victime. Échec commercial programmé, réussite artistique récompensée,
permettant la rencontre au doublage de Virginia de la Monica précitée, Il
grido s’autorise aussi un discret soupçon d’humour, cf. le voleur en
vespa, et son ironie d’élection de Miss
ne sombre pas dans l’arrogance culturelle ni dans le tintamarre fellinien. En
partie autobiographique, une autobiographie intériorisée, matérialiste et poétique,
le métrage se caractérise par ses perspectives pénibles, ses plongées pesantes, ses positions et
déplacements particuliers de personnages dans l’espace, de face et de dos à
l’intérieur du même plan, ses regards détournés, sa profondeur de champ fermée, son art de la composition du cadre et de tout ce
qu’il contient, ce rien tellement prodigue, visuellement, humainement,
cinématographiquement, politiquement. Les bateaux à moteur slaloment pour le
pari des immobiles, la classe ouvrière, n’en déplaise au lucide Petri, ne va
pas au paradis, elle va s’éteindre en silence dans un dernier geste aux allures
de suicide.
Avec sa station-service sexuelle
chipée au Facteur sonne toujours deux fois, donc à Ossessione, avec son petit patron
d’embarcation revenu de voyage et de léchage de bottes des puissants, avec son
souvenir attendri, radieux, de musée visité à deux, avec sa fausse couche
effroyable, avec sa carte postale perdue, avec ses enveloppes de salaires et sa
ceinture en tribut, avec son amant plus jeune et sa mère viticultrice, Le
Cri captive par sa mélancolie, son aristocratie, sa permanence et sa
pertinence. Le vide d’Aldo, chacun le ressent à sa façon, peu importe sa
profession, sa prison. Sa tristesse inguérissable, tout le monde peut
l’éprouver, à condition d’avoir un cœur qui bat, un œil qui sait observer. Aldo
pouvait redescendre, enlacer Irma, enfin partir vers un avenir. Il ne le fait
pas, évidé par le monde, vaincu par ses démons à domicile, par un idéal
trivial, bancal, respectable, désormais inaccessible. La vie continuera sans
lui, la vie reviendra à toutes ces femmes aimées trop ou mal, parmi lesquelles Elvia, Edera, Andreina. On ne dira pas que Le
Cri incite à l’espoir, invite à la victoire et néanmoins il constitue
en soi une superbe réponse adulte aux cent mille raisons de désespérer du
cinéma, de ce qui tourne mal au-delà, au-dedans de nous, hier et aujourd’hui,
ici et ailleurs. Comment sortir de la torpeur, comment résister à
l’anéantissement ? Il grido ne fournit aucune
méthodologie dérisoire, ne promet aucun lendemain serein, pas même celui de la
solidarité laborieuse, malgré le départ désintéressé des ouvriers partis aux
champs soutenir les anachroniques « insoumis ». Il fait moins et
mieux : il fait partager sa chaleur et entendre son cri, oui – bravo,
Michelangelo.
Un cri de rage personnelle quand je vois qu'un tel article dense et magnifique ne reçoit pas de commentaires...espérons que la lecture, la vision de tels films, écrits, opus bouleversants, éclairants, soient à l'origine d'une sorte de cri muet devant l'évidence de la portée du propos glaçant : époque de mutations implacables relativement au sort des laissés pour compte, mort aux pauvres, la femme s'émancipe, l'homme de la tradition comme l'ouvrier reste sur le carreau, l'usine est désaffectée, le paysage dévasté, les deux infinis de la désolation réelle et morale semblent fusionner ici métaphoriquement dans les images parfaites de Michelangelo...
RépondreSupprimerLe Cri de Munch, retravaillé par Wes Craven avec ses Scream, excède le cadre classé expressionniste et/ou horrifique (aussi celui du cinéma méta, aux atrocités miroitées, aux mises en scène au carré), pour incarner une sorte de situation-sidération existentielle, plurielle, celle qui nous figure, nous défigure, face au vide de nos vies, de nos envies, aux silences assourdissants des sociétés, au bruit permanent des babillages, des enfantillages, des dommages, des outrages. On sait que Rimbaud finit par ne plus s'en faire, par décider de se taire, et sous chaque film, texte, tableau, se dissimule à peine le filigrane d'un fondu au blanc, d'une page vierge, d'une toile idem. Mais nous devons encore créer, ne pas la fermer, ne pas fermer le flux de nos flots, mots, films, tableaux, laids ou beaux, quelle question à la con, quitte à pratiquer une éloquence proche de l'épure, du silence, de la survivance dense, à la fois taciturne et disons diurne, donc tournée vers la vie...
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