The Witches : Luke la main froide


Brûler une sorcière rousse ? Refroidir votre ardeur envers un ouvrage pas si atroce.


Jim Henson & Nicolas Roeg : le « mariage de la carpe et du lapin » enfanta un film méconnu, sinon mésestimé. S’il chérissait Cher, s’il adouba Angelica, Roald Dahl détesta l’infidèle adaptation de son roman par le fidèle Allan Scott (Don’t Look Now, D.A.R.Y.L., Petits meurtres entre amis) et l’on peut comprendre pourquoi la fin le laissa sur sa faim. The Witches s’ouvre sur un survol de sommets enneigés, disons POV de sorcière invisible sur son balai. En Norvège, une grand-mère initie son petit-fils à la sorcellerie. Elle sait de quoi elle parle, son auriculaire amputé parle pour elle. Gamine, elle vécut l’enlèvement d’une camarade, victime d’une femme aux yeux violets, signe particulier des mauvaises fées. Survient la trouvaille la plus belle du film, à la fois mélancolique et méta : la disparue se retrouve dans le tableau paternel, prisonnière muette et inaccessible, puis vieillit au fil impitoyable du temps, jusqu’à s’effacer en silence dans le sillage de ses géniteurs. Luke, d’ailleurs, éprouve un triste sort similaire, perd les siens un soir d’accident, se retrouve orphelin du jour au lendemain. On se dit alors que la surprise d’un film a priori infantile, double sens, passée, Roeg s’avère en effet « l’homme de la situation » et l’on se souvient que l’admirable Ne vous retournez pas débutait par une traumatisante noyade de minote. Le prologue parvient à donner à voir, à ressentir, l’essence des meilleurs contes, ces récits de mort et de vie racontés aux marmots d’hier (et d’aujourd’hui ?) pour les prévenir, les endurcir, accessoirement les faire dormir ou rentrer dans le moule de la morale sociale. On ne rit pas, on frémirait presque, on suppute une Foire des ténèbres bis.



Or le film se transforme avec le retour rapide en Angleterre, avec l’installation du couple intergénérationnel dans un grand hôtel des Cornouailles dirigé par Rowan (Atkinson), sur le point d’exploser à la TV dans la panoplie spasmodique de Mr Bean. Auparavant, un interlude de cabane dans les arbres et de serpent biblique sert de signature littéraire sucrée : une dame en noir offre au blondinet à lunettes une tablette de chocolat probablement fabriquée par ce possible pédophile de Willy Wonka, PDG de chocolaterie accusée à son époque d’antisémitisme, bigre. Après ce troublant épisode de délices sinistres, pain béni pour les psys épris de Genèse, The Witches devient une comédie fantastique assez inoffensive, qui paraît au premier abord se limiter à un « véhicule » idéal pour le charme et le talent évidents de la fille de John Huston (et l’ex de Jack Nicholson, lui-même diable d’opérette australienne selon Les Sorcières d’Eastwick, « tout s’harmonise » à la Stephen King du 22/11/63, amen). Superbe, sensuelle, cynique et surtout très drolatique – quel imbécile déclara que la beauté excluait l’humour et vice versa ? – notre Angelica, itou terriblement magnifique dans Les Arnaqueurs (je vous conseille de dégoter l’anecdotique mais sympathique Agnes Browne qu’elle interpréta/réalisa), semble s’amuser comme jamais, bonne humeur communiquée au spectateur, autant que répéter sa persona de Morticia pour La Famille Addams (à laquelle Ava, la francophone performeuse de blue movies US n’appartient point, pardon pour la précision « interdite aux mineurs », mon cœur). Le maquillage de l’équipe de Henson, posé pendant plusieurs heures, putain, peut bien l’enlaidir à volonté, cette brune sculpturale sut sans doute déclencher parmi les mioches cinéphiles (ou leurs père un peu pervers) quelques appétits « inconscients » non prévus par le script (quoique, connaissant l’art du double entendre d’Albion, bon).



