Crainquebille : Le Marchand des quatre saisons


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jacques Feyder.


La justice est sociale. Il n’y a que de mauvais esprits pour la vouloir humaine et sensible.

Anatole France, L’Affaire Crainquebille

Feyder, fidèle, s’affranchit de France, avant Mérimée ou Zola. Feyder débauche un comédien du Français, Maurice de Féraudy. Feyder embauche le juvénile Jean Forest, vu dans Visages d’enfants à venir, loué par qui vous savez. Notez que le personnage de La Souris n’existe pas à l’intérieur du texte matriciel, amer, disponible en ligne avec ou dépourvu des illustrations évocatrices de Steinlen. La nouvelle se verra de nouveau portée au cinéma durant les années 30 puis 50, la décennie 40 sans doute trop occupée par l’Occupation et la ligne supposée apolitique de la Continental pour s’occuper d’injustice judiciaire et de misère sociale. Le cinéaste sort des sables romanesques de L’Atlantide, d’une vingtaine de courts métrages et d’une dizaine de rôles, notamment pour Méliès ou Feuillade. Il file un coup de main pour les décors au polyvalent Manuel Orazy, production designer et affichiste sur la transposition du bouquin de Pierre Benoit. Il s’entoure en outre de Léonce-Henri Burel, grand directeur de la photographie du muet, du parlant, lui-même épaulé par Maurice Forster, plus tard participant au Grand Jeu. La restauration de 2005, due à Éric Lange de Lobster Film, la société de Serge Bromberg, comprend une plaisante partition d’Antonio Coppola, spécialiste du registre disons de niche depuis cinquante ans. Presque cent ans après sa sortie, le film demeure pertinent et présent. On ne s’étendra pas ici sur une institution cramée sur les chaises électriques d’Amérique, enterrée à Outreau, relookée à coup de « comparution immédiate » et tellement clémente, de tout temps, avec les puissants, y compris les anciens présidents énervés, énervants. On préférera souligner que dans son Crainquebille à lui, Jacky associe Le Kid de Chaplin, distribué un an auparavant, et Le Sang du châtiment de Friedkin, « libéré » en 1987.

Peut-être pour la première fois au cinéma, la salle d’audience devient un espace mental, sensoriel, vertige oblige, une scène intime où les personnages grandissent et rapetissent à la Lewis d’Alice selon leur statut, leur position, leur motivation. Le « film de procès », avec ou sans un soupçon de Kafka, cela se résume souvent à peu, cela revient à faire de la TV, du spectacle au carré, à rassurer les bourgeois et les citoyens sur le bien-fondé des auditions, des intentions, des sentences, amen et Christ pictural inclus chez l’écrivain taquin. Notre cinéaste se contente d’un buste de Marianne animé par un émule anachronique de Ray Harryhausen mais il n’en pense pas moins, mais il donne à penser sur un fonctionnement dangereusement expéditif de dilettantes indifférents. L’ironie d’un séjour confortable entre quatre murs ne dure, car le protagoniste de malentendu, d’absurdité généralisée, doit affronter fissa « l’opinion publique », dirait Charlie, l’opprobre des porteuses de robe, vendeuse en dette de chaussure bleue ou maquerelle énamourée des légumes d’un autre charretier concurrent. France, pas d’offense, plutôt connivence amusée, magnanime, de votre insulaire littéraire, fait de sa némésis en uniforme un Corse du Monte Cinto ; Feyder, en reprise de la déshumanisation numérique, réduit l’accusateur à un simple et stupide numéro, n’en déplaise à Patrick McGoohan, pur pion déplacé sur son échiquier télévisé. Au début du vingtième siècle, la malédiction de ruminants ruminait une guerre franco-prussienne encore récente ; en 1922, elle occasionne un jeu de mots/billet pour le cachot. Jacques Feyder entremêle saynètes documentaires et subjectivité du vieillard désargenté, disposé sur la pente raide de la déchéance, de la déshérence et d’un suicide liquide à la James Stewart chez Capra.


