Je peux entendre la mer : Diabolo Menthe
Se souvenir, partir, revenir, inventer l’avenir à deux, tant mieux.
Pas le plus connu ni le meilleur des
produits Ghibli, ce court téléfilm façonné à moindre coût par une équipe
juvénile possède toutefois une qualité particulière : il parvient à
identifier l’adolescence japonaise tel un « éternel été » à la Camus,
mélange harmonieux, précieux, souvent instable, de ravissement et de
mélancolie, de sentiments et de sensualité, de mer et de larmes – donc de sel
partagé. Vingt-cinq ans après leur diffusion à la TV privée nippone, ces
lycéens continuent à s’émouvoir, à émouvoir, dans une sorte de « temps
scellé » à la Tarkovski, une boucle temporelle méta qui renvoie le
spectateur cosmopolite vers son propre passé. Ce « récit des origines »
ne pouvait en vérité de subjectivité que se conter à l’imparfait, débuter
dans les airs, voyage en avion vers le territoire intérieur de la mémoire,
suspension en apesanteur propice à l’introspection, au retour des
réminiscences. Une fois en faculté, un étudiant se souvient de son béguin, se
remémore son amitié malmenée avec un « aîné », fait le point sur tout
ce qui survint à peine hier. Au terme du métrage et des images, celles de
l’esprit, celles du réel, il y voit plus clair, il traverse le quai de gare, via un simple passage souterrain, tant
pis pour Orphée, il rejoint celle qu’il aimait depuis le début, sans le lui
dire, sans se l’avouer à lui-même. Le train part mais la passagère l’attendait,
lui sourit, épiphanie « pour la vie » en boucle bouclée, corrigée,
avec l’incipit aux allures de mirage,
d’incertitude. Auparavant, Je peux entendre la mer revient en
arrière, égrène la « vie lycéenne », entre « esprit de
compétition », « esprit de corps », escapade annulée au collège
ou organisée ensuite à Hawaï, boulot de cuistot et « séminaire »
estival.
Voilà un cinéma impressionniste, une
imagerie jolie dont la justesse transcende la banalité. Voici, aussi, une
héroïne qui se fiche d’attirer la sympathie ou de provoquer la colère de ses
pairs, solidaires et jalouses. En filigrane de la chronique sentimentale se lit
une discrète apologie de la différence, de l’indépendance, d’un féminisme
inconscient, assumé, parfois payé au prix de l’instrumentalisation, de
l’humiliation. La petite fille de riches citadins divorcés part contre son
plein gré s’aérer sur la côte, l’accent local l’insupporte et elle excelle
partout, dans les classements scolaires ou sur les courts de tennis. Elle représente à sa mesure une version soft et transgenre de l’otaku, elle
s’isole des siens, ne vit pas avec sa mère ni son frère, elle se voit vite
ostracisée-enviée par ses camarades. Une fille en retrait + deux garçons l’accompagneront
néanmoins, l’un jusqu’à la capitale, histoire d’y retrouver ou surprendre son
paternel en pleine lune de miel d’après-midi. Plus tard, elle pleurera dans les
bras de son condisciple hébété, hébergé à l’hôtel, elle boira du Coca
alcoolisé, elle se fera belle pour rencontrer un ancien énamouré, à présent
insupportable, au moins à ses yeux asséchés. Rikako, Taku et Yutaka, triangle à
la Jules
et Jim rajeuni, pas radouci. On dort dans une baignoire ; on se
gifle en public ; on se donne un coup de poing dans les coulisses d’un
festival culturel ; on cesse de se parler, allez, en tout cas pour le
restant de l’année. Ainsi va la vie à Kōchi, ainsi grandissent des personnages
d’un autre âge, bientôt adultes, apaisés, réconciliés. Je peux entendre la mer
fait entendre sa petite musique nostalgique et exerce sa puissance pastel durant
des instants éphémères, presque des instantanés : une photo tombée, une
cigarette fumée, un bras levé, un maillot soulevé, une promenade ombrée, une
épingle dans les cheveux passée, miroitée, une feuille flottée.
Alors l’existence paraissait immense,
à l’unisson de l’océan, et vient soudain le moment de se séparer, de se
remémorer. Certes, personne ne confondra Tomomi Mochizuki avec Hayao Miyazaki
& Isao Takahata. Certes, Katsuya Kondō, fidèle du studio, à l’ouvrage sur
le superbe Souvenirs de Marnie, signe une animation assez mollassonne et
un character design un brin insipide,
d’après un roman à succès de la défunte Saeko Himuro, qu’il illustra, cf. la
coda du générique. Certes, le scénario de Keiko Niwa ne saurait égaler
l’argument troublant, poignant, des deux gamines précitées. Quant au thème musical
de Shigeru Nakata, il irritera peut-être par son usage abusif, répétitif. Tout
cela, on ne le niera pas, on préfèrera souligner la dimension domestique du
film, sa modestie à taille constamment humaine, a contrario des robots, des super-héros, à contre-courant de ce qui
dominait le petit écran, clin d’œil ironique inclus. Métropole et province,
individu et société, tradition et modernité : Je peux entendre
la mer joue en expert discret des oppositions, des correspondances
adolescentes et il le fait à la manière disons d’un Ozu, avec retenue. Écouter les
vagues, écouter son « vague à l’âme », écouter son cœur et celui
d’autrui, cela équivaut en outre à démontrer, parlons comme Luc Dietrich,
chiche, le « grand courage inutile » de l’amour, à captiver
l’assemblée par son coming out hétéro
de costaud molto imbibé, à regarder en fraternité un nocturne château (de
l’araignée nous souffle Kurosawa) éclairé. Il ne se passe rien d’exceptionnel
ici, il passe seulement le souffle d’une vie, ce montage aussitôt démonté par
la mort de scènes anodines, mesquines, sublimes. Film de passages, géographiques,
chronologiques, symboliques, d’états transitoires et de terres entourées par la
mer, ce titre mérite sa découverte, sa mise en valeur en mineur.
Un travelling circulaire sectionné suffit-il à faire enfin tourner
rond le monde ? Bien sûr que non, et cependant l’épilogue de Je
peux entendre la mer bruisse de promesses, de maturité, d’une humble
beauté. L’opus semblait se terminer,
il commence et se poursuit dans la cinéphilie, oui.
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