Enquête sur une passion : Milena
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nicolas
Roeg.
Pour l’artiste, la pensée et le
langage sont les instruments d’un art.
Le vice et la vertu en sont les
matériaux. Au point de vue de la forme, le type de tous les arts est la
musique. Au point de vue de la sensation, c’est le métier de comédien.
Oscar Wilde, préface du Portrait
de Dorian Gray
Deux fameuses fumisteries surgirent à
la fin du dix-neuvième siècle européen : le cinéma et la psychanalyse. Si
la première traça fissa ses lettres de tristesse parmi un peloton d’épiciers,
si la seconde s’intronisa lucrative thérapie d’Occidentaux oisifs, elles se
rencontrèrent-enfantèrent une faste filmographie, à retrouver en partie ici.
Devant Enquête sur une passion, on se souvient donc de A Dangerous Method encore produit par Jeremy Thomas et A History of Violence pour sa scène
de baise dans l’escalier ; on songe aussi, en raison de cet élément
d’architecture connoté, du contexte politique-géographique-diégétique, à Possession ;
on se remémore en sus, évidemment, L’Ange bleu et Je suis vivant !, ce film-ci
telle leur fusion sans confusion. À l’unisson de Pulsions, son parfait
contemporain, le métrage débute dans un musée, implique un psy. En rime à La
Putain, il comporte en outre un viol final, par conséquent liminaire, pas
collectif, motorisé, ni dépourvu d’une tendresse désespérée/ensommeillée à la Parle
avec elle. Cela ne suffit pas et Roeg se cite lui-même, au passé, au
futur, puisque l’on pense pendant la séquence sise au Maroc, accessoirement
relecture francophone de son homologue dans L’Homme qui en savait trop
du compatriote Hitchcock, au désert drolatique, exotique et nostalgique de L’Homme
qui venait d’ailleurs, aux couples en déroute de Ne vous retournez pas et Castaway,
à l’alcoolisme de Eureka, aux huis clos de Une nuit de réflexion et The
Witches, tandem hôtelier.
Tandis que l’intitulé français souligne la dimension heuristique et douloureuse
de l’histoire, passion à prendre dans son sens étymologique, le Bad
Timing original, davantage factuel, autant duel, caractérise une illogique
chronologie, c’est-à-dire un faux témoignage, et un désaccord temporel,
matériel, mauvais moment pour une harmonie vite écourtée.
Au cinéma, schématisons à dessein, la
durée passe par le plan-séquence, la pornographie le sait parfaitement, alors
que le temps polyvalent revient au montage, opération postérieure au tournage,
sinon simultanée, qui revient à constituer un assemblage d’instants signifiant,
y compris lorsqu’il s’agit de temps dits faibles ou morts. Le fidèle Tony
Lawson monta itou et juste avant Les Chiens de paille, un salut à
Susan George également maltraitée dans son intimité réveillée, Barry
Lyndon, mélodrame de lenteur musicale, Croix de fer ou la guerre
démontée, ralentie, par Peckinpah. Trente-huit après, son travail demeure
remarquable et l’impressionnisme sensoriel de Roeg fonctionne à merveille, à
défaut d’émerveiller les admirateurs familiers de ses minutes minées.
Trente-huit ans plus tard, le scénar de l’obscur Dale Yudoff, écrit
différemment, dixit la comédienne principale,
comprenons de façon plus linéaire, affiche son étirement, ses manques, sa
minceur à toute heure. Dès lors le vernis culturel sert à camoufler le vide de
l’argument et Klimt, Schiele, Bowles, Pinter, Beethoven – Fidelio ensuite repris
par Eyes
Wide Shut, masques inclus – défilent en compagnie de Tom Waits,
Pachelbel, Billie Holiday, The Who ou Keith Jarrett à Cologne, amen. Certes, Enquête sur une passion
ne se départit pas d’ironie, de mélancolie, britannique récit intériorisé d’un
voyeur poseur un peu trop porté sur la supposée scène primitive, homme de
raison, rétif à l’idée de normalité, pris au piège d’une « obsession
sensuelle », sous-titre d’exploitation en salles point hexagonales,
attiré-répugné par une femme trop libre, éphémère, suicidaire, pour s’improviser poétesse
ou révolutionnaire, qui aspire à ne rien posséder, qui boit pour oublier la
médiocrité, du monde, d’elle-même, qui défie l’étalon intello de l’emmancher
sur les marches puis, orgasme de marasme, s’écarte aussitôt, en le suppliant de l’aimer.
