L’uomo che guarda : Le Professeur


Se regarder droit dans les yeux, au risque d’y perdre l’espoir, la raison ou l’extase. 


Un souvenir d’enfance fichtrement freudien demeure au cœur du métrage : Dodo ne fait pas dodo et assiste plutôt à une « scène primitive » plus tard explicative. Comme sa femme curieusement distante, vivant chez sa propre tante, la maman du gamin se fait prendre par derrière par son mari menaçant de lui casser le cou si elle ne se traite pas elle-même de « truie » ravie. Dans sa main, des timbres se froissent, bientôt offerts par le père au petit collectionneur muni de sa loupe. Gifles du fils, grâce au montage et auparavant, sidération de sa génitrice se sachant in extremis observée, car dans L’uomo che guarda, chacun(e) regarde son prochain qui le regarde à son tour, relation scopique au carré puisque des miroirs ovales, accessoires récurrents de l’univers de Tinto Brass, leur renvoient leur image mirée. Film sur une énigme, celle de la séparation, film sur un mystère, celui du désir féminin, qui ne révèle rien, accessoirement sur une voisine invisible amatrice de calcio à la TV, L’uomo che guarda affiche son discours méta et conserve son opacité incarnée. Brass, qui n’hésite pas à cadrer plusieurs fois des pénis en érection, semble s’inspirer de la moralité paradoxale du X filmé – plus on en montre, moins on en sait. Silvia, aussi évanescente et donc obsédante que la Sylvie de Nerval, s’avère un sphinx fascinant et au final inquiétant. Le film se termine par une sorte de damnation domestique, la femme adultère réintègre le domicile conjugal, c’est-à-dire l’appartement paternel, mais il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus, d’une invitation de malédiction, d’une volonté directive de reprendre le « ménage à trois », le manège générationnel. L’épouse d’Edoardo couche-t-elle avec son père, ce que laisse entendre le récit de Fausta, infirmière au short très court, témoin nocturne d’une intrusion avec clef (pas celle de Stefania Sandrelli, quoique) à la clé, avec soupirs éloquents inclus ?


Le second récit sexué, de Silvia, cette fois, paraît confirmer les faits, réminiscence d’une incartade débutée le jour du mariage, l’assaillant la bloquant à la fenêtre, en surplomb de son élu réglant un problème d’emplacement, et portant le visage de son beau-père alors encore valide, sous peu tombé dans l’escalier en forme d’œil, la faute à un ascenseur en panne (sexuelle). Pourtant, L’uomo che guarda joue avec l’indécision, avec notre perception. Il s’ouvre dans la chambre bleue (pas celle de Mathieu Amalric, quoique) de l’enseignant, qui téléphone à la tante (et se ronge les ongles) pour savoir si Silvia s’y trouve. Puis il s’allonge, fume, et soudain l’objet de ses pensées se matérialise devant lui, pénètre au ralenti dans l’espace mental, tout sauf réaliste – le panorama romain, coupole vaticane comprise, relève du simulacre, à l’instar des futures transparences usitées en voiture, en rime au Tanger drogué du Festin nu –, avant de se faire pénétrer (de chevaucher, nuance importante) par son amoureux malheureux. La scène suivante voit le couple se retrouver au restaurant asiatique, suite logique de la conversation téléphonique, et Dodo remercie Silvia d’être venue, possible indice d’une rupture qui dure. Que devient dès lors le prologue ? Un fantasme diégétique, une réalité de cinéma, un oxymoron pas con qui nous situe à l’intérieur du cerveau et des testicules du professeur, ce que reproduira une scène ensoleillée de plage naturiste relisant avec humour le SM funèbre et transgenre de son homologue de Ténèbres (ou la grisaille fasciste de celle de La Clé) : notre Dodo, en pleine hallucination à répétition, prête à chaque femme dévisagée les traits rieurs-moqueurs de sa compagne introuvable (il s’acquitte de sa présence auprès du gardien des lieux au tarif réservé aux voyeurs).


