F.I.S.T. : Les Poings dans les poches


La fin, les moyens, l’Ohio, les cheminots, le combat de Balboa ou pas.


F.I.S.T. ne fonctionne pas magnifiquement et le cinéaste le savait parfaitement, cf. son « I failed » définitif. Il était une fois en Amérique sortit six ans après mais en 2018, personne ne confondra Norman Jewison & Sergio Leone, Sylvester Stallone & Robert De Niro, Bill Conti & Ennio Morricone. Biopic consacré à un vrai-faux leader syndicaliste, F.I.S.T. affiche rapidement un manichéisme hollywoodien – depuis quand la MGM abrite-t-elle de dangereux marxistes ? – qui assoupit les meilleures dispositions scopiques, tandis que l’amourette simplette, à l’arrière-plan, paraît un pur ersatz de la touchante romance de Rocky. Pourtant, le débutant Joe Eszterhas, lui-même fils d’immigrés d’Europe de l’Est à l’enfance passée dans les quartiers pauvres de Cleveland (tournage pragmatique en Iowa, pourquoi pas), savait a priori de quoi il parlait. Hélas pour lui et pour nous, Stallone & Jewison retaillent à la hache son pavé scénaristique et le réduisent à une fable faustienne bien conventionnelle, dénuée du moindre effet de surprise (tabassage déguisé vite deviné, par exemple). Heureusement pour ses finances et sa fierté, le futur auteur du déplorable Flashdance dut se consoler avec son succès dansé. Bien accueilli au box-office, F.I.S.T. s’ouvre à son tour sur un panorama industriel dépressif et l’on s’attend presque à rencontrer Jennifer Beals ou les amis métallos promis au traumatisme du Vietnam par le Cimino contemporain de Voyage au bout de l’enfer, casque sidérurgique en commun. En réalité, Johnny Kovak bosse en tant que manutentionnaire dans un entrepôt de fruits et légumes où un type à moitié infirme, parfait petit maton paternaliste et impitoyable du patron pas con (il feint de se préoccuper des conditions d’exploitation), applique un règlement inique à faire défaillir tout délégué syndical digne de ce nom.



Tu casses par accident, camarade, tu payes quand même, retenue sur salaire immédiate, et ne compte pas sur le paiement des heures supplémentaires ou la mise en place d’une couverture sociale au bon pays de l’Oncle Sam. On se doute qu’un tel contexte irrite illico l’ex-boxeur prolétaire (pléonasme) et le voici menant la lutte pour l’égalité au nom de ses collègues en retrait, derrière lui ou non. Le lendemain de son coup d’éclat fêté au bar entre mecs – la serveuse, Cassie Yates du Convoi, épousera le « frère » d’enfance –, ce Krasucki à biscottos se retrouve au chômage, dommage, tant la parole capitaliste ne vaut rien, ici et ailleurs, hier et aujourd’hui, rendons grâce au profit, please. Pas de souci, puisque Kovak (et pas Novak, un salut à Kim, reprend-il l’employeur écorchant son patronyme, choqué par son langage imagé) se retrouve embauché (payé à la commission, muni d’une bagnole) par un VRP du syndicat des camionneurs au poing levé, serré, symbole d’union manuelle des travailleurs manuels, amen. Résumons : rapidement, le candide Kovak se fait un nom, une réputation, pactise à deux reprises (voyou de catéchisme, supérieur onctueux) avec le « crime organisé » (qui n’existe pas, se permettra de plaisanter Milano, interprété par un Tony Lo Bianco impeccable, autrefois croisé dans Les Tueurs de la lune de miel, French Connection, Serpico et Meurtres sous contrôle), gravit les échelons de la réussite US, évince le boss précédent-trafiquant (Peter Boyle, sorti de Taxi Driver), se fait élire président du mouvement et finit devant une commission d’enquête fort inquiète de sa puissance envahissante, accessoirement de ses « mauvaises fréquentations ». Naguère, chez Kazan, notoire mouchard anti-communiste durant le psychodrame maccarthyste, Rod Steiger emmerdait déjà Brando ouvrier dans Sur les quais ; ici, il cause des misères à « Sly », en procureur assez antipathique, comme tous les moralisateurs, même les mieux intentionnés, risiblement raidis dans leur probité d’exécuteurs assermentés.