Crainquebille, conte précurseur de La vie est belle ? Pourquoi pas, en plus modeste et plus sec, en moins lacrymal et choral. Ici, un « gosse des rues » sauve le clodo en accéléré, au « vin mauvais », l’éloigne du pont fatal, sorte de remerciements et de réponse au secours du marchand point fassbinderien, quoique, jadis intervenu lors d’un cas de « maltraitance animale » par des poulbots lourdauds. Bien avant Truffaut, Feyder sait filmer l’enfance et faire dialoguer les générations, par exemple pendant un épilogue superbe, poignant, bouclant la boucle nocturne-diurne du Paris qui s’éveille puis s’endort. Film aéré, film incarcéré, Crainquebille ne romantise pas la misère et l’invention-intervention de l’ange gardien à chienchien ne constitue en aucun cas une concession cynique. Le réalisateur cosmopolite prisait les mélodrames heureux et cet éloquent opus muet ne nous démentira pas. Passé de mode, quasiment aboli, le cinéma de Feyder révèle sa grandeur avec une discrétion qui l’honore, le rend vivant alors que tant de « gens d’images » actuels méritent ou croupissent dans le « grand sommeil » de Chandler & Hawks. On trouve ainsi dans Crainquebille un plan assez bouleversant, celui du remarquable Féraudy pris de trois quarts, dans un bar, en train de regarder dehors une foule à laquelle il n’appartient plus. Le premier connard venu filmerait la scène et les traits de près, pour émouvoir, pour donner à voir, pour nous en donner pour notre argent, à nous tous bien à l’abri dans notre cinéphilie jolie, dans notre bien-pensance servile, dans notre pathos sélectif, on renvoie ou pas vers le misérable La Loi du marché ou les « canneries » des indécents Dardenne. Feyder reste à distance, ne pratique pas la « pornographie des sentiments », un salut à Isabelle Adjani meurtrie par le tournage de Possession, parvient à immortaliser la détresse de l’instant.

Le reste de sa carrière à redécouvrir peut comporter des titres anecdotiques, ce moment les rachète et les absout par avance. En soixante-seize minutes millimétrées, chronométrées, il brasse les classes et les témoignages, la famille et la famine, l’individu et la société, les rêves et les projets, le médecin et les magistrats, le sirop sur ordonnance et le don doublé d’une amende. Le marxisme, Feyder s’en fiche, nous aussi ; la lucidité, on essaie, il disposait de la sienne, celle d’un artiste, pas d’un tribun, d’un « insoumis », d’un « engagé » à dégager. Crainquebille reprend la trame originale parfois de façon littérale et néanmoins en fait autre chose, du cinéma, voilà, pas de la littérature filmée, pas du matériau parasitaire à régaler l’universitaire entiché de Michel Ciment ou des études textuelles dites génétiques, certainement pas un message œcuménique pour missels d’humanistes. L’œuvre existe, elle préexiste à tout et même à son auteur, à son CV, à ses sources : elle fonctionne comme un organisme autarcique et politique à chaque fois ranimé, sinon dégoupillé, par la lecture, la projection/le visionnage, l’écoute. Victime d’un abus de pouvoir commis par un dur d’oreille, un entêté assermenté armé de son carnet de concierge, de petit flic fatidique, très français, la France de Vichy, du Corbeau, des putains tondues par des résistants tardifs, de la soupape d’extrême droite, des profils numériques de matamores remplis de réponses ad hoc, de « solutions finales » remises à jour, de lynchage on line, Crainquebille cristallise un esprit – de personnage, de romancier, de cinéaste – rétif au manichéisme. Le prisonnier express devient à son tour un type qui insulte, qui traite Madame Laure de « dessalée », euphémisme pour « traînée », pour remplacer les termes plus explicites du texte.


La victoire des vaincus consiste à vous contaminer, à vous rendre semblable à eux, aussi sale en paroles et en pensées, en vies et en films. Le déclassé en vient même à gifler un gosse moqueur, quelle erreur. Juste et esthétique, Feyder ne succombe pas au moralisme, il démont(r)e un mécanisme, il parvient à capturer la beauté de la chute, à captiver le spectateur adulte. L’ultime policier, âgé, clément, testé à tort pour un nouvel hébergement étatique, rend son humanité à la profession et à l’espèce, idem de La Souris exhortant « papa » à vivre, impératif modéré par Paul Valéry, ensuite repris par Miyazaki dans le funèbre Le vent se lève, titre à la Ken Loach, of course, puisque « Tout s’harmonise » en mode Stephen King. À l’orée du repas à trois, canidé invité, Féraudy nous regarde droit dans les yeux et ceci nous interroge, nous interpelle, touche à quelque chose d’essentiel, ici et ailleurs, en 2018 ou demain. Film de naufrage et de sauvetage, Crainquebille s’achève sur la silhouette à gauche du cadre de la tour Eiffel, sur le reflet multiplié des lampadaires sur la Seine, visuelle manière de dire, de faire ressentir, que dans l’Hexagone et au-delà, l’on ne plie pas, que l’on reste droit, que la vie continue à couler avec ou sans Apollinaire sous les ponts des destinées, des délaissés, des sans voix, des « sans dents », des anonymes à peine représentés par un avatar en papier ou en pellicule. La colère froide de France rejoint donc la résilience chaleureuse, pas onctueuse, de Feyder et le film, en sus d’être un modèle d’adaptation émancipée, brille sur la rétine en appel solidaire, d’une absolue sincérité, d’une permanence intemporelle.

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