L’opus adopte par conséquent le point de vue du protagoniste et ceci rend l’ensemble « sujet à caution », notamment la « traumatisante » saynète mémorielle précitée. Dans le film attristé de Valerio Zurlini auquel nous empruntons le sous-titre de notre article, Alain Delon s’éprend de l’une de ses étudiantes, et Dodo raccompagne chez elle une certaine Pascasie, jeune Zaïroise narquoise, excisée, vivant dans un grand appartement tout blanc payé par son papounet, ministre de gouvernement. Le professeur, apparemment peu populaire, peu écouté, enseigne la littérature française et donne à lire (en VF de VO) un poème fameux de Mallarmé, consacré au « scandaleux » saphisme d’une « négresse démoniaque » et pédophile, bigre. Carburant à la scopophilie, une pensée pour le Mark Lewis à la masse, dans l’impasse, de Peeping Tom, le petit prof, par ailleurs lecteur du Nord de Céline, savoure une esquisse de fellation de la part de son élève exhibitionniste et narcissique (elle sert de modèle, des photos d’elle constellent les murs). Hélas pour le teacher, Toni la photographe (notez l’ambiguïté du prénom) fait irruption et la scène s’achève entre filles, mélange des couleurs, des situations sociales, des rôles symboliques (la blanche descendante d’esclavagiste consent à devenir une « esclave » sentimentale) en écho drolatique aux vers mallarméens (pas de « 69 » en vue, rien que le reflet du cunnilingus dans la glace courbe au-dessus). Dodo immortalise la séance et sourit des clichés pris, pleinement poli, il s’esquive et laisse les deux « femmes damnées » (à la Baudelaire, qu’il cite au plagiste) à leurs jeux de langues profonds. Auprès du papa alité, requinqué par un masseur probablement « à voile et à vapeur », Fausta veille et joue les lectrices à la Michel Deville, la couverture de L’uomo che guarda de Moravia bien en vue, « au grand dam » de ses héritières vénères.


Cette mise en abyme disparaît vite au profit d’un cigare inséré/manipulé dans son « coquillage » (marin Mallarmé), allées et venues lui conférant évidemment un goût délicieux au vieux palais cultivé, clin d’œil au citron en barque pareillement gastronomique de Vices et Caprices. Bien sûr, posté derrière l’imposte, Dodo assiste à la scène diffractée, triptyque lubrique et frustrant (pas de soulagement monnayé pour l’immobilisé) rappelant le miroir multiple de Stefania ou Silvia, puisque la belle musicienne s’y regarde et avise celui qui la regarde depuis l’immeuble d’en face, première rencontre réflexive dédoublée, déjà charnelle (sensation d’avoir déjà fait l’amour précédemment à la première rencontre réelle, dit-elle). Comme si tout cela ne suffisait pas, Brass projette La Clef dans une salle de cinéma, tandis que Silvia, en larmes, prodigue une gâterie à Dodo, qu’il insinue ses doigts entre ses fesses douces, geste(s) joint(s) à la parole, à l’unisson du monologue de Frank Finlay congédiant sa culture érotique pour l’épiphanie du corps allongé sur le ventre de la Sandrelli, moment de retrouvailles intimes et publiques dont une spectatrice aperçue ne perd pas une miette muette. Avec Fausta & Pascasie, deux femmes tournées vers la vie, l’envie, la vitalité, tout va, pas de problèmes, seulement des sourires, même quand Dodo, énervé, ulcéré, sa pâtisserie maison en vain touillée, en vient à vouloir prendre en levrette (en sodomie ?) la servante de l’antique Hippocrate gourmande et à croquer. Elle ne lui en voudra pas, magnanime elle pardonnera cette marotte en mode paternel, professeurs de père en fils, rivaux d’organes génitaux. Avec Silvia, plus rien ne va, elle part et revient, elle reste insaisissable, elle peut s’empaler au crépuscule, dans le nouvel appartement (encore une propriété du père, ancien bureau d’avocat occis), sur son mec immature, garnement de tourments, l’embrasser in fine, lui embrasser le gland et la bouche, elle lui glisse entre les mains telle une anguille callipyge, une « bouche d’ombre » à la Hugo fusionnée avec une « origine du monde » à la Courbet (pilosité assumée en curiosité à l’ère de l’épilation on line).