À la fin de F.I.S.T., Kovak perd tout. Il perd son estime de soi, il perd son pouvoir, il perd sa gloire, il perd son partenaire, Judas sous surveillance, témoin littéralement réduit au silence, il perd sa femme, introuvable dans la belle maison sépulcrale, puis il perd la vie, abattu par deux sbires en haut de son escalier sudiste, figé par un arrêt sur image plus factuel et moins iconique que le ralenti lyrique plaqué sur le meurtre de Belmondo près de son hélico en coda du Professionnel. Ainsi périssent ceux qui s’éprennent un peu trop de l’American way of life, qui vendent leur âme pour une position in fine fragile, qui incarnent le « cauchemar climatisé », en mode Henry Miller, du rêve américain guère serein. Johnny Kovak peut serrer outre-tombe la main de Tony Montana (Miami aussi) et Jewison prend soin de dissocier son destin de celui de la masse anonyme qui l’acclame au sortir du palais de justice à Washington, dialectique de l’individu et de la collectivité, des compromissions et de la « pureté », de l’opulence et de la précarité. L’ultime plan, sarcastique et « historique », cadre un cul de camion orné d’un autocollant interrogatif : « Where’s Johnny ? », clin d’œil au fameux Jimmy Hoffa dont F.I.S.T. relit sans le dire le parcours de désamour, jusqu’à sa disparition similaire, avant que Nicholson ne le matérialise à nouveau sous la houlette de son poteau DeVito. On le voit, tout ceci ne s’avère point passionnant et cependant intéresse, ne manque pas de qualités, se prête à l’interprétation. Outre bénéficier du classicisme solide de Jewison, itou observable dans la dystopie de Rollerball, le musical de Jesus Christ Superstar ou Un violon sur le toit, le marivaudage de L’Affaire Thomas Crown ou le polar de Dans la chaleur de la nuit et Le Kid de Cincinnati, le métrage permet d’apprécier le beau boulot du directeur photo László Kovács (Easy Rider, New York, New York, SOS Fantômes).



Notre DP sait diviser sa lumière à l’instar d’une histoire elle-même coupée en deux, le temps d’un panoramique de danseur en POV, passage des ans et chute après l’ascension, elle-même construite autour d’un protagoniste schizophrène, juste opposant finissant par devenir ce(lui) qu’il exécrait jadis. Toute la partie située dans les années 30 brille par sa nuit, ses clairs-obscurs, par sa rusticité, son dépouillement, remarquez l’appartement maternel de l’ouvrière Anna (transparente Melinda Dillon), alors que celle sise une trentaine d’années en aval se reconnaît par sa clarté, par ses jours blancs, par l’immeuble en verre très imposant du syndicat tout-puissant. Davantage que de syndicalisme, d’altruisme, F.I.S.T. s’entiche d’individualisme, d’arrivisme, et cette contradiction s’avérera au final fatale pour Kovak, qui se targue de représenter ses hommes, cela et rien de plus, qui essaie de retenir un Abe écœuré sur le point de « s’expatrier » en Californie, le seul auquel il peut faire confiance, le seul capable de le faire tomber. Inscrit dans la filmographie de l’acteur-scénariste, le film devient éclairant, sinon courageux, acquiert une aura particulière. En profondeur, sous la patine de la reconstitution soignée (production design de Richard Macdonald, responsable du poste sur Marathon Man, L’Exorciste 2 : L’Hérétique, The Rose + direction artistique d’Angelo P. Graham, collaborateur de Peckinpah, Coppola et Martin Brest, cherchez l’erreur), de quoi parle-t-il, que nous donne-t-il à voir qui vaille la peine (ou plutôt le plaisir) d’un article ? Film de son époque, de son pays, de sa star, F.I.S.T. évoque l’Amérique du capitalisme et du crime, esquisse une équivalence entre les deux, portraiture un descendant du citoyen Kane non plus spécialisé dans la presse mais dans la grève.


Stallone symbolise dans la « vraie vie » et dans les salles de ciné le fighting spirit de cette Amérique (du Nord), sa volonté d’arriver au sommet, de vivre mieux, heureux, de tenir les attirantes promesses de la « terre des opportunités ». Stallone, lecteur admiratif de Poe, néanmoins n’ignore pas le prix à payer pour ne plus se soucier d’argent, n’hésite pas à sonder l’obscurité des forces intérieures ou l’inanité du but atteint. Rambo corrige Rocky, en « retour du refoulé » martial, national, animal. Rocky IV fait s’affronter le confort du matamore outrageusement reaganien Creed et l’appétit de pauvre du Russe soviétique émerveillé par les paillettes suspectes que vante/chante James Brown. F.I.S.T. combine le positivisme des « pionniers » (des « immigrants » ensuite) et le défaitisme du Nouvel Hollywood, il séduit, malgré ses limites dénombrées supra, parce qu’il fait ressentir cette tension stimulante et cartographie la psyché de Stallone in situ, in vivo. Porter des cageots, emporter les foules, remporter une prude lectrice de la Bible (et amatrice de glace à la framboise), Kovak accomplit tout cela, il expérimente ce que tout le monde semble rêver de faire outre-Atlantique, devenir riche, célèbre, respecté. Puis il se rend compte, trop tard, que son empire repose sur le pire, sur la violence, sur le chantage, sur les procès bien-pensants. On trouve dans F.I.S.T. une scène clémente et malaisante, lorsque la femme d’un entrepreneur – ses salariés ne voient pas l’intérêt de se syndiquer – se fait rudoyer par deux séides (service rendu au syndicaliste) envoyés par Milano, mafieux évidemment amateur d’opéra transalpin et de restaurant italien, hein. Ils ne la violent pas, ils font peut-être pire, ils la terrorisent et l’utilisent en messagère funeste du mari (Brian Dennehy, pas encore shérif fasciste de Rambo, encaisse la politesse menaçante de Kovak).


