L’Enfance d’Ivan : Le Moulin des supplices


Ne pas analyser. Célébrer. Ne pas pleurer. Sourire/maudire. Transmettre ce cinéma.


Tarkovski avant Tarkovski. Déjà tout Tarkovski. La cloche de Andreï Roublev. L’eau de Solaris. La mère du Miroir. L’interzone de Stalker. La terre de Nostalghia. L’arbre du Sacrifice. Ivan rêve. Il rêve qu’il vole. Il rêve d’un lac. Il rêve de sa maman qui l’attend. Solaire, il se désaltère dans un seau lorsqu’elle frissonne soudain et regarde hors-champ. Ivan se réveille brutalement au son d’un fusil, il s’éveille dans le cauchemar réel de la Seconde Guerre mondiale. Il ne sortira pas de ce mauvais rêve, il ne s’en sortira pas vivant et le film épouse son parcours, l’abandonne parfois pour suivre un marivaudage forestier, géométrique et pictural, où les troncs des bouleaux ressemblent à des barreaux de prison verrouillant les vrais-faux tourtereaux. Un gradé tient dans ses bras serrés une aide de camp littéralement suspendue au-dessus du vide, d’une tranchée, rime au vol liminaire et cristallisation singulière de l’ensemble du métrage, récit halluciné, hallucinatoire. Dès son premier film, Tarkovski parvient à créer son propre espace-temps, à plonger le personnage et le spectateur dedans, dans le cerveau et le point de vue d’un éclaireur éclairé, éclairant. L’Enfance d’Ivan ne se visionne pas, ne s’apprécie pas en surplomb de mélodrame martial, enfantin, édifiant. L’Enfance d’Ivan s’expérimente, il ensorcelle ou hypnotise en prière, en calvaire. Bien sûr, on ne peut que penser à Requiem pour un massacre, le traumatisme de Klimov comme une réponse « pornographique », impitoyable, à la tendresse et à la douceur de Ivan. Elem filme le Mal trivial, son reflet dans le regard sidéré, sidérant, d’un gosse aux allures de vieillard, reprend par conséquent l’effet du bouclier contre Méduse. Persée doit observer une image dans le miroir de son arme, qui le protège doublement.



Ivan ne possède pas cette protection, il s’agit, depuis le début, d’un protagoniste détruit, dont l’unique moyen d’évasion (il fuit, il ne cesse de fuir, internat ou pas) réside dans l’esprit, la mémoire, l’idéalisation. Pourquoi la première apparition de sa mère bouleverse-t-elle autant ? Pourquoi le plan de cette femme souriante, en robe estivale, qui essuie la sueur de son front, donne aussitôt envie de l’aimer, de la préserver ? Parce qu’elle s’élève au niveau d’une épiphanie, parce que l’on devine un danger sur le point de l’anéantir et l’utopie mentale d’Ivan avec. Regarder un film équivaut à regarder la mort, la sienne, celle de celles que l’on aime, que l’on échoue à sauver. Ivan et sa maman regardent au fond d’un puits, ils fixent en plein jour une étoile qu’eux seuls peuvent voir (car pour l’astre, la lie s’assimile à la nuit). Redécouvrir en 2018 et en ligne dans une impeccable copie ce film majeur et magnifique d’Andreï Tarkovski revient à les imiter, à contempler une lumière sans pareille, sans égale, nichée au creux d’un entonnoir utérin. Traversée des ténèbres et des eaux, pont entre les sensations, les émotions, les générations, L’Enfance d’Ivan réinvente l’enfance du cinéma, donne l’impression d’assister à quelque chose de neuf, de terriblement précieux, les yeux enfin lavés des innombrables insanités de l’audiovisuel mainstream. Le « courant principal » auquel il s’abreuve, ce fleuve sensoriel, mémoriel, factuel, fantasmatique, emporte tout sur son passage mais son élan s’apparente à une caresse, à un chuchotement. Tarkovski ose tout, même trouer sa toile enchantée, désespérée, avec des images d’actualité de chancellerie hitlérienne en ruines, des cadavres empoisonnés de la famille de Goebbels, lui-même cramé à sa demande, d’un pendu à proximité de son uniforme, de son épouse, de ses descendants devenus gisants sanglants.