L’uomo che guarda évacue le contexte historique de Salon Kitty, de Caligula, de La Clé, de Senso '45, abandonne le filigrane mozartien de All Ladies Do It, délaisse le ludisme de Monella, il préserve « l’impressionnisme » du style, la rapidité du rythme, la science d’assemblage et le sens de la direction (du casting, de l’intrigue). Il se clôt sur une réconciliation, une assertion de continuation, une fin de liaison – cependant tout reste à (dé)faire, à éclaircir, pour le meilleur et le pire (le mensonge fait vivre, la vérité tue, assène à raison le cerbère sur le sable, CQFD de Così fan tutte), à reconstruire (entre elle et lui) ou à détruire (le père ne dormait que d’un œil, il décela l’expression haineuse sur la face de son fils). Dodo, au resto, s’aveugle sur le sexe de Silvia, métaphorise ce fragment charmant, incandescent, qui l’hypnotise, et le film accompagne sa tentative d’élucidation, voire de libération, vouée en tandem à l’échec. Tinto Brass filme ici une histoire incestueuse, par procuration ou en imagination (cf. le rêve de Dodo minot, avec sa mère aérienne en robe transparente et langue excitante-repoussante), une parabole obsessionnelle et plurielle (sexualités diversifiées en bord de mer, bonne sœur sexy en sus), une tragi-comédie sur l’impuissance (physique, heuristique) où il commet un caméo duel, en professeur à barbiche libidineuse et en peinture murale du final. Dodo ne veut pas ressembler à son père abhorré, trop respecté (pas si respectable, lecteur de magazines masturbatoires minables, avec Fausta en guest star, merci au petit ami), « homme à femmes » explicitement misogyne (« elles veulent être prises, pas comprises ») ; il réussit presque et ce faisant, il échoue à vivre, mélancolique leçon d’un titre doux-amer, sincère, hédoniste et triste.


L’uomo che guarda doit une grande partie de sa réussite aux interprétations de Martine Brochard (comtesse d’opérette), Cristina Garavaglia, Raffaella Offidani et Katarzyna Vasilissa, à Franco Branciaroli & Francesco Casale, aux décors de Maria Luigia Battani, à la direction de la photographie de Massimo Di Venanzo, à la musique de Riz Ortolani. Il doit surtout, sinon tout, au maestro Tinto, Brass une fois de plus signataire du scénario, de la réalisation, du montage (renfort de Fiorenza Muller). Portrait de deux hommes, de trois femmes, cartographie des corps à l’ombre de la mort (du retrait « aliéné » par l’image, de cinéma ou non), spectacle assez magistral dans sa capacité à se réfléchir, à réfléchir à sa démarche, à sonder les mécanismes d’illusion et de libido du ciné (de l’existence), ce Voyeur-ci, guère voyeuriste, ne mérite pas le déshonneur ni l’oubli. Il démontre au contraire toute l’intelligence sensuelle d’un cinéaste à chaque plan audacieux et respectueux des êtres qu’il déshabille, au propre et au figuré, il prouve que l’on peut élaborer une imagerie adulte enfin débarrassée de l’hypocrisie des épiciers, des moralistes, des cyniques à la Jacquie et Michel, piètre éducation anatomique de la génération numérique. Chez Tinto Brass, la chair n’oblitère pas le littéraire, le sexe ne minore pas les sentiments, la mise en scène du regard renvoie vers un point de contact constamment à établir, aventure sexuelle/existentielle se souvenant (et corrigeant) L’avventura d’Antonioni, lui-même explorateur de la féminité, a fortiori dans Identification d’une femme, n’en déplaise à deux ou trois féministes universitaires en toc. Pour toutes ces raisons, longtemps nous priserons, nous reviendrons volontiers à ce cinéma de la beauté, de la trivialité, de la jouissance, de la résilience, nous inviterons à découvrir-regarder cet homme-film qui nous regarde tous, en cinéphiles, en citoyens, en onanistes, en sursis – grazie, signore Brass !

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