Plus tard, dans la conclusion, Anna s’évapore purement, simplement, comme Lea (Massari) au début de L’avventura et le spectateur déducteur frissonne face à cette disparition, à ce qu’elle suggère pour la mère et ses invisibles gamins. Pareillement, Jewison filme sèchement les « violences faites aux hommes » (par eux-mêmes), en groupe ou en solo, pensons à cet instant de sauvagerie avide de sang, Kovak à peine retenu, éloigné, par Abe du casseur (de grève, voire de gréviste) qu’il malmène en miroir, qu’il manque occire dans l’ombre d’un recoin. La nuit de la ville rime avec celle de son esprit, de ses mains maculées d’avoir frappé, souillées d’avoir serré celles du Méphisto porté sur le bel canto et le risotto. L’acronyme de l’intitulé, ce FIST fermé, par ouvert, en colère, pas réellement généreux, handicapé en fauteuil exhibé pour récolter des adhésions inclus, peut alors renvoyer vers le faisceau mussolinien et le tribun gominé, blanchi (de ses magouilles) par la vie, présager le Greg Stillson de Dead Zone. Co-produit par Gene Corman (frérot de Roger), Norman Jewison et le fidèle Patrick Palmer, le drame ne possède pas la chaleur familiale et fraternelle du tout autant méconnu et vintage Paradise Alley (aka La Taverne de l’enfer, amusant renversement de traduction), idem millésimé 1978, accessoirement première réalisation sincère et drolatique, à base de catch et de salami, d’un des artistes parmi les plus estimables et mésestimés de sa génération, mais il interroge avec pertinence la persona de Stallone, ici à la fois fébrile et déterminé, convaincant et troublé, à l’image de son personnage – l’accrochage avec le sénateur Steiger démontre la précieuse sensibilité virile du comédien – et laisse entrevoir le grand film tragique, politique, « autobiographique » qu’il pouvait devenir, avec moins de paresse consensuelle et plus d’audace lucide.



« En l’état », avec ses failles et ses éclats, actuellement disponible sur une plate-forme fameuse, dans une version à la qualité de DVD non sous-titré, F.I.S.T. mérite son exhumation en ligne et l’attention du cinéphile, fan de Sly ou pas. Il y trouvera en supplément(s) un jet d’eau de proprio annonçant la douche brutale de Rambo, un bras de fer éphémère par la suite développé selon Over the Top, le mélodrame puéril (double sens) de Menahem Golan, une salle de négociations en écho à celle de Docteur Folamour et un Ken Kercheval quasiment mutique bientôt annexé par Dallas. Si un vrai cinéma social (structure et imagerie) reste à élaborer, à réinventer, à l’unisson des moyens d’action « sur le terrain » mécontent – une pensée pour les usagers très usagés du rail français, plaisanterie corporatiste sinistre snobée par un gouvernement arrogant, si ravi de bombarder la Syrie, oh oui, défonce-moi fort, fiste-moi en redresseur de torts –, si, personnellement, les mots « patronat » et « syndicat » suscitent en nous une nausée identique, si l’on préférera à tout prendre l’individu, même idiot, à la dangerosité défigurée du troupeau, la stature de Stallone et le traitement de l’argument par Jewison empêchent le film de se hausser au-dessus d’un divertissement adulte un brin encaustiqué, inanimé. L’anecdotique À nous la victoire, le mélancolique Cop Land et la dispensable série des Expendables tenteront, « avec des fortunes diverses », indeed, d’insérer « Cobra » au creux d’une dialectique démultipliée, d’amorcer un dialogue avec autrui, footballeurs de Seconde Guerre mondiale, bande de flics, mercenaires mémoriels. Ni Le Parrain ni Lucky Luciano – peut-on privilégier le Rosi au Coppola ? Oui-da –, F.I.S.T. alanguit et intrigue, déroute et titille, ce qui constitue per se un motif contradictoire, stimulant à défaut d’être renversant, de curiosité, d’envie d’aller le visiter. Rassurons les réfractaires : on s’abstiendra de leur foutre notre poing (littéraire) dans la gueule (on line), pour cette fois, en tout cas…


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