Voilà donc la principale raison de découvrir The Witches, afin de savourer la performance fine et puissante, élégante et doucement marginale, à son image, so, d’une actrice chère à notre mémoire ensorcelée à la Vincente Minnelli, oh oui (+ une pensée pour Brigadoon, autre conte de fées pour grands enfants avec Cyd Charisse en exquise friandise). Au-delà d’Angelica, ce sabbat radouci par rapport à sa source livresque rime avec le contemporain Ratboy de Sondra Locke, satire attristée sise dans le safari de la célébrité, annonce le ragoût anthropomorphe (et insipide) de Ratatouille, le bambin protagoniste illico métamorphosé en rat guère relou se proposant d’empoisonner fissa le potage (au cresson) destiné à l’assemblée des succubes – réunis sous couvert de congrès contre la maltraitance enfantine, appréciez l’ironie du récit –, puisque l’on se sait toujours puni par là où l’on pèche, puisque le boomerang du breuvage leur revient ainsi « dans les dents », littéralement. Film britannique, par conséquent film de classes, The Witches n’oublie pas d’esquisser les différences d’appartenance et de rang, le directeur opposé au « petit personnel », quand bien même il copule avec ou lui ôte son pantalon, la sorcière en chef, cosmopolite, clairement au-dessus de ses sbires insulaires, qu’elle insulte copieusement et se permet en outre d’incinérer dans un accès de rage, dommage pour l’outrage. Quant au père du Bruno un peu trop porté sur les pâtisseries, il s’agit d’un ploutocrate atrabilaire flanqué d’une Brenda Blethyn méconnaissable, blonde jalouse et à la robe retroussée à cause des souris précitées ; nous voici bien loin de Mike Leigh, les amis (special thanks du générique à Rusty Lemorande, le programmateur de Electric Dreams) !



Deux grandes scènes dominent l’argument, celle que je viens de mentionner, au cours de laquelle, portes closes et cependant petit espion de paravent présent, les sorcières ôtent leurs perruques et leurs chaussures, monstrueuse communauté aux crânes rasés, aux pieds privés d’orteils. J’ignore à quoi carburait Roald mais son fournisseur devait être familier de « l’épuration » à la française, lorsque tous les résistants tardifs de cette parfois pitoyable patrie ne trouvèrent rien de mieux à faire que de tondre les prostituées ou les femmes mariées accusées de pactiser (de se faire sodomiser ?) avec l’ennemi, éventuellement d’emmerder des gens comme Clouzot condamné en collabo pour cause de Corbeau insupportablement lucide. Le cinéma n’existe pas en pure autarcie, dans un ensemble de sphères célestes débarrassé des contingences historiques, économiques, physiques et de tels échos imprévus, imprévisibles, participent de la polysémie des films, que cela plaise ou non à des naïfs amnésiques, incultes, décérébrés, rayez la mention inutile, qui n’y voient, des deux côtés de la caméra, qu’un plaisant divertissement, ou des produits d’épicerie. La seconde scène, presque située à la fin, démontre une volonté burroughsienne de tout saccager du joli décor adopté suivant le décorum de la supposée bonne société. Roeg lâche ses rongeurs sans peur et ses serviteurs armés de hachoir, histoire de leur en faire voir (de toutes les couleurs de la peur). Les épouses du Malin se désintègrent via le repas trafiqué, la pauvre Angelica, réduite à une ratone sous cloche, périssant sous le coup d’expert d’un Rowan écœuré par le résultat hors-champ, n’éloignez pas les enfants (précédemment, l’aristocrate écrasait du pied une verte consœur prise à tort pour une petiote de bipède).



Tout se termine à la maison, malle de billets détournés – les salopes insoupçonnables envisageaient d’occire à la Hérode ou Catherine de Médicis, par officines de confiseries interposées, tous les héritiers du royaume victorien, mine de rien –, projet de partir en Amérique munis d’un carnet d’adresse répertoriant toutes le traîtresses (on cherche les coordonnées de Melania Trump). En parlant de retournement, l’assistante d’Angelica s’émancipe et vêtue d’immaculé vient rendre son apparence humaine à l’animal doué de parole, endormi dans sa maison de poupée en plastique. Là encore, la mutation (ou la renaissance) lumineuse de Luke (convaincant Jasen Fisher) prend bien soin de dissimuler ses organes génitaux, coupant court à tout plan dangereusement malséant (ou, pire, excitant). Exit l’épilogue de Dahl, où l’enfant restait tel quel, s’apprêtait à mourir en compagnie de sa mamie malade, dorénavant diabétique, en bonne logique diégétique, de quoi vous déprimer des producteurs, des distributeurs (ici la Warner, à la rescousse de Lorimar en faillite), des exploitants et bien évidemment des spectateurs (ils choisirent la fin heureuse lors des premières à leur usage), pas vrai ? Tout rentre dans l’ordre, éteignez la lampe de chevet, faites de beaux rêves de normalité, tant pis pour la métaphore (et la moralité) d’accepter (d’aimer) ses enfants (ou ses descendants) pour eux-mêmes, pour leur intériorité, pour ce qu’ils vous offrent et ce que vous leur donnez, un salut à tous les parents d’enfants « différents », ces laissés pour compte du machiavélisme étatique, électoral, peu soucieux de solidarité désintéressée, d’acquisition de voix de « trisomiques ».



