The Survivor : Get Out
Attacher sa ceinture et se risquer à l’aventure d’une séduisante
exhumation.
Blow-Up (1966) s’achevait sur une partie de tennis mimé, The Survivor débute par une
partie de un, deux, trois, soleil mutique. Chez Michelangelo Antonioni, David Hemmings
photographiait des mannequins, un couple, un cadavre, ici il filme un
photographe-rapace dégueulasse digne de celui qui jadis immortalisa le fils de
Romy Schneider sur son lit de morgue. Pour Profondo rosso (1975), l’acteur/réalisateur
se perdait au creux d’un vrai-faux tableau. Dans Harlequin (1980), il se
confrontait à Robert Powell déguisé en Raspoutine selon une lutte de pouvoir,
de territoire. Et le comédien bouclé incarna bien sûr un Jésus de Nazareth (1977) télévisé
dirigé par le sulpicien Franco Zeffirelli. The Survivor – je n’emploie pas le
titre français, désolé, ce Survivant d’un monde parallèle
explicite et cheap – prend acte du
passé filmique et conserve le caractère heuristique du Dario Argento méta autant
que pictural. Il s’agit de comprendre, de repasser le « film-réalité »
à la William Burroughs, d’interroger les images et la mémoire. Seul survivant
inexplicable d’un crash aérien de
masse, le capitaine Keller le formule clairement, s’il ne parvient pas à se
souvenir du pire, il va devenir cinglé. Au sein de son enquête suspecte, il
pourra compter sur le soutien d’un médium vivant au bord de l’eau, pythie de
rétrospective entre deux éléments, sur le pont entre les temps, interprétée par
la Jenny Agutter (croquis énamouré disponible sur ce blog) de L’Âge de cristal (1976), fable de SF
sur l’eugénisme et le jeunisme. Keller-Orphée l’ignore mais la Perséphone de
Sydney le (re)conduit à son dernier lit, ce cockpit
qu’il ne devait pas quitter, dont il sortit cependant, sorte de Lazare en
uniforme cerné par un brasier à la Terminator. Le Boeing en pièces
détachées, mausolée en plein air en partie abrité par un hangar, devient in extremis son tombeau rétroactif, à la
surprise de l’expert découvrant sa dépouille carbonisée depuis plusieurs jours
au soleil éternel.
Pour faire court, Keller, une fois
terminée sa mission de justicier surnaturel, une fois effectué son parcours de
revenant désarmant, de mort-vivant en sursis, regagne sa couche de « grand
sommeil » à la Chandler & Hawks, de linceul différé, fracassé. The
Survivor combine ainsi deux courants d’imagerie mettant à jour la
nature fantomatique du cinéma, art spectral et funéraire, mécanique et
métaphysique. D’une part, il s’inscrit dans le sillage de Carnival of Souls (1962),
le poème funèbre et féminin de Herk Harvey, il anticipe Sixième Sens, Abandonnée
et Les
Passagers, Anne Hathaway en Robert Powell transgenre. D’autre part, il
puise à une conception disons très australienne de l’espace-temps, continuum non linéaire, analogique,
synthétique, cartographié par des « locaux » dénommés Colin Eggleston
(Cassandra),
Russel Mulchahy (Highlander) ou Peter Weir (Pique-nique à Hanging Rock + La
Dernière Vague). Le « temps du rêve » des Aborigènes règne
assurément dans The Survivor, lui donne sa forme, son rythme, son cachet
particulier. Le Britannique Hemmings s’immerge dans un récit en suspens et son suspense s’avère existentiel, guère
spectaculaire, même si la séquence de la catastrophe et de ses conséquences
secouristes impressionne une quarantaine d’années après par sa puissance
réaliste et sa précision documentaire (pilleur de passage, body bags à la
Carpenter). David Hemmings ne cherche pas l’effet, spécial ou scolaire, il
privilégie l’inquiétude, le questionnement, la suggestion à la Val Lewton. Film
mélancolique et climatique, film sincère et d’atmosphère, film endeuillé
possédant l’élégance de se conclure sur une esquisse de sourire, The
Survivor retravaille l’horreur sonore de La Maison du diable (1963)
de Robert Wise et du carnaval-manège des âmes précité. Les « hurlements de
damnés » des décédés contaminent la bande-son, provoquent la transe de
Hobbs, tandis que la carcasse aux allures d’obus géant se mue en baleine
surréaliste échouée sur le sol, par superposition du « chant » des
cétacés à ravir un Michel Berger exilé dans son Paradis blanc prophétique
(et tennistique !).
Notre cinéaste se souvient aussi de La
Malédiction (1976), tourné sur son île, et de la vérité à venir, « invisible
à l’œil nu », néanmoins contenue dans les photographies en train d’être
développées, « preuve par l’image » des pouvoirs incantatoires,
éclairants, éclairés, du ciné. Une foi dans le cinéma irrigue chaque plan du
film, tout sauf caprice auteuriste d’acteur entendant se (nous) prouver qu’il
peut lui-même passer de l’autre côté de la caméra, éventuellement du « royaume
des morts ». La sienne, sereine et assez majestueuse dans sa modestie de
moyens, dans sa capacité d’évocation, cadre au millimètre des paysages et des
visages déjà fantastiques en soi, auréolés d’une lumière noire étonnante, à des
années-lumière des conventions narratives et graphiques de l’expression (à la
con) US (majoritaire). Le Scope isole les personnes, filigrane antonionien, les
entoure d’un arrière-plan abstrait, diurne ou nocturne, les identifie telles
des « âmes en peine » en quête du repos, du salut, du sens.
« Croyez-vous à la vie après la mort ? » demande Hobbs à Keller
et l’on peut répondre par la négative, à l’instar de votre serviteur athée,
cinéphile, tout en se déclarant positivement troublé par un opus envoûtant, croyant (je crois en
moi, en toi, au cinéma, accorde-moi au moins cela). The Survivor ne fait pas
de prosélytisme, congédie fissa la « question religieuse » – caméo « au
bout du rouleau » de Joseph Cotten en prêtre anonyme borné, amen –, n’impose rien au spectateur,
libre de se laisser entraîner dans cette odyssée de fait divers, dans ce voyage
« astral », immobile, désincarné, point inanimé, ou de le refuser, de
regretter sa longueur, sa langueur, l’anémie de son argument dramaturgique,
mince histoire de vengeance, de rivalité professionnelle, d’attentat in fine téléguidé par le type chargé
d’en élucider l’opacité, traître propret promis à périr dans un incendie commis
par les victimes revanchardes (durant la confrontation avec le sphinx armé,
plongé dans une obscurité à la Brando de Apocalypse Now, Keller éclaire une à
une les ampoules d’appoint, belle idée d’herméneutique matérielle,
comportementale).
Scénariste de Nimitz, retour vers l’enfer
(itou sympathique parabole de « paradoxe temporel ») et D.A.R.Y.L.
(relisez-moi ou pas), David Ambrose adapte un bouquin de James Herbert, auteur « fort
marri » du résultat et signataire d’une série anecdotique consacrée à des…
rats, ce qui nous renvoie vers The Witches de son compatriote
d’Albion, pourtant l’essentiel se situe ailleurs, un salut à Fox & Mulder.
Accompagné par John Seale (Witness, Hitcher, Rain
Man, Le Patient anglais, En pleine tempête, Mad
Max: Fury Road) à la direction de la photographie – remarquez ces
nuances de gris, cette blancheur du ciel, ces contre-jours contrastés, ces
arbres verts frémissant en bordure d’humidité – et par Brian May à la musique –
décelez l’influence assumée de Saint-Saëns, en écho à celle de Ravel pour Road Games
et de Moussorgski pour La Fin de Freddy, rendez-vous sur La Septième Note afin d’apprécier sa multiple palette –, David Hemmings se
contrefout du coupable et nous idem,
il élabore avec une humble maestria un requiem
en mineur, pas mineur, il crée un cauchemar optimiste, un ouvrage encore
injustement méconnu ou mésestimé, quand tant d’excréments maculent nos écrans
et nos rétines, dans le « genre » et outre. En cinéphile ou en
correspondant, il rime parfois, le temps d’une séquence dans un cimetière
solaire incluant une gamine cramée, douée d’ubiquité, un train fatal
(virtuosité discrète du montage dû à Tony Paterson, assembleur de Mad
Max) et un paparazzo renvoyé ad
patres, avec l’univers de Lucio Fulci (la texture onirico-sudiste de L’Au-delà)
ou Mario Bava (la gosse mortelle de Opération peur). La scène de la
rencontre entre Keller & Hobbs, remarquable composition du cadre et juste
situation des acteurs, Mademoiselle Agutter s’approchant à pas lents, vêtue en
noir, sur un horizon aboli, notez le bref mouvement ascendant de l’objectif,
participe du soin du détail de l’ensemble du métrage (je pense également à ce
plan en plongée diagonale sur Powell et un camarade à gauche du cadre, l’épave
à droite).
Vrai cinéaste, David Hemmings, adepte
de la retenue britannique, filme comme on murmure – le Henry James du Tour
d’écrou me revient en réminiscence, identique et différencié récit de
fantômes persistants, d’enfance « pervertie », harmonie en accord
avec la biographie, car Benjamin Britten enrôla David Hemmings, marmot soprano,
en Miles de sa transposition opératique, car le quadragénaire discuta avec la
production d’une orientation inspirée des Innocents (1961) de Jack Clayton –
et referme son étrange quête sépulcrale/vitale sur une coda de boucle bouclée,
cyclique et ludique, avec le pressentiment insistant, partagé, du prologue :
les gamins continuent à s’amuser, l’intermédiaire regarde le ciel, (re)traverse
un terrain de jeux, le film se termine comme il commençait – peu après
l’accident, Keller survole la zone d’impact et ne voit rien, sinon les bambins
et la prophétesse –, manière de montrer que le temps australien rejoint le
temps cinématographique, que les êtres peuvent se rejoindre autrement que dans
la sexualité (mettons la chasteté de l’item
sur le compte du puritanisme anglais ou du ton macabre de la trame), à travers
les temporalités, les trajectoires du hasard et de la destinée (ironiquement,
la native Angela Punch McGregor,
épouse du pilote, disparaît au montage raccourci). Les plus rationnels d’entre
vous liront The Survivor en métaphore adulte sur les troubles individuels
et collatéraux d’un « stress post-traumatique », les plus épris de
transcendance y verront un message d’espoir – Kubrick, à propos de Shining,
disait vrai lorsqu’il affirmait la nature positive de l’imagerie fantomatique,
faussement maudite –, les plus sceptiques (ou mélancoliques), suivez mon regard
au miroir, l’apprécieront à sa mesure débarrassée d’imposture, de tintamarre,
de bazar parapsychologique.
Produit facilement par un Antony I.
Ginnane cosmopolite (plantage prévisible au box-office,
tant pis, hélas), porté par un Robert Powell impliqué, en retrait, « aliéné »,
éloigné du lyrisme manipulateur de Harlequin (belle BO de Brian), le
film de David Hemmings nous apprend discrètement, profondément, à mourir, à
survivre, à lâcher prise, à ne rien lâcher dans notre entreprise de justice, de
signification, d’élucidation, de pardon. Il nous envole et nous enterre, il
agit en sorcellerie noire et blanche. Il constitue par conséquent une œuvre
évidente de cinéma, qui sait en saisir l’essence et jouer avec habileté de ses
mécanismes angoissants et stimulants. Regarder (ou visionner) un film
s’apparente toujours à contempler sa propre mort, à monter à bord d’un avion
condamné à s’écraser, pareillement si l’on se mire dans une glace – notez
l’absence significative de cet accessoire narcissique et funeste dans la
diégèse. The Survivor donne à envisager, à ressentir cette réalité
subjective et il souligne que la démarche de découverte en tandem représente en elle-même le but à atteindre, aussi
inaccessible qu’une anguille. Dieu, la résurrection, « l’autre rive »
de Kiyoshi Kurosawa ? Le cinéma, sa nécromancie jolie, sa nécrophilie tournée
vers la vie. Allez (re)voir The Survivor et nous en reparlerons ensuite,
ou alors nous nous calerons dans la carlingue, nous nous dirigerons Par-delà
les nuages, retour éthéré à Michelangelo Antonioni, et nous admirerons
droit dans les yeux l’aveuglante absurdité qui régit nos misérables et mirifiques
vies, qui nous brûlera et nous fera taire, dans les airs ou « six pieds
sous terre ».
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