Au terme de Bad Timing, l’origine du
monde picturale, triviale, cette sombre, pas blonde, bouche d’ombre hugolienne
silencieuse, livide, prise in extremis
à la manière d’un coït nécrophile, se mue en cicatrice sadienne, relisez La
Philosophie dans le boudoir, son sexe féminin scellé, cousu une fois
pour toutes, et Milena, au pied des totems phalliques de New York, un clin
d’œil à King Kong, arbore au cou la marque décorative ou répulsive de sa
trachéotomie à la Liz Taylor déguisée en Cléopâtre. Elle se tait, elle toise
Alex déjà happé par un taxi, sphinx blondi, pas démuni. Le bonheur bourgeois
quêté en vain par l’enseignant-chercheur écoutant sa quéquette plutôt que sa
conquête, il adviendra dans l’a priori vraie
vie, car Nicolas s’enticha de sa chère Theresa, muse tout sauf soumise, ils
procréèrent et divorcèrent, sacro-sainte trinité sociétale, reproduisant et
développant la relation de Milena avec Stefan, mari à l’horizon, père par
procuration. La vie imite l’art, pas l’inverse, nul ne l’ignore depuis Wilde,
au diable la différence d’âge et vive le mythe de Pygmalion & Galatée.
Heureusement pour le spectateur impatient, Enquête sur une passion ne se résume
pas à son résumé d’hospitalisation retardée, de confession différée, effacée, de
résurrection fragmentée d’hier et de maintenant. Milena revient d’entre les
mortes, en mode Sueurs froides, autre parabole puritaine et méta avec visite
muséale, et la vitalité de la survivante la rend émouvante, la dérobe au
jugement de valeur, misogynie avérée ou instrumentalisée, cf. la stratégie du
flic médiumnique paraissant se mettre du côté de l’amant tourmenté, allez,
entre mecs, tu peux bien m’avouer que tu outrageas ce quasi cadavre d’une femme difficile macérant au creux d’un cloaque,
qu’elle te contamina, voilà.
Peine perdue pour l’inspecteur
Netusil, à la sœur indocile, idem
désordonnée, Alex gardera pour soi son visible secret, honteux, malheureux, peu
miséricordieux. Linden & Cantat, même combat ? Pas totalement,
justement, pour la persona décrite supra, pour le dénouement pas désolant.
Sans Milena, Alex continuerait à plaisanter-parader auprès d’étudiantes
charmantes, fumantes, bottées, mal dissimulées au téléphone nocturne d’appel au
secours, mon amour. Sans Theresa Russell, malgré la virtuosité de sa
réalisation, la belle lumière singulière, sexy
et sépulcrale, du complice Anthony B. Richmond – doit-on rappeler que Roeg
débuta par là –, à l’ouvrage notamment sur The Indian Runner, Candyman,
Vorace,
Agnes
Browne, le caméo délectable de Denholm Elliott ou l’amusant numéro en
Columbo/Candeloro de Harvey Keitel, Enquête sur une passion friserait
l’insipide, le réchauffé, sorte de La Femme et le Pantin modernisé dans
le sillage dépressif, inversé, so arty,
ma chérie, du Dernier Tango à Paris dansé par Brando, conduit par Bertolucci.
Dans l’Autriche de Roeg, plus proche de Haneke, remember La Pianiste, que de Sissi
impératrice, Milena/Theresa séduit, erre, se démolit, désespère. Elle
ne parvient pas à se relever, à composer sur le cadran de l’appareil débranché,
eh ouais, que croyais-tu, que j’allais m’illusionner de tes simagrées
téléphonées ? Sur un balcon d’opéra, elle jette sur le fuyard des
bouteilles vidées, cadavres lexicaux présageant le sien, et Theresa Russell
apparaîtra au même endroit, tellement sensuelle, en maillot a giorno, dans l’épuisant
et guère excitant Sexcrimes. Une actrice de talent, une femme d’attachement,
peut-elle rédimer un métrage amenuisé par son script étique, illuminer de son obscurité charnelle, plurielle, une
nuit réflexive et autarcique, au déplaisir d’un étudiant contestataire ?
