Jennifer : Ida


Pénétrer/placer des pièces de piaule/de puzzle à la recherche de soi-même.   


Une ombre glisse sur des marches lisses, comme une flaque de sang en mouvement… Quand Agnes, dans sa belle et grosse bagnole blanche, arrive autour de Santa Barbara, un pompiste local l’accueille à la manière des villageois le clerc de notaire Harker mis en garde contre Dracula : des choses étranges se passent là-bas, on se revoit d’ici deux jours et si vous m’écoutiez, vous feriez fissa demi-tour. Mais l’automobiliste remercie « l’indigène » et suit la direction indiquée. Le manoir, vaste, vide, hivernal et coûteux à entretenir, date d’avant la crise de 1929 et dans son indolence californienne, ses ombres profondes et ses palmiers ensoleillés, ne ressemble guère à l’hôtel isolé, enneigé, eugéniste, de Shining (Kubrick, 1980), pas plus que l’héroïne n’annonce les « femmes fatales » – pour elles-mêmes – des Innocents (Clayton, 1961), de La Maison du diable (Wise, 1963) ou de Répulsion (Polanski, 1965). Pas si angélique, Agnes ne bosse plus depuis quatre mois, elle veut ce job, la solitude ne l’effraie pas, au contraire. La propriétaire l’engage illico et aussitôt l’intruse découvre un journal intime (le carnet de comptes viendra later) évocateur, trivial, lui apprenant deux ou trois choses à propos de l’esprit, de la graphie de l’ancienne gardienne, cette mystérieuse Jennifer familiale, invisible au village, disparue « du jour au lendemain », jamais retrouvée-revue ensuite. Dans sa quête peu à peu obsessionnelle, Agnes croise un proprio d’épicerie et un livreur a priori lycéen, le premier, pressant, l’incitant à ne pas se soucier de l’évaporée, le second, énamouré, soupçonnant un crime en tandem, amen. Au bout d’une bonne heure, courte durée du métrage privé de moyens, production Monogram oblige, remember la dédicace godardienne de À bout de souffle (1960) presque « à ouf », le prétendant dansant lui révèle la vérité, la sienne, en tout cas, démolit  les possibilités crédibles ou convenues (chantage dans le sillage d’un réputé attorney suicidaire de L.A., croisière inspirée par une publicité de Vogue) : l’héritière, placée en maison de santé pour surmenées du ciboulot, y décéda récemment et son évanouissement ne visait qu’à enjoliver cette maladie inacceptable, accessoirement à dissimuler la cause de scandale provincial.


Après avoir clamé sa différence identitaire (« I am not like Jennifer! »), Agnes, souriante, tout sauf esseulée, pas cinglée, quitte les lieux au bras de son amoureux, tandis que l’ultime plan reprend le premier, travelling latéral pour présence enténébrée au seuil de la résidence fermée. S’il fallait fournir trois raisons de découvrir Jennifer, on dirait : l’interprétation d’Ida Lupino, la direction de la photo de James Wong Howe, la partition d’Ernest Gold. La cara Ida tourne ce titre entre Le Voyage de la peur et The Bigamist, deux films idem millésimés 1953 dirigés par elle-même, loués ici même. Wong Howe, plus ou moins au « chômage technique » à cause de ses sympathies communistes, l’éclaire quatre ans avant le puissant Grand Chantage (Mackendrick, 1957). Quant à Gold, le valeureux compositeur écrira bientôt la musique de Exodus (Preminger, 1960), Un enfant attend (Cassavetes, 1963) et Croix de fer (Peckinpah, 1977). Avec ce trio, Jennifer fonctionne « comme il faut », tant pis si la réalisation de l’insaisissable Joel Newton, possible pseudonyme de Bernard Girard, lui-même méconnu « artisan » de ciné, de TV (Rawhide, La Quatrième Dimension ou le show de Hitchcock), s’avère à la fois fonctionnelle et impersonnelle. Film atmosphérique, film économique, Jennifer ne cherche pas à faire peur ni à rivaliser avec les fleurons du « film noir ». Basé sur une nouvelle de Virginia Myers parue en 1949 dans Cosmopolitan (aucune mention de scénariste, passons), il constitue surtout une « étude clinique », psychologique, sensorielle et duelle, dans laquelle l’énigme du récit finit par s’évider au profit du portrait attachant d’une personnalité tourmentée. Bien sûr, sans Ida, tout cela tomberait vite à plat ; avec elle, avec son visage, sa voix, son énergie, sa volonté de savoir et d’y croire, le film laisse apparaître sa nature méta de « rêve éveillé », de voyage immobile au sein d’une psyché fébrile.