Alors la rêverie devient snuff movie, alors l’apesanteur se teinte de terreur. En 1962, la Russie et le reste de la planète pouvaient sans doute encaisser ça, rappelez-vous des corps atroces inclus par Welles dans Le Criminel dès 1946, mise en abyme refusée par une Loretta Young se protégeant en vain de ses mains. « L’écran démoniaque », parlons à la manière de Lotte Eisner, le cinéma le redoute, souvent l’évite, il préfère pratiquer le divertissement navrant, décérébrant, il décide de regarder ailleurs, de consoler, d’assoupir, de nous éviter le pire. Tarkovski s’y confronte, il le fait à sa façon, il filme deux Soviétiques immobiles sur une rive, en marinière, un écriteau sardonique de bienvenue autour du cou étranglé. Voici ce que font les nazis à leurs ennemis, voilà comment ils les pendent, épouvantables et pacifiés épouvantails marins. Dans cet univers fusionnel, qui délimite les frontières pour mieux les diluer, qui associe la clarté des fusées éclairantes et l’obscurité des marécages funestes (à la Sans retour), une seconde femme se remarque. Elle se prénomme Macha, elle arbore une coupe de cheveux de son époque, elle flirte gentiment avec un supérieur lui reprochant l’état du linge, l’incitant à rentrer chez elle. Et cependant elle marche en automate, elle souffre d’amnésie, elle ne se souvient plus, ou trop tard, de son amoureux universitaire à lunettes. Dans L’Enfance d’Ivan, l’amour n’existe plus, pas le temps de s’aimer, à peine celui de s’étreindre dans les bois ou de porter dans ses bras, pietà militaire, un gamin lavé, purifié, aux épis auréolés d’angelot ensommeillé, deux moments proprement poignants. Dans Andreï Roublev, une coda d’icônes rédime les hommes abandonnés de Dieu, détournés de Lui dans leur historique furie.



Dans Ivan, un dernier rêve réunit l’enfant et la mère, rajoute d’autres bambins, accompagne en travellings latéraux à la Truffaut, cf. le final des Quatre Cents Coups, idem maritime, une gamine, sa sœur, son amoureuse, qui sait, in fine distancée par le petit héros, qui tend sa main vers le soleil, vers un arbre mort à contre-jour, avant que le noir de l’écorce puis de l’écran, du néant, ne vienne envahir sa conscience et donc le film. On ne se retrouve pas devant une fin heureuse, sirupeuse, un dernier rappel consensuel à propos d’un marmot dont on vient d’apprendre que les robots du Reich le fusillèrent parmi mille autres, dossier administratif + photographie à l’appui. Une telle « résurrection » ne saurait advenir qu’ici, dans le cinéma en suspension d’Andreï Tarkovski, mélange des temporalités, des psychés, royaume de l’intériorité enraciné à la précise, poétique et suprême matérialité du réel (père poète + études de géologie = biographie importante et anecdotique). La filmographie de Tarkovski, au-delà de son caractère national, existentiel, pluriel, cartographie une ontologie, une idiosyncrasie qui nous évoquent le continuum quantique, en bon littéraire réfractaire. Tout peut arriver, rien ne survient. Tout frémit, rien ne meurt. Tout se lit en symbole et rien ne cède sa présence. Être visionnaire, cela ne signifie pas jouer au démiurge de studio, à s’enfermer dans une autarcie jolie, à la Fellini ou à la Lucas, pas toujours, en tout cas. Être visionnaire à la Tarkovski, cela signifie donner à voir, entendre et ressentir la réalité dans sa durée, dans son espace, dans sa richesse vertigineuse et peut-être affreuse, dans son expressivité démultipliée, profondeur de champ comprise. Seul Andreï pouvait s’attacher à ce point au son d’un coucou, d’une goutte d’eau, du marteau d’un pic-vert.



Seul Andreï pouvait témoigner d’une réalité préexistante au cinéma, sublimée, immortalisée par lui, peu importe si le cinéphile se sent porté vers l’immanence ou la transcendance. Religieux, le cinéma de Tarkovski ? Disons autant que celui de Miyazaki, Le Voyage de Chihiro baignant dans un animisme adolescent similaire à celui de L’Enfance d’Ivan. « Autre temps, autres mœurs » : le minot grandi trop vite, orphelin recueilli, sinon instrumentalisé, par des partisans, des soldats, entouré de « figures paternelles », de possibles « adoptants », ne reviendra pas de son aventure intérieure et son pays des merveilles à lui en convie par le récit ou l’invisible les horreurs contextuelles, pérennes. Ainsi Ivan rencontre-t-il un vieil homme qui l’interroge sur sa solitude, sa raison aussi enfuie que les quatre cloisons et le toit de sa maison, porte pathétique en option. Ainsi voit-il en songe des chevaux grignotant des pommes au « premier matin du monde », sur une plage eschatologique en écho-présage à celle de l’ultime plan de La Planète des singes. La caméra très mobile de Tarkovski suit l’itinéraire d’un être immobile en mouvement, d’un petit alité enterré, promis à l’humus humide. Ivan se projette le « film-réalité » de son enfance saccagée, il revoit la dépouille de sa mère près du puits, éclaboussée au ralenti par le souffle graphique du bombardement absent. Ivan se projette dans ses souvenirs à la Camus afin de fuir le pire et le spectateur reproduit le processus, à la fois dans l’instant et dans l’éternel, ici et ailleurs, dans son corps condamné à mourir et dans son esprit capable de lui faire envisager la notion d’immortalité. Film tragique et cosmique, L’Enfance d’Ivan procède du poème, du chant funéraire et stellaire, du manifeste formel et sensuel.



Il adresse des clins d’œil à Dovjenko & Dürer, il mentionne Tolstoï et un camp d’extermination, il conjugue innocence et violence, il (dé)montre admirablement, uniquement avec les moyens du cinéma, que la maltraitance adulte s’inscrit dans la chair de l’enfance, que cette figuration littérale corrompt au plus profond (une pensée pour Allemagne année zéro), qu’elle enfante la rage froide et le désir de vengeance, qu’elle rend aveugle à la signification et à l’environnement d’une gravure apocalyptique bien trop en résonance avec un quotidien éprouvé, avéré, attesté par une poignée de lignes murales terribles et enragées, en contre-point de hurlements éprouvants de damnés, tant pis pour le portrait anonymé de Goethe en antidote. La guerre détruit l’idée de beauté, le cinéma de Tarkovski la rebâtit. La torture abolit la culture, L’Enfance d’Ivan lui confère un visage, une trame, un envoûtement lucide, émancipé de toutes les médiocres motivations propagandistes dépitées par le résultat aristocratique. Andreï adapte une nouvelle en partie autobiographique de Vladimir Bogomolov, dirige sa compagne Irma Raush, qui incarne la maman d’Ivan, impressionnant Nikolaï Bourliaïev, ensuite fondeur de cloche pour Andreï Roublev, s’entoure du fidèle Vadim Ioussov à la direction de la photographie et de sa moitié Inna Zelentsova au son, sans lesquels le film différerait beaucoup, parions-le. Tarkovski, malgré ses réserves réflexives d’artiste exigeant, « débutant », s’attire l’admiration de Sartre, Bergman, Kieślowski, Paradjanov, récolte des prix à Frisco et Venise. Ceci, à vrai dire, représente peu.

Ce qui compte, plutôt ? Une toile d’araignée introductive-édénique chipée à La Nuit du chasseur. L’ivresse d’Ivan, semblable à la nôtre face au film. Les fantômes de l’Histoire et les spectres de nos histoires. Une colline de macchabées en contre-plongée inspirée de l’épilogue du Septième Sceau. Une crypte d’église aménagée en QG. Un herbier métamorphosé en carte stratégique sur fond de bottes anxiogènes. Un coq immaculé au milieu du désastre. Un tunnel en surface et en travelling arrière emprunté aux Sentiers de la gloire. Une croix de guingois, une brume dissipée, un soleil revenu avec des pépiements d’oiseaux. Une glace ovale, pas celle de Tinto Brass, certes. Un camion onirique sous des branches polarisées. Un avion allemand fiché dans le sable. Une barque de nocher. Un officier à la face couverte de cicatrices. La tête d’Ivan assassiné roulant comme celle de Henry dans Eraserhead. Un salut maternel. Une plage ludique-mélancolique à la Sonatine et la partition impressionniste de Viatcheslav Ovtchinnikov. Une course. Des rires. Du lyrisme. Le monde. L’enfance. La mort. Le cinéma. L’écriture. La vie. Et Andreï Tarkovski à l’infini, oui.

Commentaires

  1. “La culture de masse nous empêche de nous tourner vers les questions fondamentales de l'existence et de nous assumer en tant qu'êtres spirituels.”
    “Le poète est un homme qui a l'imagination et la psychologie d'un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu'il peut en avoir. Autrement dit, il ne décrit pas le monde, il le découvre.”
    Le temps scellé
    “La liaison et la logique poétique au cinéma, voilà ce qui m'intéresse. Et n'est-ce pas ce qui convient le mieux au cinéma, de tous les arts celui qui a la plus grande capacité de vérité et de poésie?”
    Le temps scellé Andreï Tarkovski
    comme ce remarquable billet témoigne avec délicatesse et émotion de
    votre "amour pour le cinéma du Réalisateur, Scénariste, Acteur russe
    Andreï Tarkovski"!

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    Réponses
    1. Merci pour ces citations remplies de juste raison...
      J'aime aussi les limbes selon Tarkovski :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/10/stalker-les-randonneurs.html

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