Oui-da, en tout cas Theresa, on se
permettra de renvoyer la lectrice et le lecteur vers notre petit portrait
énamouré. Sa Milena, éloignée de celle de Franz Kafka, de Véra Belmont, de
Valérie Kaprisky, retour à Żuławski, se révèle une audacieuse, une anxieuse, une avorteuse, une buveuse, une emmerdeuse, une calamiteuse, une femme fréquentable
de cinéma et au-delà, un être de chair et d’âme, y compris damnée, parmi un
pays hanté, congelé, pas seulement par la guerre dénommée froide. Pourtant les
étreintes ne réchauffent point, ébats refroidis par la vie, par la paranoïa
d’un avatar local de la Stasi, par le manque d’ouverture d’esprit du prof peu
soucieux de pièce de théâtre, englué dans sa tragi-comédie domestique,
clinique, spéculum en option. Who Are you, indeed, my dear adultère au calvaire de la couche
pas farouche, du linceul maculé, pourrait interroger Alex, moins déluré que son
homonyme de Orange mécanique. Une Milena bourrée se grime en pantin
surmaquillé, perruqué, au croisement de Coco Chanel et de Dirk Bogarde
peinturluré par Luchino Visconti dans Mort à Venise, matrice apocryphe de Ne
vous retournez pas et similaire-différenciée moralité sur une
fascination, une déréliction, une destruction. Avec son répondeur et sa bande
magnétique, temps auditif scellé à la Tarkovski, Alex évoque le Gene Hackman de
Conversation
secrète, expert acoustique obsessionnel condamné à ne pas savoir lire
les signes du réel, à s’en extraire en coda afin de jouer du blues, pas celui de Waits, presque, dans
son appart aussi mis à sac. Il porte les traits à la fois impliqués et
distanciés d’Art Garfunkel, acteur occasionnel par la suite revu dans le
mésestimé Boxing Helena de la fille de son papa, aka Jennifer Lynch. « Like a bridge over troubled water »
chantait-il naguère en compagnie de son compère Paul Simon – désormais, il se
tient sur un pont au-dessus d’un océan sexué, conduisant au classé continent
noir de la sexualité féminine jadis cartographié par le faussaire Freud.
Cette topographie placide, doucement
anxiogène, occupe l’ultime plan, rappel apaisé, en forme de boucle bouclée, d’un film de frontières, de douane,
d’un type pathétique qui se dédouane au bout d’une guerre des sexes valant bien
celle de l’URSS et des USA, nation de Theresa. Cadré en Scope, format selon
Fritz Lang des serpents, des enterrements, écran horizontal à l’instar d’un
cadre de tableau, d’un lit d’extase et d’agonie, Enquête sur une passion
s’avère en définitive un film de désamour et d’amour, une rencontre placée sous
le sceau de la séparation et de l’union, un enfant esthétique imparfait, un
brin oublié, avorté, qui irrita un cadre de la Rank en doublon à Dressed
to Kill faisant fulminer quelques féministes, en prélude à de vrais
enfants généalogiques conçus-élevés par l’actrice et le réalisateur. Alex &
Milena, Nicolas & Theresa, membres en reflet d’une équation infidèle, pas
celle d’Einstein, du sosie de Insignificance, où l’inconnue
participe du mystère de la création, de la révélation, d’une énigme intime qui
excède la solution de fait divers sincère, lubrique et tragique, de la diégèse.
Ni thriller érotique, ni clip
prophétique, étiquettes à la con de saison, anachroniques dès leur paresseuse formulation
critique, possible inspiration du pénible 5x2 de François Ozon, sodomie imposée à sec,
sans le beurre de Maria Schneider, Bad Timing démontre une bonne
concordance des temps, des sentiments, des élans, dialogue avec L’uomo
che guarda de Tinto Brass, à son tour triangle incestueux et comateux,
plus jovial et infernal. S’agit-il du meilleur film de notre duo ? Disons
qu’il se lit en intéressante et insatisfaisante déclaration d’élection, en profession
de foi dédiée à une femme puissante et aux puissances du cinéma. L’aimable et
minable Milena ne méritait pas le trépas ; avec ses défauts et ses
épiphanies, Enquête sur une passion mérite bien son exhumation ;
Theresa Russell, une et multiple, Loulou & Marilyn, méritera toujours nos
remerciements au présent.
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