À l’instar, bien plus tard, du personnage de Naomi Watts dans Mulholland Drive (Lynch, 2001), celui d’Ida Lupino veut intégrer le tableau, se déplace dans un « film-réalité » en partie élaboré par sa subjectivité. Secrétaire trentenaire célibataire larguée la veille du mariage par un mec parti à New York – comment peut-on quitter Ida se demande le fidèle Howard Duff, son mari dans la « vraie vie », son partenaire de jeu sérieux –, Agnes se nourrit d’indices, d’impressions, de sensations et se mire dans son délire, au figuré puis au propre, lors de la confrontation avec le cadavre immergé de Jennifer, en fait simple reflet déformé de sa face terrifiée. La scène se déroule près d’une chaudière et pourtant ne suscite aucun doute au sujet de l’Overlook : Jennifer, à l’inverse du Stanley basé sur une double impuissance, de père, littéraire, ne décrit pas la spirale labyrinthique d’une dépression psychotique, plutôt le salut d’une âme (et d’une femme) blessée, en exil du réel, à l’aise dans ses songes funestes, sinon funèbres. Ici, le jardinier, mutique, peu amène, prend des allures de croque-mort et le grand parc cultivé un air de nécropole abandonnée, statue pétrifiée incluse. Agnes pourrait sombrer au fond de son abandon, recluse volontaire, rémunérée, logée, courtisée – pas Ida, cinéaste et actrice encore largement et scandaleusement sous-estimée. Mademoiselle Lupino pourrait lire l’annuaire, on annulerait nos rendez-vous pour l’écouter, la regarder, pour admirer sa démarche et le sismographe de ses traits. Jennifer démontre à la façon d’un envoûtement miroité – remarquez la psyché à trois côtés, certes pas celle de Stefania Sandrelli dans La Clé (1983) de Tinto Brass – qu’une comédienne radieuse peut illuminer un film obscur (et inédit en vidéo), que le talent revient aussi à savoir se dédoubler, à incarner pour ainsi dire une persona au carré.


Agnes, protagoniste de sa propre vie, de sa tragi-comédie « frigide », ressemble à une spectatrice traumatisée par le Rebecca de Hitch & Selznick, 1940 (notons que Joan Fontaine interprétera l’épouse « principale » de The Bigamist). Sa Madame de Winter à elle s’appelle Jennifer et elle fera tout pour élucider son ravissement, ravie de son investissement (affectif) dans cette chimère facile à stimulant domicile. Sous le charme de son sortilège « en interne », en huis clos, elle se reflète dans une grande glace murale et la profondeur de champ matérialise une promesse, celle de l’homme mirage, image masculine very fifties, paternaliste et altruiste, in extremis sphinx complice, détenteur d’une clé de vrai-faux Cluedo et de celle qui ouvre la porte du mausolée climatisé, en sus de son cœur échaudé (par l’eau froide du désamour). Pas de « domination masculine », pas de conformisme des rôles, des attributs, des destins, pas de « demoiselle en détresse » ni de « chevalier servant » à la con, à la Soupçons (Hitchcock, 1941), lampe torche substituée au verre de lait « éclairé », dans Jennifer, davantage une histoire d’amour mature et impure, fi du jeunisme propret, vive le fantastique intériorisé. Parcourant la maison mentale dont elle doit prendre soin, Agnes en vient à cartographier son territoire à elle, pluriel, artificiel, féminin, point malsain. Elle se soigne, elle ne cède pas à la folie, elle accepte de confronter son illusion et de faire confiance à un type déjà marié, déjà divorcé, seul ce monde existe, « machine age » moderne, essayons encore, toi et moi, cette fois. La richesse de l’œuvre désargentée, sa beauté mélancolique, au-delà de l’esthétique, expressionnisme naturaliste et vocalises célestes, proviennent de cet élan vers autrui, vers le dehors, vers une autre histoire à l’écart du noir.


Film de clôture et d’imposture, Jennifer possède en outre l’élégance racée de ne pas se limiter à un point de vue, de congédier in fine, en boucle bouclée, la raison « raisonnante », rassurante, d’accorder au spectateur familier, impliqué, gentiment troublé, une liberté de lecture, de texture, de lui permettre d’accompagner dans son odyssée modeste, musicale – disque Vortex, bien nommé concerto pour piano anxiogène, un brin en écho à son homologue « macabre » dû à Bernard Herrmann pour le Hangover Square, 1945, de John Brahm + sucrerie sentimentale de Matt Dennis, rempilant au même clavier chanté dans The Bigamist –, spectrale et néanmoins tournée vers la vie, pas la nécrophilie, une Agnes/Ida capable de cela, de s’extraire de son roman vivant à la Laura (Preminger, 1944), de son tombeau trop beau (pour être honnête, y compris dans l’horreur), de son ermitage d’un autre âge, afin de vivre enfin dans le quotidien (des corps, du décor), dans la danse alcoolisée, en robe de soirée empruntée, d’une célébration de (pré)saison, dans un baiser discret, dans un nouveau départ avant le trop tard. Jennifer, film d’amnésie, de secret, de murmure, de métamorphose, séduit en mineur, émeut loin de la fureur (ou de l’hystérie, maladie « féminine » étymologique à faire défaillir à raison les féministes), loin du bruit de la ville et de la vie finalement réintégrées, apprivoisées, ensemble, la sensibilité frémissante et désarmante d’Ida faisant (tout) le reste, actrice-film en épiphanie de femme belle, réelle, fantôme présent, survivant, tant que durera la cinéphilie en ligne. Comme une flaque de sang en mouvement, une ombre glisse sur des marches lisses… 


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir