Hidden Obsessions : Créatures célestes


Personnage biblique stérile ? Cariatide reconnaissable et recommandable.


« Everything turns me on », « Ideas are everywhere » : dans Hidden Obsessions, les idées abondent et l’excitation se sublime. Lecteur admiratif des Liaisons dangereuses du stratège Laclos, Baudelaire conseillait d’écrire les passages chauds la tête froide, mais Rachel finit vite par verser dans l’autofiction, la fantaisie, voire le souvenir, par participer en pensée, en solitaire, à plusieurs (reprises), à ses récits commandés par l’ami d’un(e) agent(e). La journaliste de mode se réinvente en Anaïs Nin de Los Angeles, en protagoniste d’un récit heuristique, au risque de l’autarcie, remarquez le tableau représentant Narcisse durant la scène avec la femme mariée. Rassurons-nous, la rédactrice sculpturale, munie de sa machine à traitement de texte dorénavant délicieusement vintage, prendra congé de son David adoré, mystérieux marié membre d’un ménage à trois, affirme-t-il au bout du fil. Le film s’achève sur une dernière conversation, au téléphone, par un aveu, « I can’t keep on living in my head » et un adieu « I’ll miss you, Rachel », avant que le générique de fin, qui intitule les segments et identifie les performers, ne vienne offrir un épilogue à trois filles en bordure de piscine, l’ultime gros plan saisissant le ravissement souriant du visage de profil de Janine Lindemulder en plein air, gantée à la Gilda, aux pendants d’argent, à la fois à l’intérieur et hors de la fiction, boucle bouclée avec l’incipit habillé en mode défilé. Outre s’inscrire dans le sillage mainstream du film à sketches, Hidden Obsessions assume ainsi sa nature purement fantasmatique, la porte au carré, sinon au triple avec la séquence aérienne, rêverie éveillée de la passagère impatiente de « s’envoyer en l’air », de l’auteur vers le lecteur, du réalisateur vers le spectateur, ces derniers mis en abyme à deux moments, dans l’épisode des rivales du club, catfight interrompu à la demande du payeur, davantage épris de saphisme acrobatique, dans celui du couple échangiste précité, le client mafieux et le mari taiseux en simples silhouettes appréciant le spectacle féminin.

La réalisation du désir, le film la réalise, la met en scène, révèle avec un luxe de lingerie et de joaillerie, en sus de quelques joujoux adultes, les obsessions cachées de l’intitulé, à partager depuis bientôt trente ans. La scène de l’anniversaire, des bijoux offerts, insérés dans une « origine du monde » muée en écrin serein, celle du voyage en voilier, solaire et salée, se lisent en métonymies et en métaphores du métrage – Andrew Blake nous convie à une traversée sensuelle, sexuelle, où chaque situation-narration tend vers le diadème, le couronnement d’actrices filmées avec un art obsessionnel de l’ornementation en écho à Klimt. Blake scénarise (en compagnie de Raven Touchstone, pseudonyme d’une photographe spécialisée dans la chaste nudité), réalise, monte, produit, décore (renfort de Jonathan Marks à la direction artistique) et, surtout, photographie Hidden Obsessions, c’est-à-dire, au sens technique et américain du terme, le cadre et l’éclaire, de manière constamment remarquable, stimulante, parfois surprenante, pensons à la saynète d’espionnage interprétée par Marc Wallice, futur paria pour cause de virus du SIDA, et Dominique Simone (mémorable duo à Frisco avec Ashlyn Gere selon le Two Women d’Alex de Renzy), unique femme noire de l’item filmée dans un noir et blanc élégant, accompagné par un thème à la James Bond. Par son art de la composition et de la bande-son, par sa façon de retravailler les figures imposées de l’imagerie pornographique, Blake s’élève sans peine au-dessus du tout-venant souvent désolant et méprisant de l’industrie du « divertissement adulte », dénomination hypocrite et explicite made in outre-Atlantique. Un évident respect parcourt en effet les 90 minutes de cette odyssée immobile, mentale, respect du casting, du public, d’une perspective familière et singulière.

Notre cinéaste bossa pour Playboy (+ Penthouse) et Hidden Obsessions pourrait fissa sombrer dans le décoratif allègrement « léché », inoffensif, stérile et futile des produits audiovisuels édités par le fameux magazine. Pas dupe, Blake énonce la moralité supra, la nécessité d’aller s’aérer, de confronter son intériorité à l’épreuve du réel, même transformé, même transcendé ; il se moque en outre gentiment des moyens déployés, reconnaissant par le biais de son héroïne que le fric peut aussi constituer un aphrodisiaque (la gymnaste arbore un gros dollar en or autour du cou). La nouvelle se monnaie, Rachel n’œuvre pas en bénévole, et dans cette franchise réflexive, l’opus met à nu en mineur le tabou invisible du X, par extension du cinéma dit traditionnel : sa nature commerciale, mercantile, capitaliste. Comme Electric Dreams parvenait à capturer « l’air du temps » de sa production, Hidden Obsessions nous renseigne vingt-six après sur l’esthétique et l’économique de son époque, parangon pertinent d’opulence californienne et candide catalogue anatomique de ses amazones/étalons. Rachel vit dans une villa surplombant L.A., ses ébats ensoleillés avec une juvénile Julia Ann, débutante promise à un avenir toujours présent, désormais enrégimentée en tant que « MILF », se déroulent sur un fond de toits en mosaïque, à proximité d’enceintes significatives (importance de la musique), au sein d’un espace de verdure et d’architecture la situant de facto telle une sorte de déesse à l’écart de nos contingences d’êtres imparfaits, désargentés, esseulés. Hidden Obsessions évite l’écueil de l’eugénisme, de l’onanisme de classe, par sa dimension méta, par sa personnalité sachant s’émanciper du clip et de la redite. Le ralenti utilisé avec habileté, la lisibilité permanente des positions, insoumise à l’épilepsie de MTV, la partition jazzy de Richard Hardalstein, ramage inspiré en rime aux images rythmées, tout concourt à créer un espace-temps onirique, mythologique, peuplé de vestales pas vraiment virginales et de centaures bienheureusement mutiques.



Rétif au réalisme, au naturalisme, au misérabilisme, maux de son milieu et pas que, Blake cède à autrui l’avarice, la paresse, la laideur. À défaut d’une démocratie des corps payée au vil prix de l’amateurisme, du cynisme, de la sociologie de province, on renvoie vers un site effroyablement franchouillard bien (trop) connu, il établit entre les hommes et les femmes embarqués à bord de son beau navire une rafraîchissante complicité, une absence totale de médiocrité, en témoignent joliment, tendrement, le baiser dorsal de Peter North à une Marissa Malibu aux yeux incroyablement bleus à la suite de leur étreinte au creux de la carlingue, ou le sourire de Melanie Moore dans la foulée d’une éjaculation buccale à l’horizontale, sa bise au pénis de son partenaire, solide Randy West, fantômes du passé bien vivants dans le décor « historique » d’une ville qualifiée par Rachel de « Sin City », de « Hollywood Babylon », nos amitiés à Frank Miller & Kenneth Anger. D’ailleurs, ni le money shot ni les interminables préliminaires de succion agenouillée ne passionnent le réalisateur, ils les survolent et ne les soulignent. Pas d’analité non plus devant sa caméra là encore peu orthodoxe, émancipée du dogme de la « porte étroite » (pas celle de Gide, quoique). En réalité, Blake filme comme bon lui semble, il ne se soucie d’aucune mode, il modélise et customise des projections d’érections et de satisfactions (de l’œil, de l’oreille). Hidden Obsessions n’appartient pas à la triste catégorie des titres à consommer, à oublier, à jeter à l’instar d’un mouchoir maculé de semence masculine à la Marco (Ferreri). Dans sa noblesse et son ivresse, il s’adresse aux spectateurs et aux spectatrices équipés d’un cerveau, d’un cœur, d’organes génitaux et d’une soif d’inassouvi, de « travaux pratiques » infinis.

Le flux de la libido épouse le flot des eaux, et deux scènes évocatrices se passent au sein d’une piscine de naïades sous-marines puis entre des gouttes de studio avérées, déversées sur Celeste & Woody Long, ou rajoutées en post-production. Toute cette humidité, notable également via le sex toy transparent et « glacé » de J & J, poétise les « fluides vitaux » (un salut au bien nommé Turgidson de Docteur Folamour) des modèles (au top), rappelle un héritage culturel, souvenons-nous de la Vénus de Botticelli, avisons le divan de Janine aux allures de grande coquille, induit l’ondinisme d’une Stefania Sandrelli urinant à côté des canaux de Venise (cadre de Decadence) pour l’émouvant La Clé. L’ancien directeur artistique de CBS opte pour les miroirs baroques, enfile les faux cils, les faux ongles, les perruques brunes sur fausses blondes, les tenues en latex coloré, les chaussures à talons translucides et, pas si contradictoirement, ce déploiement impénitent de simulacres débouche sur une vérité, celle de la beauté, du luxe, du calme et de la volupté baudelairiens délocalisés, reformulés avec virtuosité. Dans Hidden Obsessions, le rasage pubien de Francesca Lé par Randy West ou la cravache et la fessée de Janine & Paula Price se délestent du moindre soupçon de trivialité ou de domination. Ici règnent une établie parité, une égalité dans l’engagement, dans le don, dans l’émotion. La pornographie filmée, inutile de le réécrire, produit la plupart du temps un sentiment de tristesse, tandis que la bande de Blake provoque par son accomplissement aristocratique, par son indépendance d’esprit (de studio à l’initiale de prénom, au rang d’élection), une jubilation admirative.

Son site officiel l’intronise erotic artist et l’euphémisme de l’appellation dissimule à peine la caractéristique essentielle du film, de son maître d’œuvre polyvalent et discret, parce que talentueux et aventureux, une pensée pour Gregory Dark ou Michael Ninn, ses contemporains/héritiers surréalistes (la série des New Wave Hookers) ou futuristes (Perfect), plus préoccupés par la part enténébrée de la chair si chère : l’élan vers la vie, la célébration de l’horizon, le fier refus de la damnation, de la démolition, de la soumission au conformisme du marché masturbatoire, sacro-sainte trinité majoritairement d’actualité. Peut-on filmer des actes sexuels non simulés avec sympathie, empathie, avec la volonté de magnifier ceux qui s’y livrent « pour X raisons », discutables en soi ou pas, de les servir en stars hollywoodiennes débarrassées d’une persona, parées d’apparat, d’un humour discret communicatif (la « légendaire » Janine semble bien s’amuser) ? Peut-on essayer d’écrire sur les blue movies, matrice de blues, avec lucidité, sincérité, subjectivité, sans condescendance, sans désespérance, sans moralisme minable ou victimisation de saison ? Oui-da, pourquoi pas, pourvu que l’on fasse du cinéma, y compris en vidéo, pourvu que l’on y réfléchisse, maintenant dématérialisé. Avec son générique de début en forme de florilège ou de bande-annonce, avec son argument doucement féministe – inversion du schéma passif de la muse, réappropriation-exploration d’un imaginaire a priori sexué –, avec sa liminaire secrétaire de « cinq à sept », portrait de Churchill inclus, avec ses fondus au blanc de liaison et ses rires saccadés, son environnement sonore ouaté, avec sa créature de Frankenstein aux faux airs de bohémienne, Jamie Dion, chouchou et collaboratrice d’AB, immortalisée en solo en prélude à une partouze apaisée, guérie de jalousie, rassemblement d’ex-compagnes partageuses, Hidden Obsessions mérite d’être (re)découvert, de ne pas rester caché dans les abîmes de l’amnésie cinéphile ou du consumérisme orgasmique.


Il s’agissait pour Andrew Blake de mettre en valeur des êtres humains, attachants et/ou décevants, pas des sex machines, des automates interchangeables ; il s’agissait pour nous de célébrer (certes pas de nous justifier, de nous excuser) un franc-tireur et un film sans peur, aujourd’hui et demain, à deux mains sagement posées sur le clavier. Le X vous indiffère, vous dégoûte, vous donne envie d’avilir, ou pire. Allez visionner, de préférence en VO, afin d’apprécier à sa mesure la voix very sultry de Mademoiselle Lindemulder, ce « classique instantané », adulte et ludique, explicite et pudique, au final assez magistral, ensuite reparlons-en. Ou alors réalisons nos imaginations, à l’imitation de l’aimable Rachel…

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