Cette conclusion à la con me rappelle la façon minable et misérable dont se clôt le Alice aux pays des merveilles de Tim Burton, ce transfuge de Disney autoproclamé VRP de la marginalité. L’Alice de Lewis y singeait la Garbo de La Reine Christine, à la proue de son gros bateau de femme d’affaires partie à la conquête de l’univers, parfaite petite capitaliste voguant sur l’océan de la mondialisation marchandisée. S’il ne faut rien attendre des gardiens de l’ordre politique et filmique, si énoncer un autre discours, réaliser une autre imagerie, s’apparente bel et bien à un acte de guérilla, voire de résistance, vocable un chouïa trop connoté, galvaudé, à mon palais, il faut en outre se méfier des rebelles professionnels, des révolutionnaires de salon, des anarchistes en réalité soumis aux système et tolérés, encouragés, recyclés par lui. Sans s’abaisser au niveau à vomir de l’opportuniste Tim, Nic se compromet à son tour et renie une grande partie de sa filmographie. Inutile de quêter dans The Witches l’écho même assourdi de la sexualité adulte, du montage expérimental, de la tristesse congénitale d’œuvres marquantes nommées Ne vous retournez pas, L’Homme qui venait d’ailleurs, Enquête sur une passion, Eureka, Une nuit de réflexion, Castaway (tous les deux commis pour le petit écran, son Heart of Darkness manquait d’obscurité et son Samson and Delilah valait pour Elizabeth Hurley, allez). Foncièrement conservateur, le film pratique sans une once de questionnement un « génocide » gastronomique, évacue vite ses préliminaires amers, verse in extremis dans la leçon de rédemption et l’innocuité intégrale. Dommage, car The Witches pouvait déranger, séduire au sens étymologique, comprendre « détourner du droit chemin », celui que la société (anglaise ou pas) et par conséquent son cinéma nous incitent à prendre dès le plus jeune âge, le plus influençable, puis à suivre au fil de nos rides, dociles moutons en route pour l’abattoir ou le multiplexe, équivalence symbolique.


La tangente de la sorcellerie, cette manière poétique, profondément féministe – pas le féminisme de la vocifération, de la victimisation –, de concevoir le monde, le cosmos et les relations sociales, sexuées, sexuelles si affinités, The Witches s’en fout, il relaie, ressasse en mineur, en douce, une idéologie paternaliste, de classe, misogyne et réactionnaire : chacun à sa place et Dieu pour tous et God Save the Queen, of course. En cela, pas si curieusement, il ressuscite le vieux fond de moralisation de l’oralité médiévale ou sa fixation lexicale, en littérature pédagogique, à l’ère des Lumières et ensuite de la Révolution industrielle (Grimm and Co.). Filmé avec un classicisme soigné s’autorisant deux-trois plans baroques en travelling avant désaxé ou au fisheye déformant, The Witches permet toutefois de passer un moment amusant, soutenu à l’unisson par la photographie de Harvey Harrison (DP de second unit sur La Momie de Sommers, Troie, V pour Vendetta) et la partition (inédite, en forme de « tapisserie sonore » plutôt inspirée) de Stanley Myers, estimable compositeur pour Cimino ou Frears. N’omettons pas de préciser les apports importants de Mai Zetterling (un Bergman + un Loach au compteur) et de John Stephenson, maquilleur sur Max mon amourresponsable des effets spéciaux sur Dark Crystal, Babe ou Le Patient anglais. Et à défaut de pleinement apprécier à sa (très) modeste mesure cet ouvrage tout sauf déshonorant, pourtant peu enthousiasmant, on recommandera de se (re)plonger dans le versant adulte du travail de Roeg ou d’assister à l’envoûtante cérémonie domestique de magie noire en mode Romero dans Season of the Witch, en mode Moxey dans La Cité des morts, deux items diadèmes exhumés par votre sorcier de ciné préféré (